Le
lendemain, quand Flo arrive, l'open space est vide. Il reste atterré,
là, devant les bureaux vides. Il se dit qu'il a décidément tout
brisé. Il est largement l'heure que tout le monde sauf Jana soit là.
Il reste debout, devant le panorama de nature morte. Il cherche ses
collègues cachés, il se baisse pour voir sous les jupes des tables.
Il ne voit rien. Il reste accroupi. Il se laisse aller à une vague
de mélancolie qui l'emporte tout entier. Comme tout le monde, ça
lui arrive. Ni plus ni moins. Mais pas tout à fait comme tout le
monde : il se laisse submerger. Il laisse l'envahisseur devenir
lui. Il ne lutte pas. Il a besoin de cette noyade. Il a besoin de
mourir un peu là maintenant. Il sera un autre après. Après chaque
vague, l'on est un autre. L'on devient différent. Il le sait. Cela
ne lui fait pas vraiment peur. Il accepte ces choses-là sans les
haïr comme la société l'apprend. Ses parents à lui ont montré
autre chose, une manière différente. Une autre voie. Pour
s'économiser. En premier lieu. Et pour grandir plus vite. Quand il
était enfant, Flo disait qu'il voulait être grand, déjà grand et
fort, pour changer le monde. Il faisait rire les adultes. Il s'en
fichait. Il y croyait dur comme fer. Alors il riait avec eux. De
croire aussi fort. Ses parents lui avaient dit un jour qu'il pleurait
à chaudes larmes devant un jeu fracassé par Aurore trop petite
encore pour qu'il lui tape dessus : « Tu veux grandir plus vite
mon Flo ?
- Oui...
Entre
deux sanglots à bout de nerfs.
- Alors pleure. Pleure tant que tu as des larmes. Et quand tu sentiras que la tristesse s'est vidée, tu verras que tu auras grandi.
- N'importe quoi ! avait-il crié à sa mère.
- Tu verras.
Il
s'était pelotonné sur son lit contre le mur, dos au monde. Il
s'était finalement endormi et au matin, il avait ouvert ses
paupières endolories de sel lacrymal et s'était fixé prêt au
combat, face au miroir. Il était le même. Elle lui avait menti. Il
n'avait rien de changé. Rien de rien.
Sauf
qu'il était léger.
Sauf
qu'il aurait pu voler.
Et
en sortant de sa chambre, il sourit à sa sœur comme si de rien
n'était.
Donc
tout avait changé.
Flo
est toujours au sol, à l'entrée. Il entend enfin un bruit. C'est
Marc qui surgit de l'ascenseur, en jogging. Flo s'exclame tout à
trac : « Ben Marc, qu'est-ce que tu fous ?
- C'est plutôt à toi de demander ça Flo.
- Euh, je crois pas non. Je suis au travail, un vendredi matin. Rien que de très normal.
- Un 11 novembre ?
- Oui ! Mais Marc la date n'a... Oh merde ! Le con !
- Allez ! Rentre chez toi ! En plus, tu as une tête à faire peur.
- J'ai eu peur. Ce silence, c'est mortifiant.
- Mortifiant ? Tiens donc ? Tu nous fais de la littérature maintenant ?
- Oh je sais pas, c'est sorti comme ça. C'est vrai que c'est un mot bizarre.
- Tu as l'air bizarre Flo. Tu te sens bien ?
- Oui oui. Une soirée trop arrosée.
- Ah... Dommage, tu aurais pu cuver tranquillement auprès de ta blonde d'un soir mais...
- Allez, laisse ma vie amoureuse en paix !
- Amoureuse ?
- Oui. J'ai un cœur moi aussi.
- Première nouvelle ! Je suis content de l'apprendre. Peut-être que tu vas nous faire l'honneur de nous en donner des preuves un jour.
- Pourquoi tu dis ça ? Et qu'est-ce que ça peut te faire ? s'étonne Flo.
- Je sais pas, les deux-là, le clan des top secrets avec Jana.
- Hein ?!
- Me dis pas que tu...
- Si!je ne suis pas comme elle !
- Ah non, tu n'es pas comme elle. Mais ça revient exactement au même.
- Tu plaisantes là ?
- Pas du tout.
- Allez, va réfléchir à tout ça et repose-toi.
…
- Marc ?
- Oui ?
- Pourquoi tu me dis ça ?
- A ton avis, pourquoi je te dis ça ?
- Je sais pas.
- Tu sais pas ? Où est passé Monsieur Théorie ?
- Là, je n'en ai pas.
- Flo, tu ris, tu joues. Et toi ? Toi toi ? Je ne sais pas où tu es. Tu fais ce que tu veux. Tu as raison, ce n'est pas mon problème...
- Si si, vas-y ! Je n'ai pas dit que ce n'était pas ton problème. Je suis juste très surpris, c'est pour ça que j'ai été un peu vif.
Marc
sourit. Il est d'une bienveillance à toute épreuve. Flo lui fait
confiance. Et puis il a l'âge de son père. Il éprouve un respect
instinctif pour la classe d'âge qui le précède. A l'ancienne. Jana
se moque de lui pour ça. Mais c'est ainsi et il n'a pas l'intention
de changer ça. C'est rassurant.
Marc
s'installe face à Flo. Il fixe le plafond. Il fait toujours ça
quand il dit des choses importantes. Pour ne pas que l'autre le
perturbe sans doute, pour organiser parfaitement sa pensée, pour que
les mots s'expriment exactement. Marc est un perfectionniste.
- Je ne veux pas être indiscret Flo.
- Non je t'assure Marc, dis-moi.
- Tu es un beau jeune homme, intelligent, drôle. Pourquoi si drôle ? Pourquoi si intelligent ? Pourquoi si beau ? C'est bien la première fois que je te vois baisser les bras. Tu ne peux pas tout contrôler Flo.
- Je ne veux pas tout contrôler !
- Ah... Alors je me suis trompé...
- Je ne veux pas tout contrôler Marc, je te jure.
- OK. C'est l'impression que j'avais. Au temps pour moi. Mais garde-le dans un coin de ta tête quand même au cas où. Salut Flo ! Au fait, je suis passé parce qu'on m'a prévenu que quelqu'un était entré dans nos bureaux. Avec une sale gueule qui plus est ! Mais ce n'est que toi, tout va bien. Ciao.
- Salut...
Flo
a l'impression d'avoir reçu un boomerang en pleine tête. Il n'a
rien vu venir. Il a froid. Il va rentrer dormir. Il ne veut plus
penser. Quelle merde ! Qu'est-ce qui s'est passé ?
La
question va tourner en boucle des jours et des jours.
Jana,
comme prévu, est rentrée chez elle. Elle a glissé contre le mur du
couloir. Elle s'est écoulée comme une grosse flaque. Elle est
restée comme ça, un temps indéfini. Elle ne travaille pas le
lendemain. Elle est libre de faire ce qu'elle veut. Elle peut même
attendre le matin sans bouger. Personne ne le saura. Personne ne lui
en tiendra rigueur. Tout le monde s'en fout.
A
21h00, elle se lève et tend un bras vers l'interrupteur. La lumière
éclaire le petit appartement. Elle se rassied. Elle reprend sa
transe.
A
22h42, les voisins rentrent. Elle entend les portes claquer.
A
23h59, elle se met debout et va se servir un verre de lait à la
fraise. Mécanique, elle se laisse tomber sur son canapé.
A
2h13, d'autres voisins rentrent. Complètement bourrés. Ils se
cognent dans les murs avant d'atteindre leur serrure qui a l'air de
leur résister cruellement pendant 5 bonnes minutes puisque la porte
ne claque pas.
A
4h36, elle s'allonge sur le canapé.
11h29 :
Jana se réveille.
Elle
a une putain de gueule de bois.
Le
week-end sera long. Plus que 69h avant le travail. Connard de 69 qui la nargue, tête en haut, tête en bas. Quelle merde !
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