Au quotidien, dans l’accompagnement des personnes déficientes intellectuelles, nous rencontrons une difficulté récurrente. Je m’explique. Face à un adulte présentant une déficience intellectuelle, je me propose de partager ma capcité d’élaboration et de travailler avec lui sur une réflexion. En réalité, n’est-ce pas tout simplement mon psychisme armé de mes fantasmes propres que je projette sur lui ? Et alors où se situe donc son espace psychique propre et sa liberté d’expression dans toute sa singularité ? Certes, des éléments théoriques et des fonctionnements communs me soutiennent afin de prendre du recul et tenter de m’adapter au mieux au psychisme qui me fait face. Mais restent tous ces mécanismes dont je demeure inconsciente, évidemment et dont par définition, j’ignore qu’ils ont cours.
Cela constitue donc une double violence : l’intrusion trop loin dans un psychisme qui n’est pas mien et le plaquage de fonctionnement et d’idées qui ne conviennent pas au patient et qui m’appartiennent. J’ai mis du temps avant de poser des questions ou proposer des liens voire des interprétations de peur de suggérer et d’imposer mes vues, d’introduire des fantasmes sans intérêt pour le patient. Mon inquiétude d’être intrusive sur le moment a été trop prégnante pour que j’y pense alors, ceci dit, nous savons qu’un fantasme qui ne résonne pas avec une dynamique psychique en place ne sera pas pris en compte par l’interlocuteur. Il ne s’agit pas d’inséminer rien qu’en les formulant des fantasmes et des constructions psychologiques. Cela ne fonctionne évidemment pas ainsi. Il n’en demeure pas moins que j’ai été freinée par cette peur.
Cette dernière se justifie particulièrement avec des patients déficients. En effet, quelle est leur capacité de résister à des suggestions ? On sait combien ils sont, pour la plupart d’entre eux dans une attitude de faire plaisir et de collage à l’intellect des professionnels, la prudence est donc de mise. Qui plus est, ils n’ont souvent pas du tout l’habitude de s’exprimer par eux-mêmes, en leur nom, encore davantage quand il s’agit de patients sourds pour lesquels la communication a été entravée dans de nombreux milieux (familial, social, scolaire). En tant que professionnelle, les patients m’attribuent souvent ce statut de détentrice du savoir et le travail est long avant de faire entendre que nous ne sommes pas sur un mode logique et rationnel dans nos entretiens mais sur un mode émotionnel. Mode émotionnel qui diffère selon les individus et qu’eux seuls peuvent mettre au jour. Ils me prêtent le plus souvent le savoir de leur vie intérieure, me demandent si ce qu’ils disent est vrai ou faux, si je vais apposer mon veto ou approuver avec un 20/20. C’est aussi pour cette raison que j’ai été si longtemps réticente à faire des propositions d’interprétations. Et j’ai aussi attendu que soit intégrée l’idée de leurs compétences propres à exprimer leurs émotions et fantasmes etc. Peine perdue pour la plupart d’entre eux. J’ai finalement opté pour des questions directes et parfois sans amorce réellement émotionnelle affective dans le discours du patient. Je me suis souvent sentie illégitime dans ces interrogations. Puis au fur et à mesure, voyant que les patients n’en étaient ni gênés ni heurtés, j’ai poursuivi sur cet axe pratique. En effet, des réponses à mes questions et suggestions sur la vie affective s’avéraient parfois difficiles à donner mais l’impulsion d’une réflexion était donnée. Malheureusement, la réponse que j’obtenais ne me satisfaisait souvent pas, non pas parce qu’elle ne correspondait pas à mes attentes mais bien parce qu’elle correspondait souvent trop à mes attentes. La pâte du patient ne m’apparaissait pas souvent.
Il s’avère qu’au fil des semaines, l’impulsion n’a pas changé de camp, si je puis dire. Les patients n’ont pas intériorisé cette méthode d’interrogation de leur vécu, faute de compétences intellectuelles ? faute de compétences psychiques pour certains, pas pour tous ? faute d’éducation en ce sens depuis toujours et donc de construction cognitive dans ce champ-là ? faute de désir ? faute d’efforts ? faute d’appréhension des bénéfices à y trouver ? faute de capacités de projection ? faute d’espoir tout simplement ? faute de représentations d’une autre vie, d’un autre réel ?
Au vu du nombre de questions, il est évident que je ne connais pas la réponse à cet écueil dans l’évolution du travail psychique (ce qui n’induit pas nécessairement un écueil dans l’évolution psychique elle-même).
Venons-en donc à l’épuisement psychique qui en résulte pour moi professionnelle du psychisme face à cette passivité, ce terme étant utilisé sans jugement aucun. En effet, ce travail redoublé et peu nourri de fantasmes et de narrations venant du patient me confronte à une grande solitude. Je suis apte et armée pour la gérer. Mais la difficulté reste de supporter autant d’efforts dans la durée sans attendre davantage d’évolution. J’en arrive donc à l’étape du silence où est mis face à sa passivité. Cette violence masquée sans doute nécessaire n’a pas été plus effective concernant la prise de conscience ou le ressenti d’une nécessité d’être initiateur dans le cadre d’un suivi à long terme avec un psychologue.
Les questions perdurent et se sont complexifiées avec le temps.
Ce que j’ai ressenti dès le départ comme une intrusion dans le psychisme des patients qui ne m’ouvraient pas d’eux-mêmes les portes de leur imaginaire, rêves, vie émotionnelle ou autre voie d’accès, je me demande aujourd’hui si ce n’est pas également un risque d’abandon et de toutes les angoisses qu’il va activer (souvent réactiver) qui se joue là. Je m’explique : en effet, les patients ont le plus souvent envie, le désir est fort, qu’il se passe quelque chose de différent dans la relation que nous instaurons. C’est en tout cas notre impression. C’est d’ailleurs souvent le cas mais nous n’aboutissons pas malgré tout à une compréhension des douleurs et des joies, même simple, ou en-deçà à une expression de sentiments, d’affects… L’interrogation surgit donc : quel est notre rôle à nous psychologues ? S’immiscer dans le psychisme des patients sans leur permission, sans leur conscience pleine et y semer des idées qui fleuriront ou pas ? ou laisser, au nom de la liberté d’expression due à chacun, déficient intellectuel ou non, le patient dans un vide total d’élaboration ? Quel est le plus brutal ? le plus respectueux de l’individu et de sa liberté d’expression ?
Parce qu’en effet se pose aussi le problème de la relation encore floue du défaut d’élaboration et de la vulnérabilité. L ’institution et plus largement la société a un objectif de protection des plus fragiles, le terme aujourd’hui usité est « vulnérables ». Mais ces patients déficients intellectuels sont-ils vulnérables du fait de leur incompréhension de leur environnement ou du fait du manque d’élaboration ? Si la réponse à cette question était la seconde, il serait de mon devoir de pourvoir à ce manque et de le pallier. Ceci, en donnant des pistes même suggestives d’élaboration à ces adultes.
Cela vaudra la peine de poser la question à certains d’entre eux et d’entendre les réponses qu’ils feront. Encore une fois, en ne suggérant pas les réponses, nous en revenons au début de ce texte. Le cycle sans fin de la question éthique du psychologue
Une petite digression dans cette réflexion éthique, à propos de la vulnérabilité. Nombre d’entre ces adultes sont influençables. Mais première remarque, une restriction : pas tous. Certains savent exprimer leurs désirs et leur opposition quand il est nécessaire pour eux. Deuxième remarque : n’a-t-on pas décidé d’emblée qu’ils étaient vulnérables ? Peut-être notamment pour les protéger et refouler nos tendances agressives voire destructrices à leur égard. C’est un moyen des plus efficaces pour sublimer nos pulsions trop brutales à leur encontre. Sait-on s’ils peuvent être autres que vulnérables ? Leur avons-nous laissé la place pour être solides ? Puisque c’est pour nous un lien automatique de cause à effet : déficience intellectuelle-vulnérabilité. Là encore, je pose la question de savoir d’où tire-t-on la conclusion de la vulnérabilité ? Est-il besoin de comprendre tous les tenants et aboutissants d’une réalité pour s’affirmer avec tempérament et assurance ?
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Peut-être n’est-ce que le désir d’être en situation de communication individuelle et entière avec un psychologue qui anime ces adultes déficients intellectuels. Peut-être, mais pas pour tous, je crois. La plupart investissent différemment ce lieu. Pour certains, ils présentent des attitudes et des comportements singuliers, jamais observés dans leur quotidien. Pour d’autres, c’est l’expression d’une satisfaction à venir aux entretiens et à maintenir ce lien duel qui semble particulier à tous mais sans que cela soit palpable et surtout pas pour moi qui ne constate pas d’évolution.
Peut-être que le fin mot de l’histoire pour ces patients déficients, c’est d’avoir été entendu dans leur demande de bénéficier d’entretiens psychologiques, de voir que cette écoute ne s’épuise pas (on ne parle pas du professionnel n’est-ce-pas !) et qu’elle est empreinte de respect pour la personne et pour le discours qu’elle amène.
Il serait sage de s’en tenir là, ou résigné, ce qui n’est pas si éloigné finalement. Il y a sans doute un deuil à faire, pas absolu, si tant est qu’un deuil soit possiblement absolu. Je maintiens qu’une autre attente pourrait surgir ou est déjà présente enfouie et inexprimée/inexprimable, qu’elle est à cultiver dès le plus jeune âge.
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