jeudi 14 novembre 2013

Panorama d'une folle ; Anna faussaire (8)

Aujourd’hui ; voilà mon anniversaire.
C’est très étrange comme jour.
Anniversaire.
Si on le répète beaucoup beaucoup vite vite, anniversaire anniversaire, annivrersaire, annivrersaire, anévrissaire, anniviscères, Anne et vipère, Anna faussaire.
Bref, cela pourrait durer des jours ce jeu-là. Ce n’est pas franchement drôle puisque j’en arrive à l’éternelle conclusion : je suis une usurpatrice. Je vole l’art de vivre de mes concitoyens. Je suis une immense ignorante. Incapable. Je ne comprends pas les règles, je comprends bien les phrases, majuscule au point, les virgules, je lis très correctement d’ailleurs. On me fait souvent remarquer que je suis très correcte. Ce qui est extrêmement incompréhensible puisque je ne comprends rien aux règles. Les gens ne sont pas francs, ils chuchotent derrière les placards, je le sais bien. Ne pas me prendre pour une buse.
Je disais que j’étais une usurpatrice. Je vole l’art de vivre de mes concitoyens. Bien sûr, j’ai bien vu qu’on me regardait de travers dans la rue, au travail, la famille. Depuis des années, j’ai pris le pli de faire le plus possible comme les autres. Ce n’est pas facile. Les gens agissent bizarrement. Si je les interroge, ils me prennent pour une folle. Et ça me met dans une rage. Je leur en ferais gicler les yeux et le cœur. Ca saute d’un coup dans ma poitrine. Je n’y vois plus grand-chose, du blanc du noir, le paysage en sépia. Ca doit être les yeux injectés de sang qui colorent ma vue. J’ai l’habitude. Et je sais que c’est mauvais signe, pas tellement pour moi. Surtout pour les autres. Moi, je ne me souviens plus de ce qui s’est passé en général. J’oublie tout. Mais maman m’a dit de ne jamais recommencer, à chaque fois. Alors quand ça vacille et que je vois sépia, je pense au doigt tendu sur moi maudissant de Maman et je ferme les yeux et je m’écroule, assise par terre. Et je regarde rien et je ne bouge plus. Les gens sont effrayés il paraît. Ils disent que je suis immobile comme une morte aveugle. Même ceux qui m’ont déjà vue comme ça, ils ne s’habituent pas. Et ils en parlent pendant des jours. Après pendant des semaines, ils sont étranges, prudents peut-être avec moi. Je ne les comprends pas. Je sais qu’ils pensent que je suis bizarre. J’en pense la même chose. On voit midi à quatorze heures. J’essaye bien de faire abstraction mais j’ai du mal à ne pas imaginer qu’ils vont me punir. Quand je faisais cela, Maman partait pleurer pendant 1h13 dans sa chambre. Elle ressortait toute pâle. C’était Papa qui prenait le relais. Un petit rituel. On me disait, on me dit toujours qu’on ne se tient pas comme ça. Qui est on ? Cette question est toujours sans réponse. Maman souffle quand je la lui pose. Je sais qu’elle va souffler ou du moins, je sens que ça ne va pas lui plaire mais je ne peux pas m’en empêcher. Ca me démange. Je commence à me gratouiller et puis ça sort. On on on. Je ne comprends pas et je veux comprendre. Ils font des secrets. Il y a des choses que je ne dois pas savoir. Je dis que je ne suis plus une enfant et qu’il est temps de m’expliquer. Ca finit en général en catastrophe. Maman me dit d’arrêter mes questions sans réponse. Ce à quoi je lui rétorque que c’est elle qui refuse de me donner une réponse. Elle se transforme en cocotte minute, je n’ose pas la toucher, je pourrais me brûler. Et puis elle beugle comme une vache. Grosse vache en chaleur va ! Je ne le dis pas tout haut mais ça me traverse l’esprit, souvent systématiquement. Ca doit se voir dans mes yeux ou alors Maman active son pouvoir de clairvoyance. Elle l’avoue qu’elle est clairvoyante. Pas besoin de me le préciser, cela dit, puisqu’elle a les yeux bleus. Je me doute bien. Je ne suis pas idiote. Pas comme tout le monde. Tout le monde n’est pas comme moi non plus remarquez. Bref, il y a un moment où je ne sais plus trop qui est qui, et encore moins qui est on ! Ca m’agace cette énigme quand même. Papa est prêt à m’expliquer. On en a parlé des heures un jour. C’était vraiment intéressant. Mais je ne me souviens de rien. Quand Papa me parle, j’oublie tout. Il parle le vide. Je l’aime bien mon père. Ca n’a rien à voir. Je l’entends aussi. Mais ça ne se fixe pas. J’ai une idée depuis quelque temps : je pense que mon père et moi n’avons pas la même marque de neurones, marque enfin vous voyez ce que je veux dire, pas la même fabrication. Les siens et les miens ne s’empalent pas. On est parallèle. Alors, je ne lui dis rien de tout ça. Ca lui ferait mal au cœur. Il est déjà fragile de la tension. J’en fais déjà beaucoup, Maman me dit ça. Je prête attention au Papounet. Parce que oui, lui il croit que ça veut dire que je l’écoute pas et tout un tas de choses que je ne ressens pas du tout. J’ai surpris une conversation avec Maman un soir. Mais je l’aime vraiment bien cet homme-là. Ce n’est pas le problème. Je ne dis rien parce que les gens tout de suite élaborent des théories fumeuses. Mon père ne fume pas, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit. Mais il fume des théories. Je ne sais pas si ça se dit. En tout cas, je trouve les gens un peu paranoïaques. Ils me rétorquent une expression du genre « c’est l’hôpital qui se fait la charité ». Je trouve ça bien vulgaire mais tout le monde trouve ça parfait comme expression. D’autant plus que je ne saisis pas le rapport avec moi. Je connais l’hôpital. A part ça, je ne suis pas.
            Je disais que j’étais une usurpatrice. Je vole l’art de vivre de mes concitoyens. Après ce que je viens de dire, Papa Maman etc., je dois avouer que c’est à eux les premiers que j’ai volé leur art de vivre. Du coup, c’est très sobre leur décoration à la maison. Chez moi aussi c’est vrai mais je suis partie de rien. Les gens, sauf Tata et Grand-Mère, ils naissent avec un petit bout d’art de vivre dans le ventre qui pousse qui pousse. Moi je n’ai jamais senti cette petite chose en moi. Ca m’a handicapée. Mais ça m’aurait aussi rendue folle d’être habitée par une plante ou quelque chose qui grandit en moi. Les gens ont l’air de trouver ça normal, même bien. Tata et moi on a eu une conversation un jour à ce sujet. On disait toutes les deux la même chose. Qu’on avait l’impression que les gens nous voyaient vidée, amputée d’un organe. D’ailleurs c’est étonnant qu’ils disposent tous du don de clairvoyance. Maman oui, Tata le sait aussi, mais tous les autres. C’est sans doute la rumeur. Les gens vont vite. Il devrait y avoir une déontologie des clairvoyants, un peu de secret. On n’en est pas là. Et nous, Tata et moi on se sent intègres au contraire. On a bien rigolé en tout cas toutes les deux. C’est une chouette tata. Il faudrait qu’elle se coiffe, c’est tout ce que je lui reproche.
            Tous ça pour revenir à mon anniversaire. Penser à réviser pour l’occasion.

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