Après sa
journée de travail, Jana ne va pas prendre un verre. Déjà, elle
sort après tout le monde puisqu'elle est arrivée la dernière. Elle
reste à la minute près. Elle ne déroge jamais à cette règle.
Elle compte le temps exact. Au besoin, elle prend le temps de finir
ce qu'elle fait. Non, pas au besoin. Elle finit toujours au moins
l'étape à laquelle elle se trouve, elle ne peut pas laisser les
choses en suspens. Elle n'essaye même pas. Elle ne peut absolument
pas. Elle serait capable de revenir en pleine nuit. Elle achève donc
toujours ce qu'elle a commencé et repart la conscience tranquille.
Et une fois la porte battante passée, elle oublie le travail. Elle
rentre chez elle, à pied ou va au judo. Un jour sur deux. Elle
marche ou elle combat. Elle bouge pour faire vivre la carapace qui
s'accroche à elle. Au moins, elle ne fait pas que la porter comme
toute la journée.
Sauf
sauf ! Elle oublie le travail sauf sauf quand ils sortent en
boîte... Oui, Jana va en boîte avec eux. De temps en temps. Une
fois par mois, un vendredi. Aller en boîte avec Jana est toute une
aventure. Il y a tout un ballet qui se forme autour d'elle. Des
hommes oui, des femmes aussi. Tout le monde s'agglutine à elle à un
moment ou à un autre de la soirée. Toute la populace amassée là
l'approche. Cela peut être drôle, lourd, exaspérant, insupportable
selon les tempéraments. Jana, à vrai dire, a l'habitude. Les gens
lui parlent. On dirait qu'elle n'entend pas. Elle danse, pas les yeux
fermés langoureuse. Pas du tout. Être sexy ne l'intéresse pas.
Mais elle n'a pas peur de l'être et c'est en cela qu'elle l'est au
final, peut-être plus que n'importe quelle autre. Elle n'a pas peur
de jouer avec son corps. Jana est une athlète et en ce sens, elle
joue, elle tente. Elle suit le rythme, elle sait quoi faire à quel
moment. Elle entraîne ses collègues. Elle n'est pas chaleureuse.
Jana n'est pas chaleureuse. Elle n'en a aucune intention. Elle ne
sent pas sa chaleur. Mais le corps est parfois plus parlant que la
raison.
Jana
ne dirait pas qu'elle se sent chaleureuse ou froide. Ce n'est pas en
ces termes qu'elle vit les choses. Ce n'est pas une question de
degré. Jana n'a ni chaud ni froid. Elle ne se pose pas cette
question. Jamais. La météo ne l'intéresse pas, ni à l'extérieur
ni à l'intérieur. Elle a d'autres chats à fouetter. Tout est un
problème d'espace. Jana est de ces gens qu'on n'approhe pas. Bizarre
que l'on n'en ait pas encore parlé tant cela la définit. Bizarre et
en même temps trop évident pour être trop dit. Jana est de ces
gens qui laisse flotter un espace conséquent entre eux et les
autres. Il n'y a que les vrais autistes qui ne sentent pas. Mais là,
Jana n'a rien à dire. Elle sait que c'est une incompétence. Ce qui
ne veut pas dire qu'elle ne doive pas prendre sur elle. Elle ne peut
s'empêcher de se sentir tout de même agressée. Profondément.
C'est comme ça. C'est trop puissant pour être différent. Mais elle
raisonne avec ses neurones qui s'agitent et elle réduit l'espace
vital à son enveloppe interne, son noyau dur, celui que personne
n'atteint. N'atteint plus. Elle se berce en coulisses. Et elle attend
que ça se termine. Alors avec ceux qui peuvent capter le message,
elle ne se gêne pas, on la connaît maintenant, pour les évincer de
son espace proximal. Et visuellement, vraiment, cela donne des choses
drôles. Ils sont tous là, en boîte, ils dansent. Elle a l'air d'un
gourou. Les inconnus sont fascinés ou poussés à bout. Elle soulève
les pôles. Elle électrise ses pairs. Sans le savoir, ou en le
sachant mais tout en faisant semblant de, elle se fait copieusement
insulter. Les putes et salopes volent de tous les côtés. Elle les
voit sur les lèvres des femmes de pouvoir et des hommes...de
beaucoup d'hommes, déjà tous les éconduits et puis, toutes sortes
d'autres qu'elle fait sortir de ses gonds. Il n'est pas arrivé qu'on
la mette dehors mais elle a été plus d'une fois la vraie source
d'une vraie merde ! Disons les choses comme elles sont !
Mais on ne peut pas virer les gens à cause de leur façon d'être
présent. On ne peut pas. Même si c'est palpable. Improbable mais
palpable. Elle danse, elle aimante mais elle repousse. Elle aimante
jusqu'à la limite de l'espace vital. Il y a comme un cercle parfait
autour d'elle. Les aimants s'échangent mais il y en a toujours sur
la ligne invisible qui tourne autour d'elle. Ses collègues malgré
tout sont prudents. Protecteurs. Elle leur a bien dit combien c'était
inutile mais ils restent sur leur position. Là aussi, quelque chose
de plus fort qu'eux, ça aussi. Elle le respecte. S'il y a quelque
chose qu'elle respecte plus que tout, c'est bien ça.
Ce
moment-là est bien le seul où Jana n'est pas tout à fait la même.
Comme tout le monde, cet univers-là déclique un verrou.
Rassurons-nous, Jana ne s'avance pas, ne livre rien, ne révèle pas.
Mais elle lâche le social et elle sourit comme une petite fille qui
fait virevolter sa jupe de danseuse ou sa robe de princesse. Elle
sourit de joie. La joie pure. La véritable joie qui ensoleille. Et
Flo ému se dit : « Putain mais quelle conne de nous
cacher tout ça ! »
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