samedi 3 février 2018

Autour de la machine à café

Elle ne se l'avoue qu'une fois hors de portée mais elle apprécie vraiment Flo. Elle ne le dit ni même ne le montre explicitement. Elle reste égale à elle-même, absolument lisse. Du moins elle tente. Il dit que petit à petit, elle se trahit. Il dit « trahir » exprès pour lui faire peur, la provoquer. Elle se dévoile, c'est ce qu'il veut dire. Mais il n'hésite pas à la pousser dans ses retranchements. Elle n'a aucun problème avec cela, elle dresse sa muraille infrangible dès que quiconque s'approche dangereusement de son cercle vital. Cela est sans failles. Elle sait y faire. Mais il maintient sa version des choses selon laquelle elle en dirait davantage qu'elle ne le croit sur elle-même. Parfois, elle est prise d'inquiétudes qui la refroidissent encore davantage. Mais ce sont les jours de grande lune. Cela ne dure jamais bien longtemps.
Elle prend place sur le radiateur. Elle a cessé de vouloir se servir elle-même ce café primordial. Flo s'est arrogé cette place. Francis y a droit de temps en temps quand Flo est grand prince. Mais c'est le moment, le seul où pas encore strié de barrières et de filtres sociaux, Flo peut s'exprimer autrement qu'en plaisantant. Et c'est devenu comme une nécessité. Jana se fait souvent la réflexion. Alors, elle laisse faire. Et elle sourit. Flo lui tend le café comme elle le préfère, avec l'amour d'un frère dans les yeux. Elle ne s'autorise pas à cette tendresse. Elle n'est pas de ce genre-là. Elle dirait qu'elle ne le souhaite pas. Elle ne le peut pas en réalité. Mais elle n'est pas prête à l'admettre. Il se fiche apparemment de sa réponse tellement moins affectueuse. Ou alors il y décrypte l'arrière-arrière-plan qu'elle cellophane adroitement pourtant.
  • Bon, ça va tout le monde aujourd'hui ?
  • Ouais !
  • Moui, fatigué.
  • Oh ma meuf me fait chier !
  • Il faut voir comme tu parles d'elle putain ! Elle est top cette fille. Réveille-toi !
  • Ben, prends-la si tu la trouves si géniale !
  • Arrête de t'énerver pour un rien Tomtom. J'aime pas ce genre-là moi tu sais bien. Pour moi, ce sera un peu plus couillu et un peu plus poilu.
  • C'est facile pour toi Simon. Tu sais pas ce que sais que de vivre avec une femme.
  • Facile pour moi ! Euh, je crois pas non ! Mes parents croient encore que je suis puceau et que je me réserve pour la femme de ma vie. Ma mère prie tous les jours pour moi. Donc non, pas facile s'il te plaît.
  • Excuse Simon, je voulais pas dire ça.
  • Ben tu l'as dit.
  • Excuse j'ai dit. C'est bon là !
  • Bref, les gars, on se calme là, tempère Flo, il est même pas 9h30, alors nous cassez pas tout de suite les tympans ! Levons notre verre à Miss Presque-à-l'heure ! A toi Janouch !
  • Pour Jana, hip hip hip hourra !
  • N'en fais pas trop quand même Francis. Les voisins vont encore nous coller une plainte au cul pour tapage diurne.
  • Tom, c'est quoi le truc avec Isa ?
  • Le truc, c'est qu'elle ne parle pas. Je vois bien que ça va pas, mais elle se ferme comme une huître et elle ne dit rien. Juste que « ça va bof ». Merci pour l'info, y a qu'à voir sa gueule. Elle l'a à l'envers 2 jours sur 3.
  • Eh ben rentre-lui dedans ! Vas-y franco et dis-lui qu'elle explique ou que tu te casses faire ta soirée avec tes potes.
  • J'ai peur qu'elle soit soulagée d'être seule.
  • Et alors ? Si ça vous fait du bien à tous les deux ? Eh ouais mon pote, elle a pas besoin de toi toute sa vie. C'est une grande fille.
  • Oui mais pas moi.
Tomtom a les larmes aux yeux. Tomtom est tout sauf un homme qui pleure. Tout le monde reste interdit devant sa douleur. Tous sauf Jana que pas grand-chose ne déstabilise, pas grand-chose du malheur c'est sûr :
  • Thomas, tu ne peux pas rester comme ça. Tu dois lui parler vraiment. Elle ne se rend peut-être pas compte que tu es mal comme ça.
  • Ben ça se voit !
  • Eh Tom tu sais bien que tu joues le bonhomme et que tu le fais bien. Elle t'aime, elle te connaît mais elle ne peut pas deviner. Aussi femme qu'elle soit. Elle est prise dans son propre tourbillon. Explique-lui.
  • Je peux pas Jana.
  • Pourquoi tu ne peux pas ?
  • Parce que je peux même pas lui dire que je l'aime.
Un silence brutal s'abat sur le petit groupe. Tomtom parle tous les jours d'Isa. Il en parle avec des étoiles dans les yeux. Il n'a pas les bons mots. Mais il l'aime de tout son cœur. Sauf que voilà encore un handicapé de la communication. Jana voit rouge ; là, elle laisse apparaître une aspérité, son point G de la colère. Tout le monde le connaît. Tomtom le premier. Il sait qu'il va se faire secouer les puces :
  • Mais c'est pas vrai Thomas. Tu es en couple avec cette fille depuis 18 mois et tu ne lui as jamais dit que tu l'aimais ? Elle te l'a dit elle ?
  • Elle le dit souvent, répond-il timidement.
  • Mais tu es complètement con ou quoi ? Que crois-tu qu'il se passe pour elle ? Mets-toi à sa place deux minutes.
Cette fois, Jana est particulièrement en colère. Ça lui arrive une fois par an à peu près. Et cela se passe d'habitude toujours sans vulgarité. Les autres, instinctivement, animaux, s'écartent d'elle. Elle, elle est restée appuyée sur son radiateur, une jambe nonchalamment repliée et l'autre la soutenant délicatement, les bras croisés. Elle est pâle comme un linge. Elle est blanche de colère. Ses yeux bleus ont noirci. Ils sont marine désormais. Et ils assènent les coups impitoyablement. Après une pause, elle continue : « Tu penses, toi Thomas 29 ans, que cette fille qui t'aime et te le dis, n'est pas en droit de demander un peu plus que les miettes que tu lui offres ?
Tomtom est forcé de répondre. Le silence ne fera qu'empirer les choses.
  • Mais je lui achète des fleurs, je l'emmène au resto, tout ça quoi.
  • Tout ça quoi ? Tout ça quoi ? Tu crois qu'en tant qu'être humain, elle va se contenter de tes gestes et qu'elle se passera de tes mots ? Tu crois qu'elle se rassasiera de ton romantisme à deux francs ? Tu crois qu'elle ne mérite pas les trois petits mots qui écorchent tes lèvres de pauvre petit garçon pudique ? Arrête ton cinéma ! Tu sais ce que c'est être un homme ? Un bel homme ? C'est savoir pleurer et ne pas en avoir honte. C'est savoir dire je t'aime, même si ça fait peur. C'est savoir s'excuser. C'est ça un bel homme. Alors, bouge-toi ! Grandis ! Tu te caches, c'est ton droit, je n'en fais pas moins et je serais mal placée pour te le reprocher. Mais tu as envie d'être ce bel homme. Tu ne te conviens pas comme ça. Dépêche-toi ou elle va te laisser comme une merde ! »
Le silence est lourd. Mais il est sans arrière-pensée et sans fausseté. C'est un silence qui reprend son souffle. Tout le monde est ému. Certains se renfrognent. D'autres sourient. Simon dit : « Je t'adore Jana ! »
Tomtom s'est enfoui dans son manteau. On ne voit plus son visage. « Connasse ! » dit-il en tournant le dos à Jana et repartant à son poste. Elle n'a pas pu tout entendre mais elle se doute que le « asse » final n'était pas pour la caresser dans le sens du poil.
Flo pirouette : « ça, ça veut dire que tu as raison ma Janouchka ! Touché coulé ! T'es une vraie tueuse quand tu dégaines toi hein !
  • Je dis les choses quand il me semble qu'il faut les dire.
  • Euh, ça a pas eu l'air de trop te « sembler » là. Tu étais plutôt spontanée non ?
  • C'est vrai. Mais vous savez que je ne supporte pas cette bêtise-là. Et il vaut mieux que cela Thomas.
  • Sans doute. On verra s'il rapporte des roses rouges ce soir ou s'il ose les mains vides. De toute façon, on le saura tôt ou tard. C'est l'avantage avec Tomtom.
  • Oui...
    Jana lambine un peu et tire Flo pr le bras : « J'ai été trop dure Flo ? 
  • Non ma Janouch. Dans la vie, on a besoin de gens comme toi. Si vous n'êtes pas là, on s'endort sur nos lauriers et on se plaint ou on se trouve génial. Il faut des gens comme toi qui brandissent le miroir au visage de ceux qu'ils aiment.
Elle grimace un peu.
  • Allez, toi aussi sois une belle femme, celle qui sait dire qu'elle aime.

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