Jana
arrive tous les matins en retard au bureau. 9h22 est sa moyenne
d'horaire d'arrivée. Il n'en a à vrai dire jamais été autrement,
sauf la première semaine, histoire de faire bonne figure. Elle a le
goût du risque mais tout de même. De toute façon, Jana est cette
employée à laquelle on ne reproche rien. Pas de longues
explications à donner. Le charme est en grande partie le joker de la
jeune femme. Et elle n'a aucun effort à fournir ou presque sauf un
petit coup de peinture avant de partir. Mais elle aime ça. Elle se
dessine à sa guise. Le charme mais pas que... Quoi d'autre ? Il
se passe quelque chose avec Jana que tous interrogent mais que
personne ou presque ne s'expliquent. Elle suscite une bienveillance
générale agaçante pour certains, apaisante pour d'autres. Chacun y
nourrit son besoin. Lorsqu'elle arrive à 9h19 les grands jours ou
9h27 les plus durs, ses collègues sont déjà tous là. Ils sont à
la machine à café. Il y en a un ou deux qui arrivent même à
8h. Ils préfèrent décaler leurs horaires et finir plus tôt. Ce
genre de choix échappe à Jana. Mais au fond, cela lui est
parfaitement égal. Et ceux-ci attendent le flot des arrivants de 9h
pour faire le petit regroupement matinal au café. Ils commencent
parfois sans elle ; gueule de bois oblige. Mais souvent, ils
l'attendent et lancent pendant ce temps-là les paris sur son heure
d'arrivée. Il n'y a pas de lot à gagner mais ils continuent de
jouer. C'est comme les chiens, se dit-elle un jour. Besoin vital de
jouer à la baballe. Ils lui sourient invariablement quand elle se
joint à eux. Jana ne fait pas l'unanimité. Mais elle ne donne rien
à ronger à ceux qui voudraient attaquer. C'est aussi pour cela
qu'elle ne fait pas l'unanimité. Elle ne donne jamais autant qu'on
lui donne. Jana n'est pas de eux qui se livrent. Elle n'est pas de
ceux qui se cachent non plus. Elle avance masquée, mais pas
toujours, imprévisible et intrigante. Les plus confiants aiment ce
danger dansant dans un corps de déesse. Les autres se méfient et se
prémunissent de tout à fait tomber sous le charme.
Jana
enchante. C'est une certitude.
« Alors
la plus belle ? Ton record aujourd'hui : il est 9h14. Tu as
eu une insomnie ou quoi ?
- Bonjour Francis. J'ai 9h16 sur ma montre. Il faudrait qu'on soit raccord sur le timing quand même. On appellera l'horloge parlante tout à l'heure et on se réglera sur la même heure OK ?
- OK, on se réglera...
Francis,
clin d'oeil à l'appui, laisse sa phrase en suspens et son ventre mou
se soulève de quelques centimètres en même temps que sa
respiration.
- Toi aussi tu es dans un bon jour Francis à ce que je vois. Au top de la séduction ?
Les
autres pouffent de rire. Francis aussi. Lourd mais sympathique et
bonne pâte. Il sait à quoi s'attendre avec Jana et elle le fait
rire avec sa répartie implacable.
- Oh oui si tu savais ma p'tite Jana !
- Tu n'es pas beaucoup plus grand mon Francis. Fais attention à ce que tu dis !
- Allez ! Au café les gars !
En
effet, Jana est la seule femme dans cette entreprise d'informatique.
Elle aime ça. Elle se sent couillue. Ah non ! Il y a aussi Sab
la secrétaire. Et Karima la femme de ménage. Cet endroit est un nid
de stéréotypes. Il pullule de préjugés en action. Les trois
femmes en rient parfois, quand elles arrivent à se croiser. Karima
n'arrive qu'en fin de journée et Sab peut partir tôt parfois.
Obligations familiales. Que Jana n'a pas et qui s'en porte fort bien.
Bref, les femmes font le ménage, sont secrétaires, et dessinent
mignonettes. Mais en réalité, le travail se passe bien. Jana aime
cet endroit. Elle y a construit ses repères. Elle y a construit un
nid. Personne ne doit le savoir et elle se garde bien d'en dévoiler
quoi que ce soit. Mais elle est dans son élément ici, avec ces
gens, même si... Même si elle reste prudente. Toujours. Elle ne
peut pas s'en empêcher, Jana. Elle s'est trop claqué de portes à
la gueule. Elle est toujours prudente. Cela ne favorise pas sa
liberté, elle le sait bien. Mais pour le moment, il en va ainsi.
Elle verra quand ça la gênera vraiment. Comme tout le monde, elle
attendra la vraie crise pour changer de stratégie.
- T'as raison Francisco, au café ! T'es chiante Jana d'arriver toujours à la bourre. On bave devant la machine en t'attendant.
- Tu peux être en retard toi aussi si tu ne veux plus attendre. Je t'assure, c'est sympa.
- Mais non Janouche ! Tu sais bien que je ne peux pas
Jana
est appuyée contre le radiateur. C'est sa place et ses gentlemen de
collègues la lui laissent. Elle est frileuse. Elle aime la calme
chaleur du radiateur surtout et pouvoir soulager son dos, pas
toujours bien réveillé lui.
Flo
est le seul à l'appeler Janouche. Le seul qui s'y autorise. Le seul
qu'elle autorise. A priori, elle n'invite pas à une quelconque
intimité. Mais Flo n'a pas la langue dans sa poche et la première
fois où elle l'a appelé « Flooooooo ! », il est
arrivé en courant, tout sourire. Il avait gagné sa bataille, elle
n'avait pas réussi à éviter le pragmatisme du surnom, ce qu'elle
avait juré sur ses grand dieux qu'elle ne ferait jamais au travail,
lieu non intime s'il en est ! Il s'était planté devant elle et
il avait souri 30 bonnes secondes avant de répondre : « Oui
Janouchka? »
- Janouchka ? Mais tu plaisantes ?
- Pas du tout ma chère. Maintenant que tu m'appelles Flo, je t'appelle comme je veux.
- Pas comme tu veux ! Et puis, c'est sorti tout seul. Je ne l'ai dit qu'une fois.
- Tu as ouvert la boîte de Pandore ma belle. C'est parti !
Elle
avait battu en retraite. Flo avait raison. Le combat avait été à
la loyale. Elle se pincerait les lèvres pendant quelque temps puis
elle prendrait l'habitude, s'était-elle dit à l'époque. Elle
ferait comme si elle ne voyait pas, ne savait pas. Et puis, cela
avait finalement tissé un lien fort entre eux deux. Juste un nom.
Comme quoi, cela tient à peu de choses. Personne d'autre ne
jouissait de ce privilège bien entendu. Jana avait fermé les portes
d'emblée à tous ceux qui avaient voulu en profiter pour
s'introduire dans la brèche. Personne d'autre que Flo. Mais Flo a
cette bonhomie franche et joueuse qui lui parlait. Elle est en
sécurité avec lui. Il ne ment pas. Ou alors, son regard le trahit.
Elle le sait tout de suite. Il ne s'en cache pas auprès d'elle. Il
n'est pas cachottier de toute façon. Et puis, mis à part cette
histoire de prénom, il accepte la situation telle que Jana
l'impose : elle est à l'écoute, disponible si nécessaire mais
elle ne se départit pas de son mutisme sur sa propre vie. Flo l'a
compris et l'admet. Il n'attend pas d'elle ce qu'elle ne peut pas lui
donner. Il dit qu'elle donne d'autres choses. Elle ne sait pas
vraiment. Elle n'a pas posé la question. Elle ne veut pas vraiment
savoir. La cécité a sa douceur.
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