samedi 10 février 2018

La clef du mystère

A vrai dire, Jana elle-même ne sait pas. Elle ne sait pas qu'elle ne sait pas. Flo se doute qu'elle ne se doute pas. Elle recèle des trésors inaccessibles, mais en réalité inaccessible aussi pour elle. Il repense au jour où il a laissé libre cours à sa rage. Il se dit qu'il a peut-être été naïf, que peut-être elle sait déjà tout ça mais qu'elle n'a pas trouvé d'issue ou qu'elle ne sait pas, réellement. Mais il a du mal à imaginer Jana qui ne sait pas, ne comprend pas. Elle est trop vive pour ça quand même. Ses yeux en disent plus. Mais chaque fois qu'ils sortent, il se surprend à l'observer à un moment ou l'autre de la soirée et à rêver qu'elle se découvre.
Il y a quelque temps, il était chez ses parents. Il ne leur parle pas de sa vie privée en général. Il reste, à son habitude, sautillant et boute-en-train. Il a ce rôle qui lui convient un peu partout où il passe. Il s'y retrouve et s'y plaît. Quand il est seul, il pose le masque et cesse de sourire et de plaisanter. Il cesse de relativiser. Comme tous les drôles, il ressent alors la gravité de l'existence, pas toujours heureusement, mais parfois. Et même si c'est proprement désagréable, c'est aussi rassurant car c'est la vraie vie, c'est la réalité à laquelle lui croit. Il n'est pas idiot. Il sait que la réalité n'est qu'un amas de croyances que l'on se construit pour vivre le mieux possible. Il sait, athée jusqu'au bout des ongles, qu'il y a une question de foi dans ce qui touche à l'homme. Il se tait. Il n'en dit surtout rien à personne. On ne doit pas dire ce genre de choses par les temps qui courent. Et le débat d'idées sur ce sujet ne le séduit pas. Plus tard peut-être. Il approfondit sa vie avec cette philosophie-là maintenant. On verra pour plus tard. Il n'a évidemment pas toujours pensé ça. Il a été au plus extrême du rationnel mais il a vite été dépassé par les complications de la vie et n'a pas pu en rester là pour accepter le réel. Il ne voulait pas être de cette engeance qui l'avait éduquée dans l'incertitude permanente, la réflexion à tout crin. Il était en colère. Il avait besoin de se dire différent. Rien que de très normal. Il en a fini avec ça. Il revient aux vieilles amours, ancestrales et s'inscrit sans douleur dans sa lignée. Les parents de Flo sont des personnes bienveillantes. Un peu trop sérieuses sans doute. Flo n'a pas beaucoup ri chez lui. Mais il a appris et il a pu poser toutes les questions qu'il voulait. Il avait des sacrées contraintes, il ne faut pas croire ! Il se devait de réussir à l'école quel que soit son choix. Mais ne pas essayer et ne pas trouver sa méthode n'était pas envisageable. Il n'a pas eu de difficultés de ce côté-là. Sa sœur ne peut pas en dire autant. Il la croise de temps à autre dans la rue. Elle est avec son chien éflanqué et ses potes camés. C'est la moins camée de tous, c'est un peu la chef du groupe d'après ce qu'il a compris. Tout le monde la respecte. Parfois, il a le sentiment quand il s'assoit avec eux que ça fait un peu secte. Mais bon... Les potos sont toujours contentes de voir Flo. Il les fait marrer. Ce n'est pas là une tâche bien difficile. Il rit me^me quand il n'ouvre pas la bouche. Il a gueule, disent-ils toujours. Ils sont plutôt sympas. Pas toute la journée mais quelques heures par-ci par-là. Dans ces cas-là, Aurore se referme comme une huître. Elle déteste le voir débarquer comme ça et s'incruster dans son monde. Elle a renié sa famille affirme-t-elle fièrement. Ce à quoi Flo répond que lui, pour sa part, ne l'a pas reniée et qu'une telle décision ne se prend pas unilatéralement, en tout cas pas dans son univers à lui et que donc, il agira comme il le voudra à l'avenir comme il l'a fait par le passé et qu'il continuera de venir lui rendre visite à elle et les autres, rien que pour savoir si tout va bien. « J'ai pas besoin de toi Florent. Je n'ai pas besoin de toi ni de personne. Je me débrouille très bien toute seule.
  • Je sais. Je ne te propose pas d'aide. Ne t'inquiète pas pour ça. Je viens seulement me rassurer.
  • Eh ben rassure-toi de loin si tu peux.
  • Et par quel moyen Madame le petit génie ?
  • Pfff... Connard.
  • Moi aussi je t'aime ma petite conne de sœur.
Mais Aurore ne rit pas et le regarde avec amertume quand il lui dit ça. Car il y a toujours droit au cours de la conversation. C'est en fait presque la seule chose qu'elle lui dit le temps qu'il est là. Ses amis tentent bien de la raisonner et de lui parler comme elle aime qu'on lui parle mais ils n'y peuvent pas davantage que Flo. Ils s'en excusent auprès de lui. Ils envient Aurore et il y en a même un qui lui a dit une fois. Une seule... Elle lui a hurlé dessus qu'il ne connaissait pas sa famille, pas son passé et qu'il n'avait pas à lui dire quoi désirer dans la vie et quoi aimer ni qui aimer. Ce que le poto en question, bien sûr, ne s'était pas risqué à dire connaissant la gonzesse. Il avait juste dit que Flo était un mec cool et qu'il aurait bien un frérot comme lui. Il l'avait dit sans regarder Aurore, à l'attention de Flo. Mais la tornade s'était tout de même déchaînée. Plus jamais une phrase ne s'était directement adressé à Flo sur ses venues et sur lui-même. Seulement des regards et de la reconnaissance. Flo ne savait pas bien pourquoi. Mais il était sûr que c'était de la reconnaissance. Aurore ne les relevait pas. Puisqu'elle s'évertuait à rester presque de dos à Flo , De trois quarts disons avec le visage peu visible. Elle ne lui octroyait pas cette chance. Flo appréciait ces heures incongrues. Bien sûr qu'il avait mal de voir sa sœur le détester comme ça. Il sentait qu'elle ne supportait pas tout ce qu'il représentait, tout ce qu'il ramenait avec lui. Elle l'aurait étranglé si elle n'avait pas su la bataille perdue d'avance. Flo n'aurait en aucun cas hésité à la mettre à terre. Il était tout ce qu'on voulait bien le reprocher mais il était couillu et elle le lui accordait sans rien en dire, bien évidemment. Elle était sale, percée de partout. Flo aurait voulu qu'elle lui montre ses tatouages et qu'elle lui explique. Cela attisait sa curiosité. Ils avaient l'air magnifiques, sur sa belle peau brune. Mais elle les cachait, exprès. Elle savait qu'il les regardaient avec curiosité. Mais cela faisait partie des choses auxquelles elle ne donnait absolument pas accès. Y en avait-il d'ailleurs encore des choses auxquelles elle donnait accès ? Pas à lui en tout cas. Si, elle aurait pu le dégager comme un malpropre, envoyer son chien l'attaquer si elle avait vraiment voulu. Mais elle le laissait s'asseoir et rester vraiment longtemps. Elle manifestait ouvertement son mécontentement mais elle ne le chassait pas. Et Flo savait que c'était déjà ça. Elle aurait été capable de se mettre à hurler pour qu'il s'en aille, à lui courir après comme une folle. Elle se fichait de passer pour une folle. Elle se fichait de trop de choses. Elle se prenait sans doute elle-même pour une folle.
Flo transmettait les informations qu'il glanait aux parents mais il n'y a pas grand-chose à se mettre sous la dent. Ils n'en parlaient jamais ensemble. Il avait entendu ses parents se disputer à ce propos. Il n'avait pas écouté. Il n'y avait rien à dire. Juste attendre. Quand il se rend chez ses parents, Flo commence par ça et passe ensuite au reste. Il se débarrasse du bébé et fait ensuite comme si de rien n'était. En famille, il est pour la méthode de l'autruche parfois. Sinon, il serait le facteur de ses parents, le psy indirect de sa sœur, il aurait des missions à remplir. Il n'en veut pas. Ce n'est pas son rôle et il n'a pas besoin de le dire plus fort que cela. Ils le savent et ils baissent la tête en soupirant.
Ce jour dont nous parlons, Flo retranscrit sa dernière visite à Aurore rapidement. Mais il en vient au sujet qui l'intéresse et pour lequel en réalité il est venu les voir.
«Vous savez ma collègue Jana.
  • Oui. Mais, elle ne s'appelle pas Janusa plutôt ?
  • Oui enfin, personne ne l'appelle comme ça.
  • Mais c'est son nom quand même.
  • Bref Papa, on a déjà eu cette discussion. Tu sais bien qu'elle à peu près aussi ouverte à la discussion qu'Aurore donc pas de possibilité d'en savoir plus.
  • Oui je sais mon grand. Juste que je trouve ce prénom fantastique.
  • Je ne suis pas sûr qu'il soit fantastique à porter mais sans doute à imaginer oui. Moi je le trouve plutôt très moche.
  • Oh quand même c'est ton ami Flo !
  • Et alors Papa ?! Je ne vois pas le rapport ? On n'est pas obligé d'aimer le nom de ses amis quand même...
  • Enfin Jean-Luc ! C'est complètement idiot ce que tu dis là ! Moi je trouve que Jean-Luc est très laid et surtout très douteux comme prénom, ça ne m'empêche pas d'être marié avec toi depuis 25 ans.
  • Cette femme est la douceur incarnée ! Un vrai réconfort.
Il rit et serre sa femme dans ses bras.
  • Bon allez les jeunes là, j'ai besoin de vous.
  • Oui vas-y, on t'écoute Flo.
  • Je ne vous ai jamais vraiment expliqué pour Jana.
  • Expliqué quoi ?
  • Eh ben, c'est un être très étrange.
  • Dis, tu n'as pas une photo qu'on se fasse une idée ? Moi j'ai besoin d'un visage tu sais bien.
  • Oui Mam, j'ai même une video.
Il sort son portable de sa poche, y cherche la vidéo et appuie sur play. C'est au travail, un matin plus difficile que les autres, tout le monde a des cernes d'insomniaque chronique. Mais l'ambiance est encore plus farfelue et les rires fusent. On y voit Marc, Kévin, James, Franck, Hichem, Jamaal, Simon, Greg et Jana sur son radiateur.
  • Oh la vache !
  • Quoi Mam ? On était crevé c'est tout.
  • Non c'est pas ça. Elle est magnifique cette fille !
  • Oui. Elle est magnifique. Tout le temps. Justement...
  • Fais-moi voir encore ! On dirait une panthère, elle a des yeux de chat.
  • Oui, tout le monde est d'accord là-dessus.
  • On a du mal à décrocher le regard de ce physique-là. C'est étonnant à ce point-là.
  • Tu me facilites la tâche Mam.
  • Pourquoi ?
  • Parce que cette fille n'est pas normale.
  • Ah ben évidemment non elle n'est pas normale ! répondent-ils en cœur du tac au tac.
  • Excusez-moi chérie, mais c'est une bombe.
  • Ben Jean-Luc, tu te lâches ?
  • Non il faut dire ce qui est.
  • Oui tu as raison. Il y a quelque chose d'atomique chez cette fille. Pas ordinaire. On a beau dire, l'apparence parle quand même. Elle doit être spéciale non ?
  • Mais attends Maman ! Je n'ai même pas le temps d'expliquer.
  • Oh pardon chéri, je me suis emballée.
  • Donc, Jana
  • Janusa,
  • Papa ! Arrête !
  • Oh c'était pour rire.
  • Jana n'est pas mon amie comme tu l'as dit tout à l'heure, dit Flo en se tournant plus directement vers son père.
  • Ah bon ?
  • Non. On ne peut pas être ami avec Jana.
  • L'apparence ? Souvent les très belles filles surtout jeunes se protègent beaucoup. Encore plus dans une équipe aussi testostéronée !
  • Je ne crois pas que ce soit ça. Peut-être. J'y ai pensé. Mais Jana aime être avec des hommes. Elle préfère. C'est clair. Le problème, c'est que j'aimerais être son ami. Ce que je vois d'elle me donne envie de l'apprécier et de partager des choses avec elle mais elle est claquemurée dans son monde et je ne peux pas l'en faire sortir.
  • Même toi ?
  • Même moi Mam. C'est vrai, souvent j'arrive à détendre même les plus craintifs et les plus lointains. Mais elle ! Je suis le plus proche d'elle, parmi toute l'équipe mais même, vous voyez, parler de proximité n'a pas de sens. Elle est là sans être là.
  • Elle est attentive quand on lui parle ? Elle écoute ?
  • Oui très bien même. Elle prend le temps d'écouter. Elle ne coupe pratiquement jamais la parole ou alors quand elle est vraiment très fatiguée, c'est drôle. Mais sinon, s'il y a bien une grande qualité, c'est celle-là.
  • Ok. Vas-y continue.
  • En fait, ce que je veux dire quand je dis qu'elle est là sans être là c'est qu'elle est avec nous mais le vrai moi reste chez elle ou je ne sais pas où, ou alors elle le cache tellement bien en elle-même que personne ne le perçoit. Les autres s'y sont faits comme ça et continuent leur vie. Mais moi non. Je n'y arrive pas. Je sais qu'il y a des tas de choses que j'ignore sur elle, tout en fait. Mais il y a surtout quelque chose qui m'échappe, que je ne comprends pas.
  • Pourquoi dis-tu que tu ignores tout d'elle ?
  • Parce qu'elle ne raconte rien.
  • Rien ? C'est impossible.
  • Je te jure Papa. Rien de rien ! Je sais seulement qu'elle est ceinture noire de judo et bien calée en techniques de combat en général.
  • Ah oui ! Pas classique cette petite !
  • Mais à part ça, je vous jure que je ne sais rien. Je ne sais pas dans quel quartier elle vit, je ne sais pas si elle a une famille, je ne sais pas si elle a des frères et sœurs, je ne sais pas si elle est originaire de Paris, je ne sais pas ce qu'elle fait le week-end, je ne connais pas sa date d'anniversaire, je ne suis pas sûr de l'âge qu'elle a. C'est fou quand même ! Ah si, je sais ce qu'elle aime comme films et comme livres. C'est tout. C'est vrai. On parle de ça tous les deux. Sinon, c'est moi qui parle.
  • Et si tu lui poses des questions ?
  • Elle te regarde droit dans les yeux et elle attend que tu fasses ton deuil d'une quelconque réponse.
  • Ah oui...
  • Elle n'a pas de petit ami ?
  • Je ne sais pas.
  • Elle est peut-être homosexuelle non ?
  • Je ne sais pas.
  • Personne ne sait, personne n'arrive à comprendre.
  • Et ça ne t'énerve pas ? Moi franchement, à ta place, je lui secouerais les puces et sans ménagement !
  • Si ça m'énerve. Je lui ai dit l'autre jour. Je me suis emporté.
  • C'est vrai ?
  • Oui.
  • Tu devais être vraiment excédé parce que si toi tu t'emportes, n'importe qui s'emporterait.
  • Sans doute oui. Les autres gardent la distance qu'elle impose et rajoute la leur. Moi, je ne veux pas de ça. Je vais la chercher tout le temps. Et je vois qu'elle m'apprécie. Mais elle ne donne rien. C'est ça oui, que je lui ai dit l'autre jour. Qu'elle ne pouvait pas rester là à dire leurs quatre vérités aux gens sans jamais rien donner en échange et que si personne ne pouvait l'aider, c'était peut-être qu'elle devait se poser des questions sur ce qu'elle faisait pour ça. Un truc du genre qu'elle avait peur des gens généreux etc.
  • Mais toi, elle n'a pas peur de toi ?
  • Non, elle n'a peur de personne.
  • Ben si ! Des gens généreux tu viens de le dire.
  • Oui j'aurais dû dire de la générosité, ça aurait été plus juste.
  • C'est bien impersonnel tout ça !
  • C'est le vide intersidéral tu veux dire. Et tout en elle dit combien elle est riche. Je suis bloqué.
  • Pas l'habitude fiston ?
  • Pas l'habitude non.
  • Elle a des contacts par téléphone avec son entourage ?
  • Oui des textos. Tous les jours.
  • Elle a donc un entourage.
  • Il faut croire oui.
  • Elle n'en dit rien ?
  • Mais non ! Rien !
  • Elle se comporte normalement avec les gens ?
  • Oui je trouve. Elle a quelques manies, un peu perfectionniste sur les bords. Mais ça n'a pas l'air handicapant. Elle aime ses rituels. Elle peut en rire quand je plaisante avec elle sur ça. Rien de plus.
  • Mais avec les autres, elle parle normalement ?
  • Oui. Tout à fait normalement. Elle parle doucement, toujours doucement. Mais elle n'a jamais l'air d'avoir peur ou d'être inquiète.
  • Elle est beaucoup trop lisse pour être réelle cette jeune femme. Tu es sûre qu'elle existe vraiment ? Sinon je te prescris un petit Risperdal ou deux mon grand !
  • Papa... Remarque, je verrai peut-être autre chose que ce que je vois tous les jours depuis deux ans que je la connais sans la connaître.
  • Flo, cette fille ou a un gros péché à cacher, ou une grande maladie à masquer, ou je ne sais pas. Mais il y a un truc. Ce n'est pas possible de se protéger à ce point-là. Ou alors, et je pencherais bien vers ça, elle a été fracassée par la vie et elle a trouvé le meilleur moyen d'échapper à la destruction massive comme ça.
  • Tu penses que c'est à ce point-là Mam ?
  • Oui je pense.
  • Et toi Papa ?
  • Je suis d'accord avec ta mère. Ce sont souvent les enfants abusés, maltraités qui ont ce genre de fonctionnement arrivés à l'âge adulte.
  • Pas seulement Jean-Luc, il y a aussi...
  • Eh ! Ne vous lancez pas dans une discussion théorique là !
  • Elle n'a pas du tout l'air d'avoir été maltraitée. Pourtant j'ai le pif pour ça. Mais là non, aucun indice.
  • Sauf le judo et tout ça non ?
  • Ca pourrait oui...
  • Si tu veux la trouver, cherche le fracas Flo. Mais attention à ce que tu trouveras et te le pardonnera-t-elle ?
  • Sûrement pas si je trouvais.
  • A toi de voir.
  • Je crois que je pourrais l'aimer si elle était vraiment quelqu'un.
  • Elle n'est pas prête.
  • Je sais. Elle perd sa vie.
  • Elle la gagne peut-être au contraire. En la reconstruisant tardivement. Et elle pourra aimer et vivre après.
  • Espérons...

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