-Mais,
Papa, tu n'as pas de petite sœur !
-Si,
bien sûr que si j'ai une petite sœur. Je ne sais pas si je l'ai
encore. J'en ai eu une. Tu ne la connais pas. Tu ne la verras sans
doute jamais. Tu vas comprendre... J'ai toujours vu les frères
épargner leur sœur. C'était comme ça. On avait beau se battre à
la maison, enfants, s'insulter en chuchotant, adolescents, une fois
dehors, l'ordre des choses était tout autre. Elles étaient sous
notre regard. J'ai couvé ma petite sœur, aussi longtemps, aussi
fort que je le pouvais. Elle, Pitayak, je savais qu'elle comptait sur
moi. Elle attendait toujours mon regard pour s'éloigner, pour être
sûre. Pour ne pas être seule. Nous n'en parlions jamais. Elle
parlait très peu. Elle me faisait une entière confiance. Et à moi
et à moi seul. Je l'ai su très tôt. Sans motif apparent. J'ai
pourtant cherché sans relâche pendant des années ce qui me faisait
penser ça. Je n'en disais rien et j'avais peine à le penser car je
me sentais usurper une place de parent qui n'était pas la mienne.
Mais il n'en allait pas autrement et je devais en avoir un minimum
conscience pour pouvoir mener ma mission à bien. C'est sans doute le
premier et le plus grand devoir qu'il m'ait été donné d'accomplir.
Je ne sais pas où elle est, je ne sais pas ce qu'elle fait. Je ne
peux plus la regarder. Encore moins la protéger. Pourtant, chaque
jour que Dieu fait, chaque jour, je la préserve des dangers, par la
pensée, une pensée folle ou magique, qui voyagerait jusqu'à elle,
là où je ne sais pas qu'elle est. Chaque jour, elle est l'une de
mes premières pensées. Je m'endors en priant pour elle. Je prie
parce que ; que pourrais-je faire d'autre ? De quel autre
arme disposé-je ? Je ne suis qu'un humain démuni, face à
cette absence, sans mains, sans même pieds pour avancer vers elle.
Je ne suis qu'une absence moi aussi. On n'est absent qu'à deux. Je
suis un fantôme qui ne peux plus que prier aussi loin que son esprit
le mène. Je ne m'y suis pas résolu, tu m'entends bien. Je n'accepte
rien de tout cela. On n'accepte pas de perdre plus fragile que soi.
On ne l'accepte jamais.
Pesait
sur mes épaules une lourde charge. Je n'ai jamais vraiment essayé
de m'en défaire. Elle me donnait corps à moi aussi. Quelque chose
pour quoi me battre et non contre, en impuissant, comme je l'étais
contre mon père. Il tait le pharaon omniscient, intouchable, sacré.
Il était froid et dangereux. Je le haïssais. Et ma mère l'adorait.
Tout le monde lui vouait une véritable adoration. Stupide, moutonne.
Nous, les trois mioches, savions à qui nous avions à faire. Juste
un fou mégalomane et paranoïaque dont il fallait esquiver les coups
bas, ou plus hauts. Elle ne pouvait évidemment pas lui faire
confiance. Et ma mère ne lui montrait pas plus de considération que
cela. Bien plus à moi qu'à Pitayak qu'elle a toujours tenue à
distance, comme une malade contagieuse. Pas de manière évidente,
pas avec dégoût. Avec hauteur. Là encore, je me suis torturé
l'âme pour comprendre ce qui se passait. Je n'en savais pas assez
pour comprendre leur rivalité. Cette immonde rivalité d'une mère
et d'une fille, d'une mère jalouse de sa petite fille, pas même
encore pubère, jalouse à crever de son enfant dernier né, sa
deuxième fille, sans doute présent promis au pharaon qu'elle-même
ne désirait pas. Elle était la fille de son père. Pas celle de sa
mère. Mais personne ne faisait confiance à notre père. Personne.
Un instinct animal qui dictait à chacun de se contenter de l'admirer
et d'être courtois. Surtout pas de l'aimer ou de s'en approcher.
Jamais ne s'approcher des flammes.
Il
ne lui restait que notre sœur et moi. Autant dire seulement moi,
l'autre ayant hérité de l'insupportable tempérament de notre père.
Moi, à qui, par défaut, elle ne pouvait que faire confiance.
Et
bien que j'aie mis du temps à l'admettre, elle, à qui , par défaut,
je ne pouvais que faire confiance.
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