mardi 13 février 2018

Craquage

Vendredi matin, Flo prend son courage à deux mains. Avant d'entreprendre quoi que ce soit, il doit poser les questions en face, clairement. Ne pas trahir. Il attend qu'il ne reste plus qu'eux deux à la machine à café :
  • Jana ?
  • Flo ?
    Elle rit de son ton sentencieux.
  • Je voudrais te poser une question.
  • Vas-y toujours.
  • Tu ne dis rien de toi. Jamais rien. C'est exprès ?
  • Sans doute.
  • Oui ou non ?
  • Je ne sais pas Flo. C'est quoi cette question ?
  • C'est une toute petite question. Je ne t'ai même pas demandé quoi que ce soit de personnel.
  • Pas encore non. Mais je ne suis pas idiote. La question suivante sera personnelle.
  • Non. Je pose précisément celle-là pour ne pas en poser une plus personnelle.
  • Eh bien l'effet est raté !
  • Ne sois pas agressive comme ça.
Flo sait que cette phrase va mettre le feu au poudre ou complètement l'étouffer. Il tente.
  • Tu sais très bien que je n'aime pas ce genre de remarque.
  • Et ?
  • Et c'est tout !
  • Je peux les faire quand même.
  • A oui ! Si tu veux te prendre un mur oui !
  • Allez Janouch, dis-moi juste ça : est-ce que tu fais exprès de ne rien dire ou tu as toujours été comme ça, secrète ?
  • Tu as ta théorie sur la question j'imagine ?
  • Oui.
  • Eh bien c'est sans doute la bonne Flo. Parce que sache qu'il y a peu de gens avec qui je sois aussi vraie qu'avec toi.
    Elle tourne les talons.
    Il ne s'attendait pas à cela. Sûrement pas à cela. Mais il ne va pas en rester là. Elle a interrompu leur conversation. Il poussera le bouchon jusqu'au bout avant d'établir un plan d'action. Il ne veut pas laisser la moindre chance de saisir les mots s'évanouir. Il repartira à l'attaque, il ne laissera pas la situation en souffrance ainsi.
Le soir même, Flo attend pour partir que Jana se lève. Elle fait durer la journée croyant qu'elle va pouvoir se retrouver seule, se retrouver. Mais il ne quitte pas sa place et elle est bien obligée de se résigner à prendre l'initiative de plier bagages. Il la suit de près.
Pour la première fois, Flo voit Jana mal à l'aise. Elle ne se tortille pas dans tous les sens comme certains. Elle est absolument gelée. Elle ne bouge qu'au minimum ses membres. Il sent que si elle pouvait disparaître, elle s'exécuterait immédiatement. Pour conjurer l'angoisse, elle se fait croire qu'elle ne se voit pas, qu'elle peut se fondre dans les murs. Elle serait prête à changer de couleur pour qu'il ne la distingue plus. Elle est complètement imperméable. Elle ne dit rien. Elle ne le regarde même plus quand il lui dit « Attends-moi, j'y vais aussi » et qu'il la rejoint dans l’ascenseur. Elle l'évite. Elle fait comme s'il n'existait pas. Elle est adossée au fond de la cabine, les yeux rivés droit devant elle. Il n'est pas question de discuter. Il émane d'elle une agressivité, un force répulsive impressionnantes. Flo ne se laisse pas impressionner. Il sait que c'est ce que font les gens qui se sentent acculés et il ne cédera pas à la terreur, le dernier rempart avant le noyau vif. Flo est, lui, sur le côté de l'ascenseur et il ne renonce à rien. Il la regarde ne pas le regarder, l'éviter, elle, qu'il n'a jamais vu fléchir. Elle croit qu'elle ne fléchit pas. Mais elle signe là, non son arrêt de mort mais l'aveu de son immense fragilité. Elle va croire jusqu'à la fin de cette épreuve qu'elle aura été forte. Elle se dira qu'elle a bien résisté, qu'elle a gardé son calme, que rien n'a transparu. Pourtant, elle aura envie de pleurer. Peut-être. Et en rentrant chez elle, elle refermera la porte derrière elle et se sentira s'effondrer de l'intérieur, tous les organes descendre, la descente d'organes oui à l'état pur. Elle devra s'appuyer au mur le plus proche, pas pour s'y fondre cette fois-ci, au contraire, pour s'y sentir portée. Elle se laissera glisser le long et sera finalement assise par terre sur la moquette moelleuse de son entrée sans l'avoir voulu, sans avoir accepté de se soumettre ou de s'abaisser. Mais sans en avoir absolument aucun choix. Elle s'écoulera, elle devra ensuite se recroqueviller pour ne pas se dissoudre tout à fait. Elle devra s'affronter chair contre chair. Se serrer aussi fort qu'elle le pourra. Pour ne pas crever.
Ils sortent de l'ascenseur et Jana ne décale pas sa démarche d'un centimètre. Elle reste parfaitement rectiligne. Flo marche à côté d'elle. Il est bien plus grand. Vraiment beaucoup plus grand. Il fait deux grandes enjambées et vient se placer face à elle avant qu'elle ait eu le temps de réagir.
  • Qu'est-ce que tu fais ?, demande-t-elle d'une voix sourde.
  • Je finis notre discussion de ce matin.
  • Il n' y a rien à finir.
  • Il y a tout à commencer.
Elle tourne les yeux vers lui et plante ses pupilles dilatées de rage et de peur dans les siennes. Il s'y attendait cette fois. Et il accepte le défi. Elle a sursaut. Elle ne s'attendait pas à ce qu'il lui rende son regard. Elle ne s'attendait pas à ce qu'il s'obstine. Elle a l'habitude de faire fuir comme ça. Elle n'aime pas y avoir recours mais c'est inévitable dans ce genre de situation d'urgence. Elle a des choses à cacher. A cacher plus loin que tout. Ils demeurent plusieurs secondes ainsi. Elle ne parlera pas. Il le sait. Elle fera croire qu'elle ne veut pas avec un sourcil méprisant légèrement soulevé. Il ne la croit pas. Il sait qu'elle ne peut pas faire autrement. La bête traquée. Lui non plus n'aime pas cela. Mais c'est plus franc que de la suivre et tout ce qui s'ensuit.
Elle attend, folle de rage.
Le silence dans le hall est pénétrant.
Il attend que la tension soit montée en elle et il l'interpelle enfin : « Quelle est ma théorie Jana ?
- …
  • Quelle est ma théorie ?
  • Réponds-moi.
  • Ta théorie...
Sa voix s'étrangle dans sa gorge. Elle doit déglutir difficilement. Il s'en veut de la mettre dans cet état-là. Il s'en veut de la torturer parce qu'il a le sentiment de ne pas en être bien loin. Mais il ne veut pas non plus se laisser torturer. Il ne veut pas qu'elle croit qu'elle peut tout ce qu'elle veut. Et il doit savoir. Bien sûr qu'il est désolé de la voir perdre la face. Bien sûr qu'il voudrait la prendre dans ses bras. Mais elle ne le permettrait jamais et serait capable de le gifler. Elle n'est pas la victime innocente de cet instant qui la pétrifie. Elle n'est pas non plus la coupable. Le monde est plus compliqué que ça et elle le sait mieux que personne bien qu'elle en affirme l'inverse. Ils le savent tous les deux. Et ils savent tous les deux, à ce moment précis que l'autre sait. Mais se joue l'éternel combat entre l'apparence de la force et le réel pouvoir.
Elle reprend son souffle et termine : « … du secret. 
  • C'est-à-dire ?
Elle ne se défend même pas devant l'ultime provocation.
  • Ta théorie sur mes secrets.
  • Que donc tu confirmes ?
  • Elle répond par un dernier regard désespéré. Et elle baisse la tête et passe la porte battante. Elle marche sans savoir où elle va. Elle n'entend ni ne voit plus rien.
Il a craqué le mot de passe.
Il a peur d'avoir tout cassé.
De ne jamais la revoir.
Il n'a fait que parler. Mais certaines paroles sont bien plus redoutables que les actes concrets. La parole est un acte. Il pense, « Je te baptise... »

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