dimanche 8 octobre 2017

Lettre 6

Vit-il encore d'ailleurs ? Je n'ai pas de nouvelles depuis quelques mois. Il m'envoyait toujours une carte du pays où il était en voyage, pour garder le contact sûrement, pour s'assurer que je lui appartenais toujours. Mais il n'avait pas à en douter. Je reste collée, engluée avec lui. Nous sommes entremêlés, nous ne faisons qu'un. C'est répugnant et fatal. Pas fatal au sens propre. Ni l'un ni l'autre nous ne sommes morts. Cela devrait être fatal. J'aurais dû mourir, ne pas pouvoir survivre à cela. Je n'aurais pas dû pouvoir continuer. Ou alors, il aurait disparu pour me laisser la place. Il prend deux places pour lui. Il vole ma place. Et d'ailleurs suis-je la seule ? N'a-t-il pas volé de leur place, de leur droit, d'autres gamines trop bandantes avec leurs petits robes à volants et leurs souliers vernis ? N'a-t-il pas pu se retenir ? Ou a-t-il pu penser à moi et se dire qu'il en profiterait plus le soir avec son petit trésor ? Peut-être ma présence a évité cela mais après moi, que s'est-il passé ? A-t-il agrandi son espace, encore ? A-t-il pris 3,4,5,6 places ? Que sais-je de tout cela ? Rien, je ne peux même pas lui parler. Je ne peux pas le regarder. Je ne peux pas lever les yeux sur lui, toujours aussi immense et moi la petite. Il rit de ma taille. C'est lui qui m'a arrêtée de grandir. C'est lui qui a fait de moi une toute petite. Je n'avais pas la place de grandir plus. Où voulais-tu que je mette tout le reste ?
Pour Maman, je ne sais que penser. Tu sais combien je lui suis attachée. Tu sais cet amour si fort que je ne pouvais la quitter sans verser des torrents de larmes. Et c'est lui qui venait me consoler, c'est encore lui qui m'enlaçait. Et Maman souriait. Je m'arrêtais de pleurer aussitôt. Elle interprétait la beauté du geste paternel et l'amour réparateur. Elle s'émouvait devant cette scène. Mais je m'arrêtais pour pouvoir m'échapper, ne pas le sentir me toucher, ne pas le voir comme avec une loupe, monstrueux de grosseur à quelques millimètres de mon visage. Il croyait lui aussi qu'il faisait son effet et se gargarisait de notre formidable relation. Il souriait à pleines dents. Je ne pleurais plus. J'étais bien en-deçà des larmes. Maman m'avait encore abandonnée, encore une fois laissée aux mains de l'ennemi. J'avais beau l'appeler elle, elle laissait son beau mari faire son labeur. Elle disait qu'elle se souvenait de son père et de sa tendresse. Sa belle tendresse. Elle ne voyait pas la différence. Elle ne voyait pas la différence ? Je ne sais pas. Je ne sais toujours pas. Peut-être se débarrassait-elle de lui comme cela. Elle donnait à manger au lion. Parce qu'on ne me fera pas croire qu'elle l'aimait et l'admirait un point c'est tout. Elle serait encore à ses côtés si c'était le cas. Elle le gérait. Comme un problème bien plus complexe qu'elle ne pouvait l'admettre mais qu'elle se devait d'affronter. Il était son travail de chaque jour. J'étais le médicament qu'elle lui lançait, sciemment ou pas. Je ne saurais jamais.

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