jeudi 15 février 2018

Lundi matin et le monde renaît

Lundi matin, tant attendu. Le week-end le plus long de l'année pour la fille, le plus alcoolisé de sa vie pour le garçon. Le plus sexuel ? Ah, pas sûr ! Il a déjà fait, mieux ? Pareil ? Il ne sait plus tout à fait. Mais ça, il ne faut pas le dire. Il doit avoir une mine encore plus déplorable que vendredi. Marc va s'en apercevoir. Marc ne va pas rester sans rien dire.
  • Salut Flo, c'est toi le dernier au...jourd'...hui... ça va pas ?
  • Si si pas de soucis les gars. Gros week-end.
  • Aaaah ! Fiesta fiesta !
  • Combien de coups t'as tiré ?
  • Ce que t'es lourd Franck !
  • Allez !
  • Je sais plus...
  • Oooooooh ! T'es sérieux ?
  • Oui malheureusement.
  • Malheureusement ? Mais au contraire mon gars. T'as profité de la vie ! Il faut à ton âge ! C'est bien. Moi je cautionne.
  • Toi tu cautionnes dès qu'il y a du cul dans l'air.
  • Non. Je suis un épita...
  • Epicurien !
  • Epicurien. Carpe Diem !
  • Toi, t'as toujours pas décroché de l'adolescence. Tu m'étonnes que ta femme t'a quitté.
Ce n'est pas Jana qui a dit ça. Pourtant, c'est son style. Elle est à son poste. Elle arrivée avant tout le monde. Elle n'a pas pris de café. Ils n'ont pas voulu la déranger. Elle a mis ses écouteurs. Ils se sont dits qu'elle attendait Flo. En attendant, c'est Simon qui a eu cette répartie incisive.
  • Oh ta gueule toi !
  • Arrête-toi là, tu vas devenir vulgaire Francky !
  • Oui bon... Au café ?
  • Au café !
  • Janaaaaaaaa !
Elle ne bouge pas d'un cil.
  • Janaaaaaa, fais pas la gueule !
Toujours aucun signe de vie. Flo ne bouge pas. Il ne veut pas la voir. Il n'a pas envie de la voir. Du jamais vu. Simon, qui a l'air bien en forme pour un lundi matin se décide à aller chercher la demoiselle. Elle le voit et se contente de lui faire un geste de la main pour lui dire qu'elle ne se joindra pas à eux. Elle a gardé les yeux rivés sur son écran.
  • Okayyyyy
  • Il se passe quoi avec Jana ?
Ils se tournent tous vers Flo.
  • Je sais pas. On communique pas encore par télépathie.
  • Non mais tu pourrais savoir toi, tu parles avec elle.
  • Oui moi je parle. Mais elle ne parle pas avec moi.
Ils rient. Flo sourit et prétexte la fatigue pour ne pas s'esclaffer. L'arme toujours aussi fatale de la fatigue.
Le café dure ce matin-là. On ne s'est pas vu depuis jeudi soir. Et on ne le dit pas mais on s'est un peu manqué. Ça fait long trois jours. On discute. L'ambiance est particulièrement chaleureuse. Chacun a son anecdote à raconter. Chacun y va de son ton. On plaisante, on se moque gentiment, on rit beaucoup. Flo n'a pas assez d'énergie pour rire. Il n'a non seulement pas l'envie mais en fait, pas la possibilité de rire. Rien en lui ne se déclenche en ce sens quand il le faudrait, quand tous les autres sont déjà déclenchés. Il ne comprend pas ce qui lui arrive là. Ça, il ne connaît pas. Il connaît la fatigue des nuits blanches entre deux jours de travail. Il Connaît les grandes vagues mélancoliques, une à la fois. Mais cette espèce de nausée lancinante. Pas nausée non. CA c'est dans sa tête, ce dégoût. Du dégoût, l'envie de tout arrêter, l'envie de repartir en courant chez lui, qu'il doit réprimer sévèrement pour ne pas y céder, l'envie de tout laisser derrière lui, l'envie de fuir à l'autre bout du monde, d'être seul, de refonder une nouvelle vie, de repartir à zéro. Flo a peur. Il a peur d'être là. La seule position vraiment accessible et qui lui conviendrait en cet instant serait dans son lit, enveloppé dans sa couette, seul, surtout seul, la télé allumée, le livre tout contre soi, le téléphone en silencieux mais pas trop loin. Et le gros éléphant en peluche juste au-dessus de sa tête (Flo a une passion pour les éléphants. Peut-être qu'il l'expliquera plus tard.) Tout ça n'est pas du tout approprié. Tout ça est dingue. Il entend dans sa tête une petite voix, qui répète inlassablement « Maman. Maman. Maman. » Un disque rayé qui cajole en dedans. Il n'a pas honte. Il n'a plus honte. Il veut seulement que ça s'arrête.
Pourquoi maintenant, là ? Au travail merde ! Le week-end c'est vrai, il l'a passé à picoler, baiser et cuver, et on recommence. Jeudi soir, vendredi dès l'après-midi, samedi idem. Et dimanche, soirée finie à 7h du matin. La journée à traîner, tranquille, sans fille, sans rien. Des séries toute la journée, entre deux siestes. Et le soir arrive vite. Et c'est déjà lundi matin. Le réveil a été une véritable épreuve, autant le dire comme c'est. Mais un soulagement aussi. Les règles à respecter et pas de questions à se poser. On y va, on bosse et on avance. Eh oui sauf que celui qui l'a fait déborder est là devant ses yeux, ou pas loin en train de passer des coups de fil. Il ne s'était pas attendu à cette conséquence-là. Sa victime est à aussi. Il est grignoté de toutes parts de culpabilité et de colère. Il ne se savait pas si.. Bref, il doit se mettre au travail.
Un courant froid fait frissonner ceux qui doivent contourner le bureau de Jana pour rejoindre le leur. Ils cherchent un courant d'air, une source mais le phénomène ne les intéresse pas réellement. Ils atteignent leur bureau une autre idée en tête. Flo pour le coup, s'y attendait. Il passe sans un regard pour Jana. Il croit la voir tenter mais il continue sa route jusqu'à son siège. Il n'a pas le courage de plus. Il ne pensait pas qu'un jour communiquer lui coûterait autant. Il reste d'ailleurs incrédule.

Jana entend le sol trembler. Elle se lève. Ca a tremblé fort. Elle cherche en-dessous de son bureau ce qui pourrait. Elle regarde autour d'elle, sur la pointe des pieds cette fois. Rien. Le calme plat. Elle enlève ses écouteurs et regarde Franck, Hichem et Kevin qui sont les plus proches, ils rient. Elle fait le tour de la pièce, toujours sur la pointes des pieds et voit Flo se relever et se mettre dans son siège en plaisantant : « eh ben dis ! J'aurais peut-être mieux fait de bosser de chez moi aujourd'hui !
  • Ou de ne pas t'être mis trois mines d'affilée dans le week-end !
  • Ah non ! Ca c'était nécessaire.
Il fait rire mais il ne rit pas lui-même. Personne ne le voit. Il a rassuré son monde à peine tombé de son fauteuil. Les collègues ne s'inquiètent pas pour lui. La chute a une raison bien valable : le week-end de fou furieux qu'a passé Flo.
Elle attend de croiser son regard. Elle ne dit rien. Il est livide. Elle pense qu'il va vomir. Il peine à se rasseoir. Il sait qu'elle est là. Il la sent. Il sait lui aussi qu'il va vomir. Il respire profondément. Il essaye de faire redescendre la tension mais la nausée, la vraie cette fois monte encore plus haut dans sa poitrine et il sent le premier hoquet s'emparer de lui. Il se lève doucement, pour ne pas tomber. Il vise les toilettes. Il marche très régulièrement jusqu'au couloir et tourne à gauche. Il arrive juste à temps au-dessus de la cuvette. Il se vide comme jamais. Il a presque peur d'y laisser un organe au passage. Une fois son corps lessivé, il se laisse aller contre la cloison branlante. Il ne peut pas étendre ses jambes mais tant pis. Il veut que rien ne bouge. Il reste comme ça un bon moment.
Puis la porte s'ouvre. Il entend que ça ne peut être que Jana.
Il maudit le ciel.
Il aurait même préféré Marc.
« Florent ?
  • Janusa ?
  • Ca va ?
  • Mieux.
  • Qu'est-ce qui se passe ?
  • Forcé sur l'alcool ce week-end.
  • Ton foie est plus résistant que ça normalement non ?
  • Oui.
  • Tu veux quelque chose ?
  • Non.
  • Hein ?!
  • Non, dit-il plus fort.
  • De l'eau ? Allez !
  • Ok.
Elle se dirige vers le lavabo, prend un verre en plastique qui l'attend là bien sagement et le remplit d'eau fraîche.
  • Tu m'ouvres s'il te plaît ?
Il étire le bras jusqu'au verrou et la porte s'entrouvre lentement. Jana finit de tirer la porte et s'accroupit en lui tendant le verre d'eau. Elle l'observe attentivement. Elle détaille son visage comme si elle ne l'avait jamais vu. Elle le scrute. Comme un oiseau de proie. Non, comme une amie inquiète. Mais lui non plus ne l'a jamais vue comme ça. Elle finit par s'asseoir en tailleur. Le jean et les baskets sont faits pour pouvoir faire ça. C'est ce qu'elle dit toujours. Il sourit en la voyant prendre cette position qui est son cheval de bataille pour justifier son quasi quotidien jean-baskets.
« Tu vois ! Qu'est-ce que je te disais. En talons aiguille ou jupe ras la fouf', je serais restée comme une simple collègue à te regarder de haut. »
Il voudrait bien répondre mais i est trop faible et son cœur bat encore très fort. Il est blanc et il a très chaud. Il doit avoir, comme quand il est malade, les pommettes rouges et le reste du visage presque vert. Son teint le trahit. Honnêtement, pour l'instant, il s'en tamponne. Restons corrects.
  • Qu'est-ce qui se passe Flo ?
Il éclate en sanglots. Jana se met sur ses genoux, (encore un bon argument pour la tenue qu'elle affectionne) et approche de Flo. Les yeux embués, il s'étonne dans ses larmes et elle lui sourit. Pas son sourire de société. Un sourire pour de vrai. Il est sans dents. Il est moins brillant. Il est pour lui. Elle lui touche l'épaule doucement. Comme pour le prévenir. Mais Flo ne craint rien de sa part. Elle se prévient sans doute elle-même de ce qu'elle va faire. Elle glisse se mains dans son dos et l'enveloppe dans ses bras qui à ce moment-là ne paraissent pas si petits. Elle le serre fermement contre elle. Il se remet à pleurer de plus belle. Elle chuchote :
« Pleure, ça fait du bien. On est plus grand après. 
Son cœur s'arrête de battre. Ses larmes de couler.
  • C'est vrai. Demain, j'aurais grandi.
Elle hoche la tête et lui caresse les cheveux.
Un ange passe.
  • Vas-y Janouch.
  • Ok.
  • Je te rejoins tout de suite.
  • Ok mon Flo.
Et son clin d’œil tombe sur lui comme une petite magie qu'il n'aurait jamais crue.

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