dimanche 1 octobre 2017

Les lettres

Je regarde les lettres qu'on a finalement daigné me transmettre. Avec tout le mépris et la rage dont on était capable bien sûr. Pourquoi faire les choses calmement ? Elles sont ou silencieuses ou agressives. Violentes toujours, quelle que soit la manière, il n'y a pas de douceur. Je ressens une terrible injustice brusquement. Je dois lutter sans cesse. Je ne suis sans doute pas la seule. Mais j'ai le sentiment qu'on ne fait que m'en vouloir, me reprocher. Quoi ? Je n'en sais rien. On dirait que j'invente, que j'ai trop d'imagination si je me mettais à expliquer cela. On dirait que je suis la parano de service. On dirait qu'il faut que je retombe sur terre. Je crois, en tous cas. Je préfère ne pas même tenter ma chance. Je ne suis pas prête à exploser sur ce mur-là, encore. Attendons un peu, quelque temps, d'avoir trouvé un rythme et je me lancerai. J'attends d'avoir les armes pour ne pas me laisser pénétrer, ne pas me laisser appartenir à l'autre et à ses mots. Ils ont toujours réussi à me soumettre, faire de moi leur chienchien, gentil toutou. Non, ce n'est pas moi ! C'est Patate ! Elle ne doit pas revenir. Elle doit mourir. Elle est morte. Je prie pour elle mais elle ne doit plus être. Ou c'en sera fini. Pourquoi dois-je encore la tuer ? Pourquoi n'est-elle pas totalement éliminée. Elle fait partie de ces êtres invivables. Les invivables meurent avant même de naître. Pourquoi Patate a-t-elle survécu si longtemps ? Pourquoi peut-elle encore advenir en moi ? Comme une mauvaise herbe ! Je suis prise à la gorge. Je suffoque. Je suis dans une colère dont je pourrais mourir. Avant cela, je dois savoir. Cela pourrait. Peut-être.
Je me baisse douloureusement, j'ai mal partout, j'ignore pourquoi. Je ne suis pas une douillette, pourtant un petit cri me surprend et m'exprime malgré moi. Cette douleur ressemble à une immense courbature. Tout mon corps est un muscle épuisé. Je ne suis pas fatiguée. Cela n'a rien à voir avec de la fatigue. C'est une réelle douleur de la tête aux pieds. Je réalise que la tête pourrait être un muscle, une sphère de muscles et je souris à cette idée. Comme ce serait rassurant ! Toujours est-il qu'elle est aussi douloureuse que le reste. Je chercherai plus tard la raison de ce corps qui flanche. Ou qui dit. Je n'en sais rien. Je ne veux pas y perdre mon temps. Je me saisis des lettres.
Je sens que le moment est un peu tragique, comme une intuition. Il y a un certain plaisir masochiste à ce tragique et en même temps une impatience intenable.
En effet, le monde va tourner.


Chapitre 3 : Lettres
Lettre 1 :
Cher frère,
Je t'écris enfin. Je te l'avais promis depuis tout ce temps. Je ne m'y était pas pliée. Je n'y parvenais pas malgré toutes mes promesses. Tu as dû attendre, je m'en excuse. Heureusement, ta vie est pleine de gens et d'affaires que tu chéris et mène comme le tendre capitaine que tu es. J'espère qu'autour de toi tout le monde se porte bien. Je pense à vous sans cesse. Sans doute, les autres n'y croient pas réellement mais toi, tu pourrais. Tu me connais assez, tu connais mon cœur de l'intérieur, sa terrible faiblesse sous mes airs de femme libre et rebelle. Je sais que tu n'y crois pas plus que moi. Si, tu y crois davantage que moi, tu crois à l'être que je me suis construit. Tu as résisté longtemps mais désormais il t'a convaincu, en partie. Je sais que tu me connais mieux que personne, qu'il te reste, peut-être à toi seul, un doute sur la véracité de cette femme libre et rebelle. Je le suis devenue un peu, oui, je me suis persuadée moi-même bien sûr. Nécessité fait loi. Mais celle de notre enfance est toujours bel et bien là. J'ai tenté de l'assassiner. En vain. Elle restera là, toujours, tapie. Je l'ai acceptée désormais. Je l'ai admise plutôt. Acceptée non. Elle est toujours aussi fragile. Aussi méprisable. Même avec l'âge et l'expérience, je parviens à peu de compassion pour cet être soumis et facile. On dit que c'est aujourd'hui que je suis une fille facile. C'était alors que j'étais une fille facile. Mais il faudrait tout savoir et m'entendre pour comprendre. J'ai cessé de demander aux autres de comprendre. Moi-même, je ne m'évertue plus autant qu'avant à saisir le secret de chacun et ses rouages. Ceux qui rendent tout le monde injugeable. Je demande seulement, précisément, qu'on cesse de me juger sans savoir. Parce que, tu connais le monde aussi bien que moi, on croit avoir. Il faut montrer que l'on sait , que l'on est un savant. Que l'on maîtrise l'univers et les autres. Mais au fond, ce n'est que du bluff. Je sais que tu ne m'as jamais jugée. Je sais que tu m'as été loyal jusqu'à aujourd'hui. Faisant fi de cet immense obstacle de la compréhension. Cher frère, crois-tu qu'il y a un secret ? As-tu imaginé que tu ne savais pas tout ? Je te crois de ces rares êtres qui savent qu'ils ignorent. Qui l'acceptent et qui n'en font pas une fatalité morbide mais une possibilité toujours grande ouverte de connaître. Excuse la forme peut-être brutale que prendront mes mots, qui te blesseront peut-être. Excuse le mal que je ne veux pas te faire mais que sans aucun doute, toi capitaine au cœur tendre, je te ferai quand tu liras cette missive. Je sais aussi que tu sauras combien valent ces mots et qu'ils résonneront à leur juste valeur en toi.
Kaki,
mon frère adoré,
je ne me suis jamais
appartenue.
Je n'ai jamais été mienne en
moi-même.
Je suis de ceux qui rejoignent le monde des choses.
Je n'ai jamais été
seule en ma demeure.
Toujours l'on s'est introduit en moi,
l'on m'a tenue en laisse,
l'on m'a démunie de
moi-même.
Libre ? Jamais je n'y suis
parvenue.
Je suis habitée par l'autre.
Je suis trouée,
incapable d'empêcher
l'invasion,
même de celui que je sais mon
ennemi.
Je reste cette petite fille qu'on
fait tourner
à sa guise.
J'ai pris le parti
de me faire tourner
de mon propre chef,
à défaut de savoir
reboucher
les tranchées
empreintes tout le long de mon
corps.
On m'a dès le début,
volée.
Ravie.
Raptée.
Je n'ai jamais été que la poupée de ceux qui
s'appropriaient mon être.
Entends ou non mon frère.
Ce n'est que ma stricte vérité.
M'entends-tu mon frère ?
                                                                             Ta sœur pour toujours, Pitayak.

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