lundi 23 octobre 2017

Jour de neige : l'Histoire se réveille

En ce lendemain, je plane, je suis embuée au-dessus du monde, nébuleuse, nébulée, je cotonne. Je sens que c'est ainsi que passera le jour, comme un brutal jour de neige, magique et étranger, qu'on ne tente pas de maîtriser, qui échappe et qui tout doucement tournoie. Brutal, inattendu mais sans amertume et sans cruauté. Un arrêt de toutes les vociférations, de toutes les célérités, le monde ralenti, atténué. Je ne suis pas fiévreuse, je pourrais l'être, je ne suis pas malade. Il neige. C'est tout.
Je passe la journée, sans exceptions, plus que banale apparemment, à glisser sur le temps et les lieux. Je les connais pour la première fois. Je redécouvre tout le connu en inconnu. Je ne parle pas. Je suis absolument muette. Papa a argué d'une extinction de voix dans un mot d'excuse que je présente aux enseignants à chaque nouveau cours, incapable de prononcer une parole. Là encore, Papa a su que je ne pourrais pas aujourd'hui. Il m'a dit bonjour. Nous nous sommes regardés et il m'a serrée contre lui. Il a souri et il m'a demandé mon carnet de correspondance. Papa savait déjà, encore ! Comment ? Papa n'est pas un papa poule ni un véritable papa renard, du moins je l'ignorais. Il ne s'est jamais montré tel. Peut-être est-ce ce qu'il est au fond, bridé par d'ancestrales peurs et corrections. Je ne parle à personne. Je ne mange pas. Je ne ressens aucune faim, aucune soif. Je ne bouge qu'avec une lenteur empêtrée sans maladresse pourtant. Cela peut sans doute passer pour de fatigue ou un apaisement soudain de la nervosité habituelle. Les autres ne s'en formalisent pas. Je dois être malade. Je traverse ainsi cette journée surréaliste. Aucun heurt, aucune vague. Seulement une énorme journée enneigée.
Le soir, je rentre lentement mais directement à la maison. Papa est là. Je le regarde bouche bée : il est 17h30. Papa n'est jamais là à 17h30. Il rit car je dois avoir l'air bête. Je crois que j'ai passé ma journée à avoir l'air stupide. Je m'en contrefiche strictement. Nous nous asseyons tous les deux dans la cuisine derrière lui un café, moi un thé. Il raconte. Il commence enfin toute l'histoire.
« La grand-tante Pitayak... Mon père, Kaki, ton grand-père bine sûr me raconta tout un jour qu'il avait trop bu. Cela ne lui arrivait jamais. J'étais surpris et effrayé. Je me demandais ce qui se passait. Ma mère était partie se coucher, prise d'une migraine, comme si souvent. Lui restait calme, malgré son ivresse. Mais il se montra plus tendre. Mon père n'était pas tendre. Il n'était pas injuste ni déraisonnablement strict. Mais il n'était pas tendre. Cela ne se faisait pas à l'époque et cela l'arrangeait bien. Il me demanda de m'asseoir dans un confortable fauteuil, de m'installer et d'écouter : « Mon fils, jamais tu n'as entendu cette histoire mais tu dois aujourd'hui la connaître car elle a fait de cette famille ce qu'elle est, de moi ce que je suis, tout comme de toi et tes futurs enfants. N'oublie jamais ce que tu vas entendre dans les heures à venir, la longue histoire de Pitayak car tu devras l'affronter toi aussi, un jour. Ni toi ni personne ne sera en paix sans compter avec elle. » Cette solennité me fit d'abord rire mais je compris rapidement que l'histoire ne serait pas une drôle et que mon père s'engageait là dans une véritable mission qu'en effet je ne risquais pas d'oublier. Il se mit à parler de sa voix grave, brisé par son précoce cancer de la gorge. On était dans un film.

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