dimanche 10 novembre 2013

Panorama d'une folle ; Patrick (3)

Elle arrive comme tous les matins, étrange, brumeuse et aérienne. Je l’avoue, elle est complètement bizarre cette jeune fille. Elle n’a pas l’air à l’aise dans la vie mais elle se bat comme un tigre (l’image m’est venue comme ça, aussi paradoxal que cela paraisse, puisqu’elle si évaporée et douce, disons-le). Elle résiste, je sens bien que le monde est une terrible adversité quotidienne. Elle hésite durant des minutes entières avant de partir se soulager aux toilettes. Elle vérifie que tous les collègues sommes là, que personne ne pourra la voir ni l’entendre là-bas. Et sans que nous ne nous soyons échangés quoi que ce soit, nous sommes tous attentifs à la laisser filer toute seule au petit coin. Je sais pertinemment que nous nous imaginons tous des scénarii alambiqués. Moi je reviens sur l’idée des vomissements, elle est toujours très pâle quand elle rentre de son pèlerinage. Elle tient à peine sur ses jambes, ça tangue sévèrement.
            Moi je suis un homme d’une révoltante banalité. Jamais un mot plus haut que l’autre, jamais aucun ton qui monte, jamais de vagues. Je n’ai pas toujours été comme ça. Ca bougeait davantage à l’intérieur avant le grand naufrage. A force d’entrer dans le moule, les remous ont été égalisés et c’est l’immense mer d’huile du matin au soir.
Jusqu’au moment de rêver. Et là, c’est le festival. Très souvent, je rêve d’Anna la Rouge.
Elle est toujours en rouge la nuit.
Elle fait des cabrioles.
Parfois même, c’est moi qui l’entraîne.
Je suis une rock star
Un travesti
Un roi de la danse
Rebelle sans fin.
Elle virevolte sous mes doigts de magicien.
Elle se laisse prendre et façonner.
J’en deviens d’autant plus habile.
Transi de plaisir.
De confiance.
Des ailes me poussent.
Et je m’envole.
Je ne suis plus seul.
Elle est là
Anna la Rouge avec moi,
Celui qu’elle a choisi.
Puis, je me réveille. Je suis obligée de reprendre pied. Je suis sage et docile. J’ouvre grand les yeux, sans regret puisque la vie est ainsi faite et que je m’y soumets. Parfois, en repensant à mes rêves de la nuit, de toutes les nuits, j’imagine qu’il y a un super-héros qui sommeille en moi. Que je laisse pourrir sans vergogne. Je m’en veux un moment. Et puis, je me rends vite compte que je ne suis pas ce héros. Enfin, mon grand ! Sois raisonnable ; où vas-tu chercher toues ces fadaises ? Ca n’est pas sérieux ! Or, je suis sérieux, profondément et ontologiquement sérieux.
            La plupart des gens sont ennuyés par les sérieux comme moi. Je le suis le premier. Mais Anna est différente. Un jour, nous avons eu une conversation, si tant est que l’on puisse avoir une conversation avec cette jeune femme, à ce sujet. Je vais m’essayer à vous la retranscrire le plus fidèlement possible :
-       Bonjour Anna.
(J’attends toujours qu’elle me réponde, elle n’est pas toujours là. Qui plus est, elle est très soucieuse de parler tour à tour de manière rigoureuse.)
-       Bonjour Patrick.
-       Comment allez-vous Anna ?
-       Bien merci et vous-même Patrick ?
(Jamais entendu ce  « vous-même » autre part que dans sa bouche, celle des politiciens et des personnes âgées)
-       Bien merci.
(Après un début ainsi prometteur car réglé comme du papier à musique, Anna se détend un peu. Je la laisse continuer pour conserver l’alternance stricte. Je me demande si cela ne sert pas aussi mon besoin de clarté également.)
-       Avez-vous entendu la nouvelle ce matin ?
-       Peut-être, mais dites laquelle.
-       L’enlèvement qui a eu lieu hier.
-       Non, j’ai dû rater cette information ce matin. Qu’en est-il ?
-       Une fratrie de trois mioches a été enlevée cru…cur…crument à son domicile, avant-hier dans l’après-midi alors que les vieux s’étaient absentés. L’aîné des moches ayant 13 ans, il pouvait garder ses frère et ssssss…toeur à son habitude. Seulement, une personne mal intentionnée, psychopathe de mes fesses oui, s’est faufilée à l’intérieur de la maison ni vu ni connu et usupépépépé les chéris. On n’a aucune nouvelle d’eux jusqu’à présent, aucun témoin ne s’est présenté au commissariat des keufs. J’ai vu la maman en tutu qui interprétait la danse macabre. Ca avait l’air de brûler dans la marmite de la dadame.
-       Encore une histoire terrible, Anna.
-       En effet, terrrrrrrible.
(Je sais qu’elle aime quand je réponds cela. C’est souvent elle d’ailleurs qui me l’a dit en premier. Je ne fais que reprendre son expression. Mais elle ne s’en aperçoit pas. Je crois qu’elle est agréablement surprise que je trouve le mot juste.)
-       Vous me tiendrez au courant de la suite des événements n’est-ce-pas ?
-       Bien entendu Patrick. Il y a aussi un nouvel essai sur Rousseau publié cette semaine.
-       Il y en a toutes les semaines dites-moi !
(Je sais que cette exclamation ne la choquera pas. Elle y est habituée. Je ne me serais pas risqué à une autre, en revanche.)
-       Eh oui, c’est ça qui est formidable !
Elle sourit, enchantée par sa trouvaille, énième et inutile étude approfondie de l’œuvre de Rousseau, ou plutôt du passage de la page 331 à la page 332 de l’édition de 2012 chez je ne sais quel éditeur qui m’est parfaitement inconnu (que j’ai immédiatement oublié, sciemment) de L’Emile.
-       Vous l’avez commandé hier déjà ?
-       Non, pas encore, je n’ai pas pris le temps hier soir, il y avait cette émission que j’aime tant, vous savez bien ?
-       Oui tout à fait.
-       Une fois qu’elle est terminée, je me couche tout de suite. Sinon, je ne peux plus dormir avant 4h du matin.
(C’était la première fois qu’elle me parlait de son sommeil. Non la dernière. Je prends la balle au bond.)
-       Vous avez des problèmes de sommeil ?
-       Oui oui.
-      
-       Oui oui.
-       D '’accord.
-       Depuis que je suis jeune. Je ne dors pas facilement.
-       D’accord.
-       Et vous-même Patrick, qu’en est-il de votre côté ?
-       Euh, c’est-à-dire de mon sommeil ?
-       Oui oui.
-       Comme vous, ce n’est pas toujours facile mais je connais les méthodes qui fonctionnent désormais.
-       Oui oui c’est bien.
-      
-      
-       Bonne journée Anna
-       Bien, bonne journée Patrick.
(Nos bureaux se font face et nous nous croisons au minimum vingt-cinq fois par jour.)
Elle me sourit à nouveau.
Je suis la seule personne à qui elle sourie, du moins dans ce cadre formel du travail. J’avoue en être assez fier. Je sens bien que lorsque nous échangeons tous les deux, nos collègues lèvent le nez tout affaire cessante, et tentent de percevoir une bribe de conversation. Peine perdue, paix à leur âme. Je m’efforce de ne rien ébruiter de ce que je prononce et Anna s’exprime avec une délicatesse étrange et sourde qui la rend inaudible à quiconque ne se tient pas à ses côtés.
Je reviens à mon bureau en traversant le couloir. Fier comme un paon. J’ai gagné la confiance d’Anna, au moins au titre de collègue. Et nous savons tous pertinemment que c’est la plus insurmontable épreuve de notre milieu professionnel. Moi qui suis le plus souvent regardé de haut. On ne m’apprécie pas tellement ni par ici ni par là-bas. Ce n’est pas un objectif pour moi d’ailleurs. Enfin, je ne suis pas mécontent d’être admiré. C’est fort confortable, ma foi  C’est vrai qu’on en ressort tout chaud et douillet. Je m’assieds dans mon fauteuil et je le trouve plus agréable que d’habitude ; tout me semble moins compliqué. Pas nécessairement moins ennuyeux. Je me suis surpris une ou deux fois, peut-être un peu plus, à sourire bêtement, de contentement, à respirer à pleins poumons, plus libre. J’ai croisé mon regard dans le miroir et j’ai vite mis fin à ce manège. Au fond, tout cela est naturel. Je le sais bien. Mais c’est inacceptable pour moi. Je dois être impeccable et sérieux. Je ne peux pas me comporter ainsi. Je sais aussi que les autres seraient plus à l’aise si j’étais plus souriant. Mais ce n’est pas de mon ressort, pas pour moi, pas possible.
Anna n’exige rien de plus de moi. Je me sens intéressant comme je suis avec elle. Et je n’ai jamais expérimenté cela. Elle me repose. Elle excite, met en émoi, émulsionne tous les autres par ses bizarreries probablement, son décalage. Moi, elle m’apaise. Evidemment je ne l’ai dit à personne. On me prendrait pour un dingue, on me croirait comme elle sans doute. Et finakement, cela est-il si grave ? Je veux bien appartenir à sa caste, même si c’est celle des réprouvés, intouchables, contagieux.

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