En
ce lendemain, je plane, je suis embuée au-dessus du monde,
nébuleuse, nébulée, je cotonne. Je sens que c'est ainsi que
passera le jour, comme un brutal jour de neige, magique et étranger,
qu'on ne tente pas de maîtriser, qui échappe et qui tout doucement
tournoie. Brutal, inattendu mais sans amertume et sans cruauté. Un
arrêt de toutes les vociférations, de toutes les célérités, le
monde ralenti, atténué. Je ne suis pas fiévreuse, je pourrais
l'être, je ne suis pas malade. Il neige. C'est tout.
Je
passe la journée, sans exceptions, plus que banale apparemment, à
glisser sur le temps et les lieux. Je les connais pour la première
fois. Je redécouvre tout le connu en inconnu. Je ne parle pas. Je
suis absolument muette. Papa a argué d'une extinction de voix dans
un mot d'excuse que je présente aux enseignants à chaque nouveau
cours, incapable de prononcer une parole. Là encore, Papa a su que
je ne pourrais pas aujourd'hui. Il m'a dit bonjour. Nous nous sommes
regardés et il m'a serrée contre lui. Il a souri et il m'a demandé
mon carnet de correspondance. Papa savait déjà, encore !
Comment ? Papa n'est pas un papa poule ni un véritable papa
renard, du moins je l'ignorais. Il ne s'est jamais montré tel.
Peut-être est-ce ce qu'il est au fond, bridé par d'ancestrales
peurs et corrections. Je ne parle à personne. Je ne mange pas. Je ne
ressens aucune faim, aucune soif. Je ne bouge qu'avec une lenteur
empêtrée sans maladresse pourtant. Cela peut sans doute passer pour
de fatigue ou un apaisement soudain de la nervosité habituelle. Les
autres ne s'en formalisent pas. Je dois être malade. Je traverse
ainsi cette journée surréaliste. Aucun heurt, aucune vague.
Seulement une énorme journée enneigée.
Le
soir, je rentre lentement mais directement à la maison. Papa est là.
Je le regarde bouche bée : il est 17h30. Papa n'est jamais là
à 17h30. Il rit car je dois avoir l'air bête. Je crois que j'ai
passé ma journée à avoir l'air stupide. Je m'en contrefiche
strictement. Nous nous asseyons tous les deux dans la cuisine
derrière lui un café, moi un thé. Il raconte. Il commence enfin
toute l'histoire.
« La
grand-tante Pitayak... Mon père, Kaki, ton grand-père bine sûr me
raconta tout un jour qu'il avait trop bu. Cela ne lui arrivait
jamais. J'étais surpris et effrayé. Je me demandais ce qui se
passait. Ma mère était partie se coucher, prise d'une migraine,
comme si souvent. Lui restait calme, malgré son ivresse. Mais il se
montra plus tendre. Mon père n'était pas tendre. Il n'était pas
injuste ni déraisonnablement strict. Mais il n'était pas tendre.
Cela ne se faisait pas à l'époque et cela l'arrangeait bien. Il me
demanda de m'asseoir dans un confortable fauteuil, de m'installer et
d'écouter : « Mon fils, jamais tu n'as entendu cette
histoire mais tu dois aujourd'hui la connaître car elle a fait de
cette famille ce qu'elle est, de moi ce que je suis, tout comme de
toi et tes futurs enfants. N'oublie jamais ce que tu vas entendre
dans les heures à venir, la longue histoire de Pitayak car tu devras
l'affronter toi aussi, un jour. Ni toi ni personne ne sera en paix
sans compter avec elle. » Cette solennité me fit d'abord rire
mais je compris rapidement que l'histoire ne serait pas une drôle et
que mon père s'engageait là dans une véritable mission qu'en effet
je ne risquais pas d'oublier. Il se mit à parler de sa voix grave,
brisé par son précoce cancer de la gorge. On était dans un film.
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