vendredi 9 février 2018

Soleil en boîte

Après sa journée de travail, Jana ne va pas prendre un verre. Déjà, elle sort après tout le monde puisqu'elle est arrivée la dernière. Elle reste à la minute près. Elle ne déroge jamais à cette règle. Elle compte le temps exact. Au besoin, elle prend le temps de finir ce qu'elle fait. Non, pas au besoin. Elle finit toujours au moins l'étape à laquelle elle se trouve, elle ne peut pas laisser les choses en suspens. Elle n'essaye même pas. Elle ne peut absolument pas. Elle serait capable de revenir en pleine nuit. Elle achève donc toujours ce qu'elle a commencé et repart la conscience tranquille. Et une fois la porte battante passée, elle oublie le travail. Elle rentre chez elle, à pied ou va au judo. Un jour sur deux. Elle marche ou elle combat. Elle bouge pour faire vivre la carapace qui s'accroche à elle. Au moins, elle ne fait pas que la porter comme toute la journée.

Sauf sauf ! Elle oublie le travail sauf sauf quand ils sortent en boîte... Oui, Jana va en boîte avec eux. De temps en temps. Une fois par mois, un vendredi. Aller en boîte avec Jana est toute une aventure. Il y a tout un ballet qui se forme autour d'elle. Des hommes oui, des femmes aussi. Tout le monde s'agglutine à elle à un moment ou à un autre de la soirée. Toute la populace amassée là l'approche. Cela peut être drôle, lourd, exaspérant, insupportable selon les tempéraments. Jana, à vrai dire, a l'habitude. Les gens lui parlent. On dirait qu'elle n'entend pas. Elle danse, pas les yeux fermés langoureuse. Pas du tout. Être sexy ne l'intéresse pas. Mais elle n'a pas peur de l'être et c'est en cela qu'elle l'est au final, peut-être plus que n'importe quelle autre. Elle n'a pas peur de jouer avec son corps. Jana est une athlète et en ce sens, elle joue, elle tente. Elle suit le rythme, elle sait quoi faire à quel moment. Elle entraîne ses collègues. Elle n'est pas chaleureuse. Jana n'est pas chaleureuse. Elle n'en a aucune intention. Elle ne sent pas sa chaleur. Mais le corps est parfois plus parlant que la raison.
Jana ne dirait pas qu'elle se sent chaleureuse ou froide. Ce n'est pas en ces termes qu'elle vit les choses. Ce n'est pas une question de degré. Jana n'a ni chaud ni froid. Elle ne se pose pas cette question. Jamais. La météo ne l'intéresse pas, ni à l'extérieur ni à l'intérieur. Elle a d'autres chats à fouetter. Tout est un problème d'espace. Jana est de ces gens qu'on n'approhe pas. Bizarre que l'on n'en ait pas encore parlé tant cela la définit. Bizarre et en même temps trop évident pour être trop dit. Jana est de ces gens qui laisse flotter un espace conséquent entre eux et les autres. Il n'y a que les vrais autistes qui ne sentent pas. Mais là, Jana n'a rien à dire. Elle sait que c'est une incompétence. Ce qui ne veut pas dire qu'elle ne doive pas prendre sur elle. Elle ne peut s'empêcher de se sentir tout de même agressée. Profondément. C'est comme ça. C'est trop puissant pour être différent. Mais elle raisonne avec ses neurones qui s'agitent et elle réduit l'espace vital à son enveloppe interne, son noyau dur, celui que personne n'atteint. N'atteint plus. Elle se berce en coulisses. Et elle attend que ça se termine. Alors avec ceux qui peuvent capter le message, elle ne se gêne pas, on la connaît maintenant, pour les évincer de son espace proximal. Et visuellement, vraiment, cela donne des choses drôles. Ils sont tous là, en boîte, ils dansent. Elle a l'air d'un gourou. Les inconnus sont fascinés ou poussés à bout. Elle soulève les pôles. Elle électrise ses pairs. Sans le savoir, ou en le sachant mais tout en faisant semblant de, elle se fait copieusement insulter. Les putes et salopes volent de tous les côtés. Elle les voit sur les lèvres des femmes de pouvoir et des hommes...de beaucoup d'hommes, déjà tous les éconduits et puis, toutes sortes d'autres qu'elle fait sortir de ses gonds. Il n'est pas arrivé qu'on la mette dehors mais elle a été plus d'une fois la vraie source d'une vraie merde ! Disons les choses comme elles sont ! Mais on ne peut pas virer les gens à cause de leur façon d'être présent. On ne peut pas. Même si c'est palpable. Improbable mais palpable. Elle danse, elle aimante mais elle repousse. Elle aimante jusqu'à la limite de l'espace vital. Il y a comme un cercle parfait autour d'elle. Les aimants s'échangent mais il y en a toujours sur la ligne invisible qui tourne autour d'elle. Ses collègues malgré tout sont prudents. Protecteurs. Elle leur a bien dit combien c'était inutile mais ils restent sur leur position. Là aussi, quelque chose de plus fort qu'eux, ça aussi. Elle le respecte. S'il y a quelque chose qu'elle respecte plus que tout, c'est bien ça.
Ce moment-là est bien le seul où Jana n'est pas tout à fait la même. Comme tout le monde, cet univers-là déclique un verrou. Rassurons-nous, Jana ne s'avance pas, ne livre rien, ne révèle pas. Mais elle lâche le social et elle sourit comme une petite fille qui fait virevolter sa jupe de danseuse ou sa robe de princesse. Elle sourit de joie. La joie pure. La véritable joie qui ensoleille. Et Flo ému se dit : « Putain mais quelle conne de nous cacher tout ça ! »

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