Après
un titre à la référence plus que classique, traditionnelle,
l'originalité explose dès le chapitre liminaire. Le fond d'abord et
la surprise orchestrée des quelques premières pages qui prend de
cours le lecteur et peut-être le met mal à l'aise. Sûrement. Le
fait rire ? Oui mais pourquoi rire sinon pour annuler ce
malaise ? Rire pour ne pas devenir fou. Emilie de Turckheim est
insolente et annonce tout de suite la couleur : attendez-vous à
être décoiffé par la folie ambiante. Sinon, refermez tout de suite
ce livre, il n'est pas pour vous.
Peu
à peu, les personnages se révèlent et dévoilent leur démence au
grand jour. Tous s'y complaisent. La seule qui ne délire pas
complètement est celle que l'on traite comme telle, Sabine. Comme je
l'ai entendu un jour et jamais oublié : le vrai fou sait ;
le faux se demande s'il l'est. Le petit fou dérange les grands fous
et se fait soigner. Les grands fous tracent leur vie en détruisant
celle des autres.
Dans
ce livre, il y a nombre de fous.
Il
y a mère folle qui fait rire, rire jusqu'à faire finalement
pleurer. Et oui c'est cela la folie. Comment fais-tu pour ne pas rire
devant tes patients qui voient des éléphants roses ?
interroge-t-on le psychiatre. Il ne fait rire que si l'on ne l'écoute
pas vraiment. Que dans un film. Que de très loin. Qu'au début.
Cette mère fait rire de plus en plus jaune puis plus du tout.
Les
drames commencent par une comédie.
Il
y a l'artiste fou, touchant à toutes les limites sans se soucier
d'autre chose que de sa création. Sans égard pour son entourage.
Sans une once de remise en question. La faute des autres. Et puis
buvons pour oublier !
Il
y a la sœur folle, le Japonais fou... Tous ont du succès ou
l'apparence de la normalité. Et pourtant, tous sont de grands fous
qui finissent par violenter ceux qu'ils sont censés aimer et
protéger. Mais ici, personne ne protège personne. Personne n'en est
capable. Sous des apparences drôlatiques et virevoltantes, ce monde
est noir. Mais on ne s'en rend compte qu'après avoir refermé le
livre. Comme si l'on s'était fait prendre au piège. Sabine se fait
maltraitée par la bande des fous et trouve refuge auprès de son
double Sabine, pourtant fruit d'une énième maltraitance. Ce n'est
que dans l'inhumain que Sabine peut toucher un peu de douceur. Et
pourtant, l'on trouve comme les autres que cette fille-là est un peu
bizarre, jusqu'à ce que tous abattent leurs cartes les plus tarées.
Au piège de l'apparence, du doute de l'autre, on se laisse mener,
même si l'on s'attache. On ne se rend compte de la gravité, du vrai
drame que beaucoup trop tard. La douce descente vers la violence de
la folie des autres est imperceptible quand on rit, quand on croit
que ça va aller, t'inquiète pas, c'est la vie.
Mais
aussi, Emilie de Turckheim, fine stratège, nous emmène dans la
variété des formes, dans le mélange baroque des diverses formes
écrites, presque parlées, écrites et vocales, présentes, pas
théâtrales ; beaucoup plus réelles que cela. De vraies voix
encrées dans tous les sens, les règles bousculées, la forme folle,
aussi folle que l'homme, la mère, la sœur, l'inconnu à la poupée,
le patron queutard. La forme qui occupe l'esprit, qui réjouit.
Chouette chouette chouette ! On applaudit ! Elle ose, le
livre parle. Emilie lance le feu d'artifices. Les incongruités à
chaque page, les étonnements à chaque pas. Le plaisir du lecteur.
Et Sabine dans tout cela ? L'oublierait-on ? L'image de la
vie ? Réfléchis digne lecteur !
Et
cette dimension intertextuelle et historique qui rythme avec
assurance le récit, du premier article du titre au dernier mot,
force à penser. Ou alors elle est laissée en suspens et en tant que
lecteur, n'y perd-t-on pas une grande partie de l'intérêt du projet
de l'auteur ? La pensée de la violence éternelle, banale mais
jamais résolue. La violence faite aux femmes. La femme méprisée et
brisée. Fissurée. Mais elle ne rompt pas. C'est elle qui en sort la
plus vivante. Vivante tout court. Et prête à écrire pour se
sauver.
Emilie
de Turckheim écrit l'écriture.
L'écriture
qui sauve.
L'écriture
qui lie.
L'écriture
qui raconte l'humanité.
L'écriture
qui éveille la conscience.
L'écriture,
arme de survie.
Un de ces livres à relire, une, deux, trois fois. Car on le referme en se disant que l'on n'a pas compris. Rien compris peut-être même. Pas assez, sans aucun doute. Un livre à strates. A strass. Il brille fort. Emilie de Turckheim aussi.
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