dimanche 1 octobre 2017

Lettres 2 et 3

Lettre 2

Mon frère,
J'ai bien reçu ton courrier. Je ne l'ai pas encore ouvert. Je ne sais pas si j'ai le courage, du moins, pour le moment, de découvrir ta réaction. J'ai peur, je te l'avoue. Non que je ne te fasse confiance, mais plutôt que la vie en générale et les humains en particulier soient imprévisibles et parfois tonitruants. Ce n'est pas ton style que de tonitruer. Tu es bien plus délicat que cela mais... La vie m'a éprouvée et je reste sur mes gardes dès que je me livre aussi minime cela soit-il. Des milliers de mots me viennent pour te parler. Des milliers de mots que je n'ai jamais dits, qui restent collés à ma poitrine, dans mon œsophage, comme des nouilles froides et rancies. Ils sont infinis, jamais je ne pourrai tous te les dire. Peut-être qu'au final une seule phrase les résumera tous et qu'ils s'évanouiront alors, satisfaits d'avoir été représentés au monde et inutiles dorénavant dans mon système digestif, very busy, comme tu dirais. Parfois je suis dans une rage folle, on me croit déjà folle, je peux donc me le permettre. L'avantage de passer pour dingue, une certaine liberté.
J'ai envie aujourd'hui de tout dire, de tout avouer, du premier au dernier jour de mon existence, de tout décrire, de tout t'écrire, que tu saches tout de A à Z, que tu me connaisses, enfin, que quelqu'un me connaisse, sache qui je suis et surtout ne suis pas, sache que je ne suis qu'une moitié d'être, qu'une paria, qu'une fausse humaine, qu'une fausse vivante. J'ai dû me taire. Ce sont là les règles de la société. J'ai tout fait pour effacer les mots et les douleurs mais tout cela est indélébile. Je crois d'ailleurs que c'était de cela que tu m'avais prévenue quand tu m'avais dit avoir l'impression de me voir fuir, loin, longtemps, mutique. Oui, tu avais raison. Je n'ai pu entendre ce que tu me disais à ce moment-là. J'espérais encore avoir le pouvoir d'anéantir. Mais non : « cent fois sur le métier remettez votre ouvrage ! » Comme il a raison cet homme de plume ! Je dois m'y résoudre.
J'ai honte. Tout le temps.
Je suis sale. Tout le temps.
On me dit maniaque : je ne fais qu'obéir à un ordre interne incontournable. Je ne peux pas demeurer dans cette saleté que je sens partout autour et sur moi. J'agis, je fuis aussi. Parfois je sors sous la pluie, pour me laver, sans me protéger. Au contraire, attendant d'elle qu'elle me lave enfin. Véritablement. Pensée magique. Je dois croire parfois à la magie ou je m'effondre. On me dit naïve ? On ne sait pas ce que la naïveté de surface cache comme cynisme mortifère. Mais parfois, cette naïveté m'emporte, me fait rêver. Sans alcool ni opium. Elle m'envole. Je dois semblant vraiment folle dans ces moments. Je comprends cela. Mais toi tu sais que je ne le suis pas. Peut-être es-tu le seul à n'en pas douter.
J'ai honte de sortir de chez moi, j'ai peur de tout le monde, je me cache le plus possible, le plus loin de possible pour que personne ne me voie telle que je suis. Je me fais violence, chaque jour, pour chaque pas de porte franchi. Je compte les victoires une par une tout au long du jour, elles me donnent du courage. Si elles me semblent bien ridicules, comme certains sombres jours, je continue de lutter pour ne pas finir la journée plus honteuse que je ne l'ai commencé.
Quel pathétique diras-tu !
Oui quel pathétique ! … Je te prie de m'en excuser, je sais que tu n'aimes pas cela, que cela te débecte même, que tu trouves cela vulgaire et factice. Mais je ne peux pas dire les choses autrement si je les dis vraiment. Le pathétique est parfois terriblement réel.
J'ai peur de tous, de chacun. Je sautille, je virevolte, après des années d'apprentissage social intensif, après la petite fille silencieuse et immobile.Je bouge dans tous les sens, le plus joliment possible pour faire oublier qui est derrière tout ce flan. Pour fatiguer mon adversaire. Parce que oui, tous mes congénères me font face comme des adversaires. Je ne sais pas les sentir différemment. Ils ne s'en aperçoivent pas. Ils croient que je suis dans mon monde. C'est surtout le monde que je leur donne à voir. Parce que mon vrai monde est immonde. Mon frère, tu auras les larmes aux yeux, enfermé dans ton bureau ou sur ton canapé confortable d'homme respectable. Je te connais assez pour savoir que tu les auras, les larmes au bord des cils et la gorge nouée. Parce qu'un grand frère a toujours, presque toujours, cet irrépressible besoin de protéger sa cadette. Tu aurais tué pour moi, je le sais. Voilà sans doute pourquoi je me suis tue. Je savais que tu n'en sortirais pas indemne, que tu serais presque aussi meurtri que moi de ce que tu aurais compris. Que j'en serais responsable. Mon silence et mes fuites folles n'ont-elles pas eu le même effet sur toi ? Sans doute, finalement. Mais je croyais mieux faire ainsi. Comment pouvais-je si jeune te jeter à la figure toutes ces ordures ? J'étais, je suis, tous mes stratagèmes n'ont rien changé à cela, une énorme poubelle. Tu riras en lisant cela peut-être. Du haut de ton mètre cinquante-huit et de tes quarante kilos, tu es ne énorme poubelle ? N'importe quoi Pitayak ! Malheureusement non. Je ne le parais. L'apparence me sauve. Mais tu verrais en fait, dans un monde où l'absolue vérité des êtres, pour autant qu'elle existe, serait indéguisable, une immense poubelle, aux odeurs pestilentielles, aux pourritures par milliers. Tu la verrais et tu reculerais de frayeur. Je te promets que c'est ainsi que cela se passerait. J'ai fait cent fois ce rêve, me réveillant en sueur, croyant avoir été dévoilée, nue et grouillante de vers. Mais je me retrouvais telle que l'on me voit, telle que je me vois sans me reconnaître chaque matin dans la glace ; fluette, menue et comme il faut.
Ta sœur pour toujours, Pitayak




Lettre 3
Depuis ma dernière lettre, je n'y tiens plus. Je ne dors plus, je ne mange plus, j'ai le passé au fond de la gorge, prête à le vomir à chaque instant. Je ne peux plus retenir ce que j'ai soulevé. Je ne peux plus ravaler. Je ne peux plus, sans t'en parler.
Notre père, l'homme parfait qu'on admirait partout, « tu as de la chance d'avoir un papa comme cela ». Te souviens-tu de cette phrase qui nous horripilait, nous qui savions qui était dans l'intimité cet homme. Tu l'appelais Le Gros Vieux pour dédramatiser. Tu me faisais rire. Tu l'imitais dans ses accès de folie alcoolisée. Tu le mettais à terre. Déjà acteur de talent. Tu jouais tous les personnages. Mais chaque fois, je me disais en mon for intérieur : il y a un personnage que mon frère adoré ne connaît pas. Que moi seule connais : l'amoureux transi. L'amoureux transi de sa fille. Le grand homme, le bel homme, le fantastique, qui pourtant les préfère au berceau et se glisse dans leurs lits roses pour les chatouiller gentiment. Mais chuuuuut...

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