jeudi 12 octobre 2017

Lettre 10

Ma sœur,

Tu n'as pas de nouvelles de notre père depuis quelques mois. Il n'est pas mort. Pas encore. Je ne suis pas plus tendre que toi à son égard. Je n'ai plus aucun respect désormais au vu de ce que tu me racontes. Je suppose que tu n'as pas lu les autres réponses que je t'ai faites, comme tu me l'avais bien signifié pour la première. Ce n'est pas grave. L'important est que tu lises celle-ci. Il n'est pas mort. Et oui, tu as vu juste, tout à fait juste. Je l'étriperais de mes propres mains si cela m'était possible. Je me retiens depuis des années de ne pas lui cracher au visage. Peut-être ne m'en empêcherai-je plus désormais. Sans doute cela ne m'appartiendrai-je plus la prochaine fois que je le verrai. Et peu m'importe son état de santé. Pour ce qui est de l'abattre, il me le faut debout, érigé, se croyant homme, précisément. Dans tout ce que cela implique. Tu as raison, je ne me saurais sans doute pas me contenir et ne pas laisser éclater toute ma haine. J'étais en colère jusqu'à présent, je prenais du recul pour ne pas penser à lui, pour ne pas être moi aussi, car j'ai ce sentiment tout comme toi, à moindre échelle certainement, d'être encore après plusieurs décennies une de ses poupées qu'il manipule à sa guise. Il me croit moi aussi fidèle à sa cause, puisqu'il voit ainsi le monde, en Loyaux et Déloyaux, sauf toi, il est vrai qui échappe à cette dichotomie simpliste, et dont je comprends maintenant que tu trônes au-dessus de cette pyramide à deux jambes que nous formons tous pour lui, sous toi, la première, l'unique. J'avais fini d'essayer d'élucider le mystère et mes intuitions. J'en avais fini avec lui. Une fois de temps e temps, tout comme toi, un moment de sacrifice, de vive voix en ce qui me concerne, parce qu'on me pense meilleur fils, meilleur homme que tu n'es fille. On pense ce qu'on veut, tu l'as dit toi-même. Je ne peux que partager ta vue. Les gens ignorent, nous ignorons tous ce qui se passe dans le cœur des familles, les miracles et les guerres, tous invisibles autant qu'ils sont.
J'ai tout à l'heure fait allusion à l'état de santé de notre père. Ce n'était pas un possible. Il est depuis trois mois hospitalisé. Ce qui s'est passé n'est pas clair. Mère parle, bien entendu, d'un accident, même si le vieux alité, les langues commencent à bavarder, enfin, tardives et lâches mais mieux que rien. Je n'ai pas réussi à savoir véritablement ce qui s'était passé. Mère ment, les médecins se retranchent derrière le secret médical car Père leur a ordonné de ne rien révéler sur les circonstances de l'accident. « L'accident ». Toujours est-il qu'il ne peut pour l'instant plus bouger. Il a été retrouvé au pied d'un pont, passé par-dessus la balustrade, vol plané, mal réceptionné. Il était saoul dit-on. Cela pourrait bien être vrai. L'on connaît l'animal... Mais il aurait sauté, chuchotent certains. Il aurait été poussé selon moi mais personne ne le dit. Personne n'ose imaginer qu'on touche à ce grand homme, oh non Mon Dieu ! Je pense qu'il a suscité trop d'admiration, de vénération donc de haine dans sa longue, trop longue existence, pour ne pas en sortir indemne. Je ne soupçonne personne. Je n'ai pas d'idée sur la question. Je sais seulement, et je t'en fais part par bienveillance, n'y vois rien d'autre, que cela s'est passé le jour même de ton anniversaire et que je ne crois pas que cela soit un hasard. Les gens, toujours eux, en profitent pour t'accabler. Je ne saisis décidément pas leur tournure d'esprit. Tu serais plutôt à plaindre. Mais quand on a décidé du sens de la marche, on pense selon ce sens et les œillères protègent les bons petits chevaux bien dressés. Le jour de ton anniversaire ma sœur chérie. Je ne veux pas te torturer avec cela mais je crois vraiment qu'il y a là-dessous quelque chose à entendre. Et je n'y parviens pas. Tout prend une autre couleur maintenant que tu m'as dévoilé ton secret et son abomination. Mais je veux savoir exactement ce qu'est ce soi-disant accident auquel je ne cois pas une seconde. Je chercherai, je le harcèlerai, je frapperai à toutes les portes s'il le faut pour savoir, pour comprendre. Je n'ai plus peur de rien. Je n'ai plus peur de lui. Il ne gagnera pas cette fois-ci. Je te le promets ma petite sœur adorée. Il ne gagnera pas. Il n'en pas le droit.

                                                                                     Ton frère qui t'aime

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