vendredi 27 octobre 2017

Grand-père papa

C'était un homme aussi grave et brisé que sa voix. Il parlait comme il était. Il s'était étrangement senti libéré sans en dire quoi que ce soit bien évidemment, après son cancer. Il avait l'air plus serein, comme si la maladie était venue l'exprimer malgré toutes ses barricades. Il continuait d'être cet homme aux yeux bleus enfoncés dans le visage, disparaissant derrière sa douleur, régulièrement. Quand il s'assombrissait, ses yeux tournaient au marine, pétrole, cela dépendait des saisons. Il n'en disait jamais rien. Question d'époque. Question de pudeur. Saloperie de pudeur ! Il nous regardait toujours avec une bienveillance torturée. Je savais qu'il avait vécu et je croyais que je ne saurais jamais. Je m'étais fait une raison. Je me contentais de le rendre aussi fier de moi que je le pouvais. De lui donner autant de baume au cœur qu'un enfant peut pour son parent. Et combien il le peut en effet ! Peut-être malheureusement. Mais c'est aussi grâce à ça que mon père s'est adressé à moi pour raconter cette histoire et transmettre le trésor familial empoisonné. Il le disait empoisonné. Je ne l'ai toujours trouvé que magique, apaisant les interrogations. Oui rouvrant des blessures, mais pas les miennes, même si tout comme toi je les porte. Lui, rouvrait une plaie encore sanguinolente, encore vive et pour toujours. Pourtant, il était apparemment, mis à part les yeux que la plupart des gens ne regardent pas, joyeux et drôle. Un humour pince sans rire, des clins d’œil aux enfants et l'élégant amuseur des soirées. Il «était très aimé et il faisait tout pour. Il voulait plaire. Je le soupçonne de ne pas avoir supporté ne pas être aimé. Il essayait toujours de rallier les exclus, d'ignorer les conflits, sans être idiot pour autant mais en intimant aux gens d'être ensemble et conciliant. Une sorte de nécessité interne que les gens se rapprochent, quitte pour sa part à s'épuiser en bonne humeur. Tout le monde disait qu'il était formidable, qu'il était increvable. Mais ils ne savaient pas qu'il payait cher son rôle d'amuseur philanthrope. Il s'épuisait mais il ne pouvait pas agir autrement. Ma mère lui avait dit plus d'une fois de se ménager mais il avait beau admettre qu'il en avait besoin, il prenait toujours cette place inhumainement énergivore de berger saltimbanque. Ma mère l'aimait aussi pour cela, elle ne pouvait décemment pas lui en vouloir mais elle s'inquiétait. Le cancer est arrivé et ne l'a pas surprise. Bref. Il était cet homme-là pour le monde. Pour Maman et moi, les autres je ne sais pas, je crois qu'ils comptaient sur lui comme sur un père solide et presque infaillible, ne cherchaient pas plus loin ; au moins pour nous, sans aucun doute, il était aussi l'homme à terre, qui demeure sur ses deux pieds mais dont les yeux disent que la mort le hante, la violence et la mort. Cela ne faisait pas peur, cela tordait les boyaux. Je le regardais dans ces moments-là, compatissant, et il me souriait doucement, entendant mais ne s'emparant pas de mon désir de fils de le sauver. Il nous protégeait coûte que coûte de ce qui l'habitait. J'en enrageais mais je sais aujourd'hui combien je lui dois d'avoir su nous préserver. Le père qu'il n'avait jamais eu.

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