Flo
manque de retomber à terre une seconde fois dans la journée. Il
ouvre les yeux comme des soucoupes et il grogne un « Hein !? »
poitrinaire.
« Tu
viens chez moi alors ? Oui ou non ?
-
Ben bien sûr que je viens ! T'es folle toi !
Ils
sortent du bâtiment en silence. Flo la regarde vraiment pour la
première fois de la journée. Comment a-t-il pu ne pas remarquer !
Le mot qui lui vient à l'esprit est « débraillée ».
Mais c'est un peu dur. C'est-à-dire que tout est relatif. Par
rapport à ce que Jana donne à voir à l'accoutumée, elle est
aujourd'hui très peu soignée. Elle reste belle et appétissante.
Les hommes et les femmes, comme toujours, se retournent sur son
passage mais lui voit bien qu'il manque la perfection du quotidien
habituel. Il cherche, sans trop la dévisager tout de même, ce qui
manque. Il trouve des choses en plus : des boucles d'oreille
plus grandes, des anneaux noirs alors qu'elle n'a toujours que des
petites perles de toutes les couleurs ; une grosse écharpe qui
enveloppe son cou ! Pas de rouge à lèvre c'est ça ! Et
peut-être même pas de mascara sur ses longs cils, beaucoup moins
longs de fait. Le teint est plus laiteux et uniforme. On voit
apparaître des taches de rousseur, en-dessous des yeux et sur le
nez. Quand il s'aperçoit de ça, Flo qui est assis face à Jana dans
un coin à quatre personnes du métro 14 sent sa bouche s'ouvrir.
« Tu
joues au poisson maintenant ?
Elle
a parlé en s'efforçant de sourire mais elle semble très crispée.
Flo n'a pas fait attention tant il était pris par son observation
pointilleuse de la jeune femme.
- Comment ça je joue au poisson ?
- Tu vas bientôt faire des bulles !
- J'ai fait quoi ?
- Rien Flo. Tu as ouvert la bouche rond comme un poisson. C'était drôle. Mais maintenant que je t'explique, ça n'est plus drôle.
- Ah...
- Pourquoi tu me regardes comme ça depuis tout à l'heure ?
- Merde ! Je croyais être discret.
- Ah... J'ai des yeux partout tu sais bien, dit-elle en riant.
- Oui c'est vrai. En fait, je te trouve différente aujourd'hui.
- Oui.
- Oui ? Tu es différente.
- Nous sommes là tous les deux en train d'aller chez moi. Ca change un petit peu de l'habitude non ?
Les
yeux plissés, ironiques, plus félins que jamais le toisent.
- C'est pas ça Jana.
- C'est quoi alors ?
- Oh fais pas l'innocente ! T'es pas crédible.
- Ok.
- Tu as la dose de taches de rousseur ?
- La dose ?
- Oh tu connais pas ?! C'est peut-être de chez moi ça. Tu en as plein.
- Oui.
Et
alors s'épanouit comme un miracle une rougeur sur ses joues.
- Oh pardon, tu n'aimes pas ça ?
- Non pas du tout.
- Ok. C'est dommage. Moi j'aime bien. CA te donne un air plus juvénile.
- C'est notamment ça que je n'aime pas.
- Pourquoi ?
- Parce que quand tu es une femme et que tu as l'air jeune, on te prend pour une débile.
- Tu devrais rajouter et qu'on est très belle.
- Et qu'on correspond à ce qui plaît physiquement oui. Le reste est subjectif.
- Tu ne te trouves pas belle ?
- …
- Hein ?
- Euh, tu es sûr de vouloir parler de ça ici ?
- Mais il n'y a personne qui nous entend.
- Si tu le dis.
- Alors ?
- Toi quand tu veux savoir quelque chose, tu ne cèdes pas ! Un vrai chien de chasse !
- C'est flatteur merci bien !
- C'est une image.
- Oui je sais, t'inquiète pas. Bon alors ? Ma proie va-t-elle me répondre ?
- Pas spécialement.
- …
- Tu fais encore le poisson. Qu'est-ce que tu as avec ta bouche aujourd'hui. Tu manques d'air ? Tu veux un peu de ventoline non ?
- Tu en as ?
- Oui. Je suis asthmatique depuis toujours.
- Non !!!!
- Siiiiii !!!!
- Putain, mais comment tu peux cacher tout ça.
- Je ne le fais pas exprès.
- Mon c... oui !
- Je ne le fais plus exprès. Le pli est pris.
- Bref, je reviens à nos moutons : …
- Oui chef !
- Tu ne te trouves pas belle ? Tu ne sais pas que tu es belle ?
- Flo, ce n'est pas toi homme des nuances et paradoxes à qui je vais apprendre que tout cela est parfaitement subjectif et que je ne vois pas la même chose que toi.
- Non, attends, y a-t-il une seule personne au monde qui t'ait dit que tu n'étais pas belle ?
- Bien sûr Flo ! Qu'est-ce que tu crois ?!
- Ah bon ?!
- Oui bien sûr.
- Qui ? Et puis tu le sais bien, les gens se retournent pour te regarder dans la rue.
- Mais que regardent-ils ? Tu le sais ? Peut-être pas ce que tu crois. En tout cas, ils ne voient certainement pas la même personne que toi, c'est certain.
- Ils te regardent car tu es belle Jana, tu ne peux pas le nier.
- Je ne le nie pas. Je le reformule : je correspond à ce qu'on attend physiquement d'une femme dans la société française d'aujourd'hui.
- Parce que les étrangers ne réagissent pas eux ?
- Arrête de chipoter ! Et en plus, c'est vrai, les Asiatiques me sourient toujours mais je ne vois aucune admiration chez eux. Je leur paraît très normale. Tu vois ?!
- Ok super, Janouch...
- Tu me demandes, je réponds.
- Oui oui. Bon, et qui donc t'as dit que tu n'étais pas belle ?
- Ma mère. Ma grand-mère. Mon frère mais c'est de bonne guerre entre frère et sœur.
- Tu plaisantes là ?
- Pas du tout.
- E qu'est-ce qu'elles disent aujourd'hui ?
- Ma grand-mère est morte et ma mère ne dit plus rien. Mais elle n'en pense pas moins je crois.
- Désolé pour ta grand-mère.
- Oh ça m'est égal ! C'était une vieille sorcière tyrannique.
- C'est mieux comme ça ?
- Oui exactement. C'est mieux sans elle. Depuis qu'elle est morte, ma mère a cessé de me dire que j'étais ceci cela, pas comme il faut. Il pince les lèvres et se tait. Toute seule, elle n'arrive à rien dire. Pas vraiment courageuse. Mais elle n'est pas méchante. Elle a été élevée comme ça. Pour le reste, elle est plutôt sympa.
- Dis donc, tu as du recul.
- Oh oui ! Je n'ai pas été maltraitée quand même. C'est ce truc-là qui pose problème chez nous, c'est tout. Sinon, ma mère est sympa je te dis. Elle m'a laissée faire du judo alors qu'elle n'y voyais aucun intérêt, avec mon père, ils m'ont suivie sur les études. Ils n'ont jamais grand-chose à me reprocher, c'est vrai mais ils auraient pu. On peut toujours.
- Mais attends. Je suis pas sûr de comprendre. Ta mère et ta grand-mère te disaient que tu étais moche ?
- Oui Flo. Tout simplement. Trop maigre, trop petite, les cheveux trop noirs et trop fins (ils ont changé avec l'adolescence, c'est pour ça), le teint pâle, les dents de travers. Il n'y a que les yeux qui ne laissaient pas trop à redire. Sauf que tout le monde a les yeux marrons dans ma famille proche et que ça paraissait très louche. Ma mère m'en voulait je crois. Comme si je l'avais trahie.
- Trahie de quoi ? Excuse-moi mais c'est super bizarre comme raisonnement.
- Oh c'est ma famille. Tu vas comprendre au fur et à mesure.
- Je vais comprendre quoi ? Qu'une mère en veut à sa fille d'avoir les yeux bleus ? Je vois pas ce qu'il y a à comprendre.
- Tu vas voir. Tu vas comprendre, je te promets. Et tu verras, Monsieur le défenseur de a veuve et l'orphelin que la situation est plus complexe que tu ne le crois.
- Tu n'es pas la fille de ton père ?
- Tout de suite. Tu n'aurais pas des parents psy toi par hasard ?
- Oh non !
- Et si ! Hihi ! Je suis bien la fille de mon père. Ce n'est pas un problème de tromperie, ou trahison de ce genre dont j'aurais payé les pots cassés.
- Ok. Mais t'es sûre ?
- Oui je suis sûre Flo. Si tu voyais mon père, tu ne poserais même pas la question.
- Pourquoi ?
- Parce qu'à part les yeux, on se ressemble énormément.
- Ah alors c'est pour ça !
- C'est pour ça ?
- Que ta mère t'en veut !
- Ah peut-être. Je n'avais pas pensé à ça. Mais au fond, je ne crois pas. J ene sais pas remarque. C'est une bonne question.
- Mais Jana en fait, tu te poses ce genre de questions ?
- …
Elle
ouvre aussi grand les yeux qu'il a ouvert grand la bouche quelques
minutes auparavant.
- Non mais je sais pas. Tu as l'air tellement sûre de toi et sans entraves.
- Ouh là ! Sans entraves !
- Oui tu n'as l'air arrêtée par rien.
- Vas-y continue qu'on rigole un peu !
- Tu sais où tu vas et personne ne t'en empêche, du moins tu ne laisses personne t'en empêcher. Tu es une costaude. J'imagine bien que tu as tes fragilités. Mais sûre de toi, je n'arrive pas à te voir autrement.
- Et bien ça commence aujourd'hui. Je ne peux pas te dire que je ne suis pas sûre de moi. Je sais ce qui fonctionne et quelles stratégies adopter pour obtenir ce que je veux. Et c'est vrai que je supporte mal qu'on me mette des bâtons dans les roues, comme on dit je crois...
- Tu crois ? … Ah oui, je découvre quelqu'un d'autre là...
- Oui je crois. Passons. Je sais comment et quoi faire, comme être et qui montrer pour ne pas être arrêtée, c'est ça, et avancer comme je le désire. Mis il y a toujours au moins un emmerdeur comme toi qui va chercher le fin mot de l'histoire. Vous êtes les pires et les meilleurs.
- Oh ! Me voilà touché au cœur Mademoiselle !
- Je suis sérieuse.
Il
lève les sourcils, interrogateur.
- Je suis sérieuse Flo. Merde alors !
- Oh un gros mot Princesse Jana !
- Ne m'appelle pas comme ça !
- Euh... c'était pour rire.
- Ça n'est pas drôle.
- Désolé, c'était vraiment pour rire.
- Eh bien, ce n'est vraiment pas drôle. Ça aussi tu comprendras.
- Quoi ?
- Patiente ! Oh c'est pas vrai celui-là !... Tu fais partie de ces rares personnes qui ne se contentent pas d'un mur lisse, froid et beau. Beaucoup s'en réjouissent et en profitent. Et c'est bien humain. Cela m'arrange beaucoup tu penses bien.
- Oui, c'est surtout ça que je pense.
- Et tu ne penses pas que j'apprécie ou même que j'attendrais peut-être qu'on vienne me chercher derrière le mur ?
- Je sais pas. Je ne te connais pas.
Elle
accuse le coup.
- C'est vrai. Je fais tout pour.
- Oui tout.
Elle
baisse la tête, la mine contrite.
- Enfin, Jana c'est pas un drame galactique non plus. Chacun fait comme il peut et veut pour se défendre.
- Une petite théorie sur les mécanismes de défense Monsieur le psy ?
- Ah non ! A moi de m'insurger ! Ne m'appelle pas comme ça !
- Et pourquoi ?
- Parce que tu me prends pour quelqu'un que je ne suis pas.
- Ok. Je ne peux que comprendre ça.
- Ce que je voulais dire c'est qu'on ne fait pas tout ce qu'on veut.
- Oui. On s'adapte.
Il
sourit. Elle se lève en trombe et l'attrape par la manche et le tire
vers la sortie en bousculant le monde arrivé entre temps. Ils
sortent de justesse de la rame.
- On a raté l'arrêt précédent.
- On peut marcher non ?
- Oui oui. Ce n'est pas loin.
Ils
reprennent leur souffle. Elle surtout. Maintenant qu'il sait qu'elle
est asthmatique...
- On va par où ?
- Suis-moi.
Leur
conversation a été coupée en plein élan. Ils marchent dans Paris
en silence 2 ou 3 minutes.
- Tu habites le quartier depuis longtemps ?
- Oh oui ! Au moins 5 ans.
- C'est pas énorme si ?
- Moi, ça me paraît long.
- Tu as souvent déménagé.
- Ah ça oui !
- Pourquoi ?
- Pour l'école, pour le travail de mon père, pour la santé de ma grand-mère, bref, pleins de bonnes raisons.
- Et tu as toujours vécu à Paris ?
- Ah non pas du tout !
- … donc ?
- J'ai grandi à Toulouse un bout de temps, puis on a déménagé à Marseille, et puis à Lyon, après la mer pour ma grand-mère donc direction Bretagne, Vannes. En gros...
- Donc tu es une fille du Sud toi ?
- Oui c'est vrai que je me sens plus du Sud que du Nord. Mais à Paris, tout est plus facile.
- Tout est plus facile ?
- Il y a plus de choses...
- Tu veux dire pour sortir et pour la culture ?
- Oui et puis le reste.
- Ok. Je n'aurais pas plus d'infos j'imagine.
- Oh mais c'est pas vrai ! Attends un peu !
- Ok ok.
Ils
finissent le trajet en silence. Flo frustré. Jana se crispe à
nouveau. Ils arrivent devant la porte d'un vieil immeuble. Elle
compose le code. Ses doigts tremblent, imperceptiblement. Ils passent
la grande porte cochère.
« Janouch,
t'inquiète pas.
- Si je m'inquiète au contraire. A ma place, tu t'inquiéterais aussi.
- Oki, j'ai rien dit. Juste, je vais pas m'enfuir en courant.
- C'est ce qu'on va voir.
Il
doit regarder l'expression de son visage pour être sûr qu'elle
plaisante bien. Mais même là, il n'est pas certain qu'elle
blaguait. Il ne saurait pas dire.
Ils
montent l'escalier , « pour deux étages, on peut monter à
pied. CA ne te dérange pas ?
- Non, pas de problème. C'est bon pour le cœur.
- C'est ça.
Sur
le palier, elle s'enfonce jusqu'au fond du couloir à gauche. Elle
cherche ses clefs. Doucement puis frénétiquement. Flo ne dit rien.
Il ne veut pas mettre le feu aux poudres. Elle les saisit :
- Enfin !
- Ah cool !Elle tremble de plus belle et se penche pour insérer la clef dans la serrure. Elle n'y voit rien avec ses longs cheveux qui lui tombent sur le visage. Elle finit par les rassembler d'une main et les enrouler dans son cou. Ce geste lui a coûté. Elle ne se touche jamais les cheveux, c'est vrai. Flo s'est déjà fait la remarque.Dos à lui, surgit un morceau pâle dans la chevelure sombre. « T'as un truc dans les cheveux Jana, attends !
- Non !Elle a presque hurlé.
Flo
ne bouge plus.
- Pardon, c'est normal, c'est rien. Ne touche pas.
- Ok. Pas de problème.
Il
lève haut les mains pour prouver ses bonnes intentions.
Ils
entrent l'un derrière l'autre. Il la suit précautionneusement.
Elle
reste immobile un instant puis fait volte-face et attache ses cheveux
en un épis chignon.
Il
la regarde. Il ne peut pas ne pas le voir.
Jana
a l'attitude d'une petite fille à nu.
Il
ne dit rien.
Le
silence est total.
Le
temps s'arrête.
« Pourquoi
tu n'as pas dit Jana ?, arrive-t-il à articuler.
- Tu t'enfuis ou pas ?
- T'es folle ou quoi ?Des larmes remplissent ses yeux qui disparaissent complètement.Flo s'approche de son amie et répète : « Pourquoi tu n'as rien dit Jana ? Pourquoi ?
- Pour avoir l'impression d'être normale.Il la prend dans ses bras et la serre très fort contre lui. Elle pleure sans un bruit ; lovée comme une enfant qui s'est tellement cachée.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire