- Allez, toi aussi sois une belle femme, celle qui sait dire qu'elle aime.
Mais
non. Elle ne sait pas. Flo se trompe. Il croit en elle bien plus loin
qu'elle ne le peut. Son silence et le mystère qui l'entourent lui
font peut-être croire qu'elle est capable de tout cela. Elle aime
sans doute donner cela à croire. Pour n'avoir à essuyer aucun
reproche et pire encore ! Aucun conseil. Elle préfère qu'on
lui crie dessus plutôt qu'on lui donne un conseil, soi-disant
bienveillant, en réalité qu'elle ne peut entendre autrement que
condescendant. Elle ne supporte plus la condescendance. Elle ne
supporte plus cette place passive qu'on lui a si longtemps attribuée.
Elle préfère pouvoir laisser l'autre s'époumoner face à elle.
Elle ferme les écoutilles et elle le laisse déblatérer en le
regardant droit dans les yeux. Il finit par s'essouffler. Elle attend
patiemment la fin et sourit sans un mot. Elle est exaspérante quand
elle fait cela. Tout le monde s'accorde là-dessus. Exaspérante car
parfaitement inaccessible. Mais, même si elle n'en dit ni n'en
montre rien, elle en tient compte. Les gens lui en veulent. Elle fait
comme si de rien n'était. Elle reste polie et lisse. Ils finissent
par céder, de lassitude. Mais les vrais gens, comme Flo, ont
compris, qu'au fond, cela ne tombe pas dans l'oreille d'une sourde et
qu'elle respecte la colère de l'autre. Ces gens-là savent qu'elle
est touchée et qu'elle y pense le soir devant sa télé sur son
canapé. Enfin, ils imaginent.
Ils
imaginent parce que non, Janusa ne parle jamais de sa vie hors de ces
murs de l'entreprise. Elle est absolument muette sur ce point. C'est
devenu un jeu pour les autres d'essayer de lui en faire dire, même
un détail. Mais même quand elle boit, elle ne perd jamais ce
contrôle-là. Elle est en mode automatique. Le jeu ne fait plus rire
tout le monde. Certains s'en agacent et disent qu'elle est égoïste.
D'autres disent qu'elle a une deuxième vie à leur cacher. D'autres
disent seulement qu'elle est d'une pudeur folle. Tous ont raison et
tous se trompent.
La
journée de travail peut enfin commencer. Une fois qu'elle est
lancée, Jana est indécollable de son écran. Elle s'enfouit dans
ses longs et épais cheveux qui font œillères et bouchons en même
temps. Son nez dépasse, quand on la regarde de profil, son nez
aquilin, pas un petit nez, le front bombé aussi. Et les orbites sont
complètement masqués. Plus personne ne peut la déconcentrer. Ils
ont bien essayé mais elle reste imperturbable et ils ont vite
attendu qu'elle leur redonne son attention pour poser d'éventuelles
questions ou lui demander son avis. Jana dispose d'une concentration
qui subjuguent. Ses yeux bleus vibrants rivés sur l'écran, elle
galope jusqu'au but sans un accroc. Elle attend même d'avoir fini sa
tâche pour aller aux toilettes. Bizarre quand même disent certains.
« Les petites manies de chacun » rétorque Flo. Souvent
elle met même ses écouteurs pour encore davantage s'isoler. Elle le
fait encore plus depuis quelques temps. La fatigue peut-être. Jana a
toujours été très concentrée, quand elle le décide bien sûr.
Vous aurez compris, c'est ne tête dure. Elle ne fait que ce qu'elle
veut ou presque. Elle en a l'air en tout cas. Déjà petite, elle se
plongeait dans une activité ou un film ou autre et l'on ne pouvait
l'en décoller avant qu'elle ait terminé. Ses parents se sont
inquiétés. Ils se sont demandé si elle n'était pas un peu
autiste. Il sont alors voir des psys. Mais les psys n'ont rien vu,
ont dit qu'elle était tout à fait normale et les parents sont
repartis avec toutes leurs questions. Ils ont fini par s'adapter. Ils
étaient mécontents et toujours aussi soucieux. Ils ont à moitié
gueulé sur les psys. Sauf le dernier, ils ont jeté l'éponge et sa
ère s'est mise à pleurer. Jana se souvient de ce moment comme si
c'était hier. La psy a dit : « Madame, j'entends votre
désarroi (Jana n'avait pas compris sur le moment d'ailleurs ce mot
qu'elle n'avait jamais entendu) mais réjouissez-vous aussi que votre
fille soit en bonne santé. Je vous assure que c'est une petite fille
qui va bien. » Mais ses parents sont de ceux qui ne cesseront
jamais de s'inquiéter pour leur fille. Sa mère continue de
l'appeler tous les jours. Jana ne répond plus sauf le dimanche.
Disons-le, sa mère est une chieuse. Elle se rassure elle-même en
laissant ses messages inintéressants et en faisant participer Jana à
son quotidien. Mais là encore, Jana n'écoute pas tous les messages,
loin s'en faut. Mais ça, c'est entre elles deux et personne ne s'en
mêlent, tout simplement parce que personne ne le sait.
Une
fois la matinée de travail achevée, les autres partent manger. Et
Jana les rejoint un peu plus tard. Elle ne part jamais en même temps
qu'eux. Elle profite de ce moment de solitude apaisante dans l'open
space vidé. Elle respire profondément, elle tourne sur son siège,
doucement. Elle pousse de la pointe de son pied le sol moquetté. Elle
a enlevé ses chaussures et ses chaussettes. Elles sent le moelleux
du sol. Son doudou à elle. Elle tournicote lentement sur sa chaise.
Et elle fait une mini sieste. 5 minutes et elle se réveille avec le
sourire. Seule avec le sourire. Personne ne peut lui voler cela. Le
reste, c'est toujours un risque. Quand les autres sont là, ils
peuvent toujours voler ce qu'ils convoitent. Sa muraille est efficace
mais surtout aux yeux de ses congénères. Malgré toutes les années
et l'assurance acquise, elle craint toujours d'être volée. Nue.
Elle se voit nue au milieu d'une cour encerclée de pairs ironiques.
Volée et prisonnière.
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