Ma
sœur,
Tu
n'as pas de nouvelles de notre père depuis quelques mois. Il n'est
pas mort. Pas encore. Je ne suis pas plus tendre que toi à son
égard. Je n'ai plus aucun respect désormais au vu de ce que tu me
racontes. Je suppose que tu n'as pas lu les autres réponses que je
t'ai faites, comme tu me l'avais bien signifié pour la première. Ce
n'est pas grave. L'important est que tu lises celle-ci. Il n'est pas
mort. Et oui, tu as vu juste, tout à fait juste. Je l'étriperais de
mes propres mains si cela m'était possible. Je me retiens depuis des
années de ne pas lui cracher au visage. Peut-être ne m'en
empêcherai-je plus désormais. Sans doute cela ne m'appartiendrai-je
plus la prochaine fois que je le verrai. Et peu m'importe son état
de santé. Pour ce qui est de l'abattre, il me le faut debout, érigé,
se croyant homme, précisément. Dans tout ce que cela implique. Tu
as raison, je ne me saurais sans doute pas me contenir et ne pas
laisser éclater toute ma haine. J'étais en colère jusqu'à
présent, je prenais du recul pour ne pas penser à lui, pour ne pas
être moi aussi, car j'ai ce sentiment tout comme toi, à moindre
échelle certainement, d'être encore après plusieurs décennies une
de ses poupées qu'il manipule à sa guise. Il me croit moi aussi
fidèle à sa cause, puisqu'il voit ainsi le monde, en Loyaux et
Déloyaux, sauf toi, il est vrai qui échappe à cette dichotomie
simpliste, et dont je comprends maintenant que tu trônes au-dessus
de cette pyramide à deux jambes que nous formons tous pour lui, sous
toi, la première, l'unique. J'avais fini d'essayer d'élucider le
mystère et mes intuitions. J'en avais fini avec lui. Une fois de
temps e temps, tout comme toi, un moment de sacrifice, de vive voix
en ce qui me concerne, parce qu'on me pense meilleur fils, meilleur
homme que tu n'es fille. On pense ce qu'on veut, tu l'as dit
toi-même. Je ne peux que partager ta vue. Les gens ignorent, nous
ignorons tous ce qui se passe dans le cœur des familles, les
miracles et les guerres, tous invisibles autant qu'ils sont.
J'ai
tout à l'heure fait allusion à l'état de santé de notre père. Ce
n'était pas un possible. Il est depuis trois mois hospitalisé. Ce
qui s'est passé n'est pas clair. Mère parle, bien entendu, d'un
accident, même si le vieux alité, les langues commencent à
bavarder, enfin, tardives et lâches mais mieux que rien. Je n'ai pas
réussi à savoir véritablement ce qui s'était passé. Mère ment,
les médecins se retranchent derrière le secret médical car Père
leur a ordonné de ne rien révéler sur les circonstances de
l'accident. « L'accident ». Toujours est-il qu'il ne peut
pour l'instant plus bouger. Il a été retrouvé au pied d'un pont,
passé par-dessus la balustrade, vol plané, mal réceptionné. Il
était saoul dit-on. Cela pourrait bien être vrai. L'on connaît
l'animal... Mais il aurait sauté, chuchotent certains. Il aurait été
poussé selon moi mais personne ne le dit. Personne n'ose imaginer
qu'on touche à ce grand homme, oh non Mon Dieu ! Je pense qu'il
a suscité trop d'admiration, de vénération donc de haine dans sa
longue, trop longue existence, pour ne pas en sortir indemne. Je ne
soupçonne personne. Je n'ai pas d'idée sur la question. Je sais
seulement, et je t'en fais part par bienveillance, n'y vois rien
d'autre, que cela s'est passé le jour même de ton anniversaire et
que je ne crois pas que cela soit un hasard. Les gens, toujours eux,
en profitent pour t'accabler. Je ne saisis décidément pas leur
tournure d'esprit. Tu serais plutôt à plaindre. Mais quand on a
décidé du sens de la marche, on pense selon ce sens et les œillères
protègent les bons petits chevaux bien dressés. Le jour de ton
anniversaire ma sœur chérie. Je ne veux pas te torturer avec cela
mais je crois vraiment qu'il y a là-dessous quelque chose à
entendre. Et je n'y parviens pas. Tout prend une autre couleur
maintenant que tu m'as dévoilé ton secret et son abomination. Mais
je veux savoir exactement ce qu'est ce soi-disant accident auquel je
ne cois pas une seconde. Je chercherai, je le harcèlerai, je
frapperai à toutes les portes s'il le faut pour savoir, pour
comprendre. Je n'ai plus peur de rien. Je n'ai plus peur de lui. Il
ne gagnera pas cette fois-ci. Je te le promets ma petite sœur
adorée. Il ne gagnera pas. Il n'en pas le droit.
Ton
frère qui t'aime
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