lundi 18 novembre 2013

Embauche (11)


J’y repense souvent à ce jour où je l’ai embauchée Anna.
Elle est arrivée 22 minutes en avance. Je ne savais pas encore que c’était un principe de vie. 22 minutes d’avance, ou 20, 18 les mauvais jours. Toujours les minutes par paire. Et jamais moins de 18. je crois l’avoir entendu en parler avec son collègue, un certain Patrick du service informatique lui aussi. J’étais bien surpris. En même temps, pas. Les barrières du monde ne sont plus les mêmes avec Anna. Au lieu d’être une ronde, rythmée et symétrique comme les hommes aiment à le penser, cela devient un polygone biscornu, un polygnome peut être. Ca lui va bien à Anna cette idée polygnome. Un truc qui déjà n’est pas bien normal et qui l’est encore moins, comme si elle voulait que tout soit surtout bien anormal.
Ce fameux jour donc, elle s’est présentée à la secrétaire : nom, prénom, date de naissance, numéro de Sécurité Sociale, RIB à la main. La secrétaire était interloquée et s’est figée. Elle n’a rien dit, elle s’est simplement tournée vers la porte de mon bureau, pleine de l’espoir de me voir intervenir. J’étais en entretien téléphonique mais j’ai observé toute la scène. J’ai vu Pauline continuer de fixer la porte, on aurait dit qu’elle voulait actionner la poignée à distance. Je n’ai pas compris tout de suite pourquoi elle était si inquiète. C’est une femme organisée et cartésienne. L’émotion n’a que très de place dans son existence. Là, elle s'est effondrée comme une vieille chiffe molle et elle a appelé papa en silence. J'étais stupéfait. Je n'en ai rien laissé paraître ensuite lorsque je suis sorti.
Heureusement parce que j'aurais affiché un petit air suffisant. Je suis le chef et j'aime ça, je suis un homme et j'aime cette force, parfois, je m'octroie un petit plaisir en opposant un air de supériorité tranquille. Je ne suis certainement pas quelqu'un de tranquille ; c'est mon péché mignon, mon petit air de supériorité tranquille. Et je peux redevenir attentif et avenant après cette piqure de rappel. 
Mais ce jour-là, j'ai déchanté. Je n'avais pas prévu la séance pour tout de suite. Bien m'en prit. Je me retrouvai face à une gamine d'un mètre même pas soixante, aux cheveux orangés, pas loin de magrichonne, les joues creuses, les yeux plus flamboyants que les tresses bizarrement relevées sur sa tête. Un mélange de paysanne alsacienne à la coiffure en forme de bretzel et d'une jeune parisienne moderne un peu déjantée. Les tatouages n'étaient bien entendu pas visibles mais je les fantasmais dès cette première rencontre. A des endroits douloureux probablement, pour mettre à l'épreuve sa chair nécessiteuse. Autant dire que d'emblée, j'ai été assailli par des images bizarres. 
Elle s'est à nouveau présentée à moi, en gaminette qui a appris son poème de Verlaine sans rien y comprendre mais consciencieusement. Incroyable cette impression que quelqu'un est étranger à son propre nom. Je n'ai pas souri, pris par un kaléidoscope désordonné, pas le temps de sourire. Elle n'a pas souri non plus, cela ne fait apparemment pas partie de ses attributions. Et depuis, jamais, avec moi du moins. Je l'ai aperçue une fois avec Patrick. C'était un sourire pire que le mal. Le Patrick n'a pas eu l'air de s'effrayer mais moi, ça m'a fait froid dans le dos. Un sourire où il n'y a aucune joie. Je ne crois pas qu'Anna ait ça en magasin de toute façon, même derrière les derniers rayons. Comme sa présentation d'automate, un sourire indigeste, ingurgité parce qu'il faut, et rendu au moment adéquat. Donc, elle me tend la main pour la serrer, comme il se doit. Avec un dégoût palpable. Je lui en aurais presque fait grâce. Mais pas de faveurs et je sentais qu'elle aurait aussi pu mal le prendre. Allez comprendre ! J'ai fait un passage éclair dans sa main, elle a été surprise à son tour. Et manifestement soulagée. Drôle de bout de femme ! Je suis entré dans le bureau... Je donne tous ces détails très précis, c'est Anna et son corps qui veulent ça. Chaque geste prend sens ou perd sens, je ne sais plus, je ne sais toujours pas, avec elle.  Je reprends : je suis entré dans le bureau en premier, elle attendait ostensiblement que je passe d'abord. Je voulais la faire passer avant moi mais elle est restée fichée dans le sol tellement solidement ! Je n'aurais pas pu l'en déloger, je le savais. Autoritaire sans un mot. Un vrai tyran cette minuscule rouquine. Elle me suit dans le bureau, vérifiant que mon intention est toujours et l'y accueillir et aussi, je pense, que je me suis retourné et que je lui fais à nouveau face. Elle elle me regarde fort dans les yeux lorsque je lui tiens la porte, me tiens à ma place et peut enfin s'introduire dans la pièce. Je elle avance juste quelques pas pour se retrouver à ma hauteur, pas davantage. Elle s'arrête et attend que je referme la porte et la précède encore pour les trois pas qui la séparent du bureau. C'est elle qui mène cette danse. Je suis conduit là où elle le décide. Nous nous asseyons enfin. Un peu de confort enfin retrouvé en ce qui me concerne. Pour elle, il n'en est pas question. Elle s'assoit sur l'extrême bord de la chaise. Je n'en dis rien. Je sens qu'il ne faut surtout rien en dire. 
Alors, commence véritablement l'entretien. Je pose les questions, elle y répond précisément, argument après argument, s'il y en a. Sans rien rajouter, sans jamais dire je. Encore aujourd'hui,hui, j'ignore comment elle a réussi ce tour de force. Mais cela semblait tout à fait fluide pour elle, ce on et ces il. 
Pendant trente minutes, elle n'a pas bouger de son siège. Elle s'est un peu agitée au bout de 22 minutes, j'ai regardé ma montre. Ce n'est qu'après coup que j'ai fait le lien. Et puis, l'immobilité parfaite jusqu'à la fin. On aurait dit qu'elle jouait à la statue. Elle aurait gagner contre le champion du monde. 
Très vite, j'ai été fasciné. J'en ai conclu qu'il me la fallait dans mes employés. Elle semblait compétente, elle avait les références requises malgré un trou inexpliqué dans le CV qui a laissé laissé place à un implacable silence. Elle a serré les lèvres, quand j'ai posé la question. Cela m'a encore davantage intrigué. Surtout, elle mettrait un peu et piment dans cette équipe sinistre du service informatique. Et elle ne se laisserait pas impressionner par une horde d'ours mal léchés. Elle ne l'était pas mieux. 
La fin de l'entretien a donné lieu à un nouveau ballet, en bonne et due forme. Elle n'a pas remercié. Un au revoir, pas même poli. Comme le reste, un au revoir bien rangé quand on se quitte, comme maman a dit. 

Quand j'ai besoin de me changer les idées, j'observe Anna et je n'y comprends rien. Je prends l'air.

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