vendredi 9 février 2018

L'enlèvement des Sabines, Émilie de Turckheim, Ed. Héloïse d'Ormesson


       Après un titre à la référence plus que classique, traditionnelle, l'originalité explose dès le chapitre liminaire. Le fond d'abord et la surprise orchestrée des quelques premières pages qui prend de cours le lecteur et peut-être le met mal à l'aise. Sûrement. Le fait rire ? Oui mais pourquoi rire sinon pour annuler ce malaise ? Rire pour ne pas devenir fou. Emilie de Turckheim est insolente et annonce tout de suite la couleur : attendez-vous à être décoiffé par la folie ambiante. Sinon, refermez tout de suite ce livre, il n'est pas pour vous.
Peu à peu, les personnages se révèlent et dévoilent leur démence au grand jour. Tous s'y complaisent. La seule qui ne délire pas complètement est celle que l'on traite comme telle, Sabine. Comme je l'ai entendu un jour et jamais oublié : le vrai fou sait ; le faux se demande s'il l'est. Le petit fou dérange les grands fous et se fait soigner. Les grands fous tracent leur vie en détruisant celle des autres.
Dans ce livre, il y a nombre de fous.
Il y a mère folle qui fait rire, rire jusqu'à faire finalement pleurer. Et oui c'est cela la folie. Comment fais-tu pour ne pas rire devant tes patients qui voient des éléphants roses ? interroge-t-on le psychiatre. Il ne fait rire que si l'on ne l'écoute pas vraiment. Que dans un film. Que de très loin. Qu'au début. Cette mère fait rire de plus en plus jaune puis plus du tout.
Les drames commencent par une comédie.
Il y a l'artiste fou, touchant à toutes les limites sans se soucier d'autre chose que de sa création. Sans égard pour son entourage. Sans une once de remise en question. La faute des autres. Et puis buvons pour oublier !
Il y a la sœur folle, le Japonais fou... Tous ont du succès ou l'apparence de la normalité. Et pourtant, tous sont de grands fous qui finissent par violenter ceux qu'ils sont censés aimer et protéger. Mais ici, personne ne protège personne. Personne n'en est capable. Sous des apparences drôlatiques et virevoltantes, ce monde est noir. Mais on ne s'en rend compte qu'après avoir refermé le livre. Comme si l'on s'était fait prendre au piège. Sabine se fait maltraitée par la bande des fous et trouve refuge auprès de son double Sabine, pourtant fruit d'une énième maltraitance. Ce n'est que dans l'inhumain que Sabine peut toucher un peu de douceur. Et pourtant, l'on trouve comme les autres que cette fille-là est un peu bizarre, jusqu'à ce que tous abattent leurs cartes les plus tarées. Au piège de l'apparence, du doute de l'autre, on se laisse mener, même si l'on s'attache. On ne se rend compte de la gravité, du vrai drame que beaucoup trop tard. La douce descente vers la violence de la folie des autres est imperceptible quand on rit, quand on croit que ça va aller, t'inquiète pas, c'est la vie.
Mais aussi, Emilie de Turckheim, fine stratège, nous emmène dans la variété des formes, dans le mélange baroque des diverses formes écrites, presque parlées, écrites et vocales, présentes, pas théâtrales ; beaucoup plus réelles que cela. De vraies voix encrées dans tous les sens, les règles bousculées, la forme folle, aussi folle que l'homme, la mère, la sœur, l'inconnu à la poupée, le patron queutard. La forme qui occupe l'esprit, qui réjouit. Chouette chouette chouette ! On applaudit ! Elle ose, le livre parle. Emilie lance le feu d'artifices. Les incongruités à chaque page, les étonnements à chaque pas. Le plaisir du lecteur. Et Sabine dans tout cela ? L'oublierait-on ? L'image de la vie ? Réfléchis digne lecteur !
Et cette dimension intertextuelle et historique qui rythme avec assurance le récit, du premier article du titre au dernier mot, force à penser. Ou alors elle est laissée en suspens et en tant que lecteur, n'y perd-t-on pas une grande partie de l'intérêt du projet de l'auteur ? La pensée de la violence éternelle, banale mais jamais résolue. La violence faite aux femmes. La femme méprisée et brisée. Fissurée. Mais elle ne rompt pas. C'est elle qui en sort la plus vivante. Vivante tout court. Et prête à écrire pour se sauver.
Emilie de Turckheim écrit l'écriture.
L'écriture qui sauve.
L'écriture qui lie.
L'écriture qui raconte l'humanité.
L'écriture qui éveille la conscience.
L'écriture, arme de survie.

Un de ces livres à relire, une, deux, trois fois. Car on le referme en se disant que l'on n'a pas compris. Rien compris peut-être même. Pas assez, sans aucun doute. Un livre à strates. A strass. Il brille fort. Emilie de Turckheim aussi.

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