dimanche 15 octobre 2017

Lettre 11

Mon Kaki,

Ne fais surtout pas de choses que tu pourrais regretter. Ne te cause pas de problèmes, la vie est déjà bien assez compliquée ainsi. Tu as ta famille à soutenir, celle que tu as choisie et construite. Laisse nos vieux démons derrière toi. Je sais que je ne fais que mes discours sont paradoxaux. Je sais que tu es un homme de réaction. Pas nécessairement d'action mais qui ne reste pas coi confronté à la douleur. Surtout la mienne. Je ne le sais que trop. Je n'attends aucune vengeance de ta part, ne demande à ton bras de ne frapper nulle part. Je t'ai livré la haine qui t'en fait sans doute naître le désir. Nourri du moins. Je crois que tu as haï notre père autant que moi, en ton jeune temps. Nous n'en parlions plus et c'était tant mieux. Je rouvre la plaie. Je ravive les flammes, de l'enfer. Pas d'amour dans cette histoire. Pas pour nous du moins.
Kaki, je n'attends de toi que ce que tu m'as déjà offert. Ton cœur ouvert, ta douceur sous ton air indomptable. Je savais que tu entendrais tout de moi. Je savais à qui je m'adressais. Je ne veux en aucun cas, comme dirait ta femme, remuer la pourriture de notre enfance. Elle me regarde avec cette distance qu'on plante devant le pestiféré. Interdit d'entrer ! Elle n'a pas tort. Elle sent que je porte ce bébé-là, celui que nous avons traversé et dont moi, contrairement à toi, je n'ai pas accouché. Elle te protège comme une tigresse. Je ne l'apprécie guère, ni maintenant ni jamais. Tu le sais bien. Cela ne m'empêche pas d'admirer sa volonté de te protéger, de vous protéger tous. Elle sait aussi que notre père n'est pas ce qu'il prétend être et elle le méprise de toute son âme pour cela. Elle force mon respect. Écoute-la et ne lance pas l'impardonnable. Je me ferai justice moi-même, si je dois le faire un jour. C'est à moi de prendre cette responsabilité. Tu as déjà pris la tienne, je te le répète. Tu as été celui qui pouvait entendre et qui m'a en partie délivrée de la solitude. Alors, conforte-toi dans cette qualité d'être sur laquelle j'ai pu compter. Aime-la, aime-toi et aime-les, tous les quatre qui t'adorent chaque jour.
Je ne suis pas une victime à la recherche de son héros. Tu n'es pas mon bras armé. Tu ne me dois rien. Un grand frère ne doit rien de plus à sa petite sœur qu'une petite sœur à son grand frère. Moi aussi j'aurais pu te protéger davantage. Je ne l'ai jamais fait. J'ai toujours été silencieuse. Pourquoi moi aussi ne t'ai-je pas défendu, détournant la colère paternelle ? D'autant plus qu'il n'osait pas tant frapper sur moi que sur toi. Tu ne l'as jamais avoué mais bien sûr qu'il s'acharnait sur toi, bien sûr qu'il s'acharnait sur le seul mâle de la fratrie. Bien sûr que tu payais sa douleur d'être un eunuque délirant. Tu as payé ta part, tout comme moi. J'aurais pu parler, le faire rire, faire diversion. J'aurais tout à fait pu. Cela n'a rien à voir avec l'âge. Mais je me suis tue. Toujours je me suis tue. Tuetue, voilà le nom que j'aurais dû porter. Je me suis rattrapée depuis en bavardant à tort et à travers.
Les gens parlent. Laisse-les donc. Ma réputation n'est plus à faire. J'ai fait ce qu'il fallait pour qu'on dise ce qu'on dit de moi. J'ai joué avec le feu. J'ai voulu, me taisant, piailler et je suis devenue une poule. Cela m'évite d'être un pauvre agnelet fragile et pitoyable. Je préfère être accusée qu'être « pauvre petite ». Je préfère être accusée car alors, je le suis de quelque chose qui m'appartient, de quelque chose que j'ai en effet commis, dont je suis bel et bien l'auteur. Et cela me suffit pour me sentir être. Pas me sentir être comme il faut, ni bienheureuse. Être vaut mieux que rien. Être en plus de ce bébé monstrueux que je porte toujours en moi, être à côté, quelqu'un en vrai. J'ai cela et j'en suis sauvée.
Je crois qu'aujourd'hui, mes ambitions ont peut-être grossi. Peut-être envie d'accoucher.
                                                                               
                                                                                               Pitayak

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