Lettre
2
Mon
frère,
J'ai
bien reçu ton courrier. Je ne l'ai pas encore ouvert. Je ne sais pas
si j'ai le courage, du moins, pour le moment, de découvrir ta
réaction. J'ai peur, je te l'avoue. Non que je ne te fasse
confiance, mais plutôt que la vie en générale et les humains en
particulier soient imprévisibles et parfois tonitruants. Ce n'est
pas ton style que de tonitruer. Tu es bien plus délicat que cela
mais... La vie m'a éprouvée et je reste sur mes gardes dès que je
me livre aussi minime cela soit-il. Des milliers de mots me viennent
pour te parler. Des milliers de mots que je n'ai jamais dits, qui
restent collés à ma poitrine, dans mon œsophage, comme des
nouilles froides et rancies. Ils sont infinis, jamais je ne pourrai
tous te les dire. Peut-être qu'au final une seule phrase les
résumera tous et qu'ils s'évanouiront alors, satisfaits d'avoir été
représentés au monde et inutiles dorénavant dans mon système
digestif, very busy, comme tu dirais. Parfois je suis dans une rage
folle, on me croit déjà folle, je peux donc me le permettre.
L'avantage de passer pour dingue, une certaine liberté.
J'ai
envie aujourd'hui de tout dire, de tout avouer, du premier au dernier
jour de mon existence, de tout décrire, de tout t'écrire, que tu
saches tout de A à Z, que tu me connaisses, enfin, que quelqu'un me
connaisse, sache qui je suis et surtout ne suis pas, sache que je ne
suis qu'une moitié d'être, qu'une paria, qu'une fausse humaine,
qu'une fausse vivante. J'ai dû me taire. Ce sont là les règles de
la société. J'ai tout fait pour effacer les mots et les douleurs
mais tout cela est indélébile. Je crois d'ailleurs que c'était de
cela que tu m'avais prévenue quand tu m'avais dit avoir l'impression
de me voir fuir, loin, longtemps, mutique. Oui, tu avais raison. Je
n'ai pu entendre ce que tu me disais à ce moment-là. J'espérais
encore avoir le pouvoir d'anéantir. Mais non : « cent
fois sur le métier remettez votre ouvrage ! » Comme il a
raison cet homme de plume ! Je dois m'y résoudre.
J'ai
honte. Tout le temps.
Je
suis sale. Tout le temps.
On
me dit maniaque : je ne fais qu'obéir à un ordre interne
incontournable. Je ne peux pas demeurer dans cette saleté que je
sens partout autour et sur moi. J'agis, je fuis aussi. Parfois je
sors sous la pluie, pour me laver, sans me protéger. Au contraire,
attendant d'elle qu'elle me lave enfin. Véritablement. Pensée
magique. Je dois croire parfois à la magie ou je m'effondre. On me
dit naïve ? On ne sait pas ce que la naïveté de surface cache
comme cynisme mortifère. Mais parfois, cette naïveté m'emporte, me
fait rêver. Sans alcool ni opium. Elle m'envole. Je dois semblant
vraiment folle dans ces moments. Je comprends cela. Mais toi tu sais
que je ne le suis pas. Peut-être es-tu le seul à n'en pas douter.
J'ai
honte de sortir de chez moi, j'ai peur de tout le monde, je me cache
le plus possible, le plus loin de possible pour que personne ne me
voie telle que je suis. Je me fais violence, chaque jour, pour chaque
pas de porte franchi. Je compte les victoires une par une tout au
long du jour, elles me donnent du courage. Si elles me semblent bien
ridicules, comme certains sombres jours, je continue de lutter pour
ne pas finir la journée plus honteuse que je ne l'ai commencé.
Quel
pathétique diras-tu !
Oui
quel pathétique ! … Je te prie de m'en excuser, je sais que
tu n'aimes pas cela, que cela te débecte même, que tu trouves cela
vulgaire et factice. Mais je ne peux pas dire les choses autrement si
je les dis vraiment. Le pathétique est parfois terriblement réel.
J'ai
peur de tous, de chacun. Je sautille, je virevolte, après des années
d'apprentissage social intensif, après la petite fille silencieuse
et immobile.Je bouge dans tous les sens, le plus joliment possible
pour faire oublier qui est derrière tout ce flan. Pour fatiguer mon
adversaire. Parce que oui, tous mes congénères me font face comme
des adversaires. Je ne sais pas les sentir différemment. Ils ne s'en
aperçoivent pas. Ils croient que je suis dans mon monde. C'est
surtout le monde que je leur donne à voir. Parce que mon vrai monde
est immonde. Mon frère, tu auras les larmes aux yeux, enfermé dans
ton bureau ou sur ton canapé confortable d'homme respectable. Je te
connais assez pour savoir que tu les auras, les larmes au bord des
cils et la gorge nouée. Parce qu'un grand frère a toujours, presque
toujours, cet irrépressible besoin de protéger sa cadette. Tu
aurais tué pour moi, je le sais. Voilà sans doute pourquoi je me
suis tue. Je savais que tu n'en sortirais pas indemne, que tu serais
presque aussi meurtri que moi de ce que tu aurais compris. Que j'en
serais responsable. Mon silence et mes fuites folles n'ont-elles pas
eu le même effet sur toi ? Sans doute, finalement. Mais je
croyais mieux faire ainsi. Comment pouvais-je si jeune te jeter à la
figure toutes ces ordures ? J'étais, je suis, tous mes
stratagèmes n'ont rien changé à cela, une énorme poubelle. Tu
riras en lisant cela peut-être. Du haut de ton mètre cinquante-huit
et de tes quarante kilos, tu es ne énorme poubelle ? N'importe
quoi Pitayak ! Malheureusement non. Je ne le parais. L'apparence
me sauve. Mais tu verrais en fait, dans un monde où l'absolue vérité
des êtres, pour autant qu'elle existe, serait indéguisable, une
immense poubelle, aux odeurs pestilentielles, aux pourritures par
milliers. Tu la verrais et tu reculerais de frayeur. Je te promets
que c'est ainsi que cela se passerait. J'ai fait cent fois ce rêve,
me réveillant en sueur, croyant avoir été dévoilée, nue et
grouillante de vers. Mais je me retrouvais telle que l'on me voit,
telle que je me vois sans me reconnaître chaque matin dans la
glace ; fluette, menue et comme il faut.
Ta
sœur pour toujours, Pitayak
Lettre
3
Depuis
ma dernière lettre, je n'y tiens plus. Je ne dors plus, je ne mange
plus, j'ai le passé au fond de la gorge, prête à le vomir à
chaque instant. Je ne peux plus retenir ce que j'ai soulevé. Je ne
peux plus ravaler. Je ne peux plus, sans t'en parler.
Notre
père, l'homme parfait qu'on admirait partout, « tu as de la
chance d'avoir un papa comme cela ». Te souviens-tu de cette
phrase qui nous horripilait, nous qui savions qui était dans
l'intimité cet homme. Tu l'appelais Le Gros Vieux pour dédramatiser.
Tu me faisais rire. Tu l'imitais dans ses accès de folie alcoolisée.
Tu le mettais à terre. Déjà acteur de talent. Tu jouais tous les
personnages. Mais chaque fois, je me disais en mon for intérieur :
il y a un personnage que mon frère adoré ne connaît pas. Que moi
seule connais : l'amoureux transi. L'amoureux transi de sa
fille. Le grand homme, le bel homme, le fantastique, qui pourtant les
préfère au berceau et se glisse dans leurs lits roses pour les
chatouiller gentiment. Mais chuuuuut...
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