dimanche 10 novembre 2013

Panorama d'une folle ; Clémentine en colère (6)

Et en jour de colère, le premier venu accuse les coups :
« Toi qui te permets de juger ma vie et ma famille, de conclure sur ce que je ressens, gare à tes fesses ! elle les aime, non mais on aura tout vu. Elle aime les folles ? elle aime se faire du mal ? elle aime une vie pourrie ? elle aime voir ses proches se déliter dans leurs délires ? perdre leur existence à lutter contre des choses qui n’existent pas ? elle aime y perdre la sienne aussi ? sentir trop souvent qu’elle glisse avec les trois allumées ? qu’elle doit pourtant, elle en a le devoir, se battre pour demeurer rationnelle ? Elle aime ça ? elle aime voir tous ses amis se liquéfier de terreur et devenir silencieux puis disparaître souvent pour toujours ? elle aime la solitude exclue ? elle aime ne plus savoir ce que c’est que d’avoir envie de toucher son ange, l’homme de sa vie, celui qu’elle a aimé plus que tout au monde ? elle aime cette défraîcheur ? cette petite mort de l’âme, insidieuse et sans vergogne ? elle aime ne plus toruver plaisir que dans la nourriture, comme un animal ? et finir comme une répugnante obèse quittée par son aimé, haïe par ses enfants, soutenue par ses chats ? elle aime entendre « tu nous as pas protégée d’elle ! » ? « tu n’as rien fait pour que les choses s’arrangent » ? « tu ne m’as jamais aimée, je suis le vilain canard » ? même pas capable d’aligner deux mots d’une expression correcte, cette gamine, elle aime ça ? elle aime se dire qu’elle aurait mieux fait de pas les accoucher ces enfants-là pour pas risquer ? elle aime se dire qu’elle le savait, qu’elle porte en elle ces gènes maudits ? elle aime en arriver à croire qu’elle est la mère de toutes ces femmes, elle aime qu’on se retourne toute son enfance sur cette gamine bizarre que rien ne distingue clairement et qui attise une perverse curiosité ? elle aime se balader avec son monstre de foire ? elle aime voir les gens se méfier qunad elles arrivent, mère ou sœur ou fille et elle ? elle aime séparer ses enfants et enfermer Anna dans sa cage de folle ? elle aime soigner les morsures fraternelles quotidiennes ? elle aime voir sa fille cannibale zoophile? elle aime hurler jusqu’à s’éteindre la voix pour ne pas réussir à calmer sa haine et sa rage ? elle aime devenir aussi folle que les furies qui l’étouffent jour et nuit ? elle aime cette polyphonie de loups garous tous les soirs, même la lune à moitié morte, qu’elle dirigera bientôt ? elle aime ce silence de mort qui suit le désastreux spectacle et l’angoisse de la fenêtre pour elle et pour les autres ? elle aime se dire que ni elle ni les autres ne sont humaines, que toutes auraient mieux fait de ne pas exister ? elle aime ne rien saisir, voir tout glisser de ses mains huileuses impuissantes ? elle aime penser et repenser, sans une seconde de souffle, que c’est souvent elle la plus dingue ? que ça aurait été tellement mieux qu’elle hallucine aussi, qu’elle ait un ami bleu qui lui parle de Dieu ?
Et je m’effondre en pleurs, en plein milieu d’une soirée entre amis dont je me réjouissais depuis des semaines. J’avais tout prévu : oublier le téléphone, bannir les soucis des conversations, qu’au cours de ces quelques heures de répit, personne ne  demande de nouvelles des Trois Mégères Ecarlates, qu’on me laisse en paix. Je suis en sursis. Mais comme toujours, c’est au moment où tout pourrait être plus calme que le cœur et les nerfs lâchent, quand on se sait bien choyée. Après des mois de trapéziste. Des mois, des heures, des minutes. J’en perds la notion du jour et de la nuit. Des mois de harcèlement, Anna, Alba, la mère Anita. Quelle idée d’avoir prénommée cette enfant Anna ? Je n’ai compris qu’après. Le jour où à trois mois, le bébé s’est ramolli dans mes bras, a cessé de sourire brutalement, pour ne plus jamais être entier. Yeux qui rient, bouche qui pleure. Lèvres en joie, œil en chasse. Une joue en colère, l’autre blanche linge. Une oreille qui ronfle et l’autre qui s’écrie, au moindre frôlement. Un monstre est né alors. Un monstre, ma fille, mon amour, tant attendue, tant espérée, pour tout recommencer à zéro. Pour tout reconstruire en solide. Trois mois d’émerveillement devant ma réussite. La résurrection des femmes de cette famille. La fin de la malédiction, la chaîne rompue et brûlée.
Je l’ai nommée Anna.
Le mari insistant, dénigrant le choix si évident pour moi. Sans explications autres qu’un dégoût frappé de mutisme. Et moi implacable, on l’appellera comme ça, c’est parfait pour ma fille. Il a ouvert la bouche. Il a su que je le quitterais s’il disait un seul mot sur les Deux Ecarlates. Il a scellé ses lèvres, rempli de désespoir. C’est pour ça que le jour, où je l’ai convoqué, pour lui annoncer que l’enfant était la digne représentante de sa lignée toquée, il m’a prise dans ses bras, serré de toutes ses forces. Il savait bien avant qu’elle ne serait sans appel la troisième Ecarlate. Et même, j’ai compris là pourquoi en ce 28 décembre, je venais d’accoucher, en voyant apparaître un bébé aux cheveux orange, il a été pris d’un fou rire inextinguible, qui sentait le malheur.
            Tout resurgit, le film rembobine et déroule à nouveau.
            C’est un jour de colère.


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