Il
y a ces phrases qui nous étonnent tellement qu'elles ne s'effacent
jamais. Peut-être aussi qu'elles continuent de nous étonner, jour
après jour, qu'elles opèrent leur travail de fourmi, jour après
jour, des décennies durant, qu'elles tentent sans relâche de cesser
de nous étonner et au contraire de nous convaincre. L'une de ces
phrases prononcée par une très chère amie était, suite à
quelques mots de colère quant au fait d'être femme :
«Qu'est-ce que tu dis ?! Ce sont les femmes qui sont fortes.
Pas les hommes. Je suis fière d'être une femme. Je ne voudrais pour
rien au monde être un homme. » Je l'ai regardée en masquant
soigneusement ma surprise, ne voulant jamais paraître autre chose
que réfléchie. Elle me connaissait bien suffisamment pour ne pas
être dupe et savoir que c'était quelque chose qui m'était
étranger. Cependant, elle n'a pas dû sur le moment mesurer ma
surprise. Quelques quasi vingt années plus tard, ses mots résonnent
toujours en moi. Il tapent à la porte. Ils sonnent. Ils n'ont
toujours pas réussi à entrer.
Être
une femme est une évidence pour les unes, un mystère pour d'autres,
un consensus habituel pour les plus mesurées. Je ne sais pas si
« l'on ne naît pas femme, [qu']on le devient ». Je ne
sais pas si l'on peut le devenir vraiment, si l'on peut ne pas le
naître. Je ne sais rien de cette condition. L'impression de devoir
doublement penser l'existence, en tant qu'humain conscient, éthique
face au visage de l'autre, impuissant et trop capable pourtant, et en
tant que femme, que je ne saurais davantage décrire. Vous
m'avancerez à juste titre que certains doivent penser leur condition
en quadruple, affublé d'autres appartenances à d'autres minorités
(pour ne pas dire autre chose). Il ne s'agit ici nullement de mépris
ou de quoi que ce soit qui s'en approcherait. Seulement de la colère
vaine contre l'injustice et l'impuissance apprises, comme un mouton.
Cette
amie, si j'étais elle, je vous dirais que les femmes sont celles qui
ne pleurent pas quand elles ont mal, qui avancent coûte que coûte
et gardent le sourire tous les mois quand leur connard d'utérus leur
ravage le bas-ventre. Elle vous dirait, avec vingt ans de plus, la
révolution en moins, de la sérénité en plus, que ce sont les
femmes qui répondent à toutes sortes d'exigences divergentes et
inorchestrables. Elle vous dirait que ce sont malgré tout, en France
du moins, toujours les femmes qui tiennent la maison, l'enfant plus
un travail, pour la plupart. Elle vous dirait que oui ça change mais
tout de même ! Elle vous dirait surtout que si elle doit
compter sur quelqu'un, non pas l'aimer, cela n'a pas de genre, mais
compter sur cette personne dans les bras de laquelle vous pouvez vous
effondrer, sur laquelle vous pouvez hurler de rage et qu'elle y voie
la douleur, chez qui vous pouvez arriver à 2h du matin et squatter
le canapé, à qui vous pouvez dire «Parle-moi, raconte-moi quelque
chose s'il te plaît, n'importe quoi. », elle vous dirait que
ce serait sans aucun doute une femme. Elle dirait que ce sont les
femmes qui portent le monde. Peut-être qu'elle ne le dirait plus.
Mais je crois quand même qu'elle pourrait parce qu'elle est fière
et heureuse d'être une femme et d'avoir ce pouvoir.
Je
sourirais sans doute, avec vingt de plus aussi. Car je suis un peu
d'accord avec elle. Je ne l'aurais pas du tout été à l'époque et
j'aurais affirmé froidement qu'elle exagérait et que je ne pouvais
cautionner cela. Avec un sérieux que n'aurait certainement pas
nécessité la situation. Du moins vu de l'extérieur. Très intense
nécessité interne en revanche, pour elle comme pour moi. Je suis en
partie d'accord avec elle mais pour ce qui est de porter le monde, je
reste sceptique. Pourquoi ne seraient-ce pas les enfants ?
Indirectement. Puisque presque rien ne se fait sans l'idée de les
protéger et de leur livrer un monde meilleur. Mais parle-t-elle,
cette vieille amie, des méandres de la féminité ? Elle n'en
parlait pas. Et j'en avais déjà la nausée. Il n'y a pas de sac à
vomi pour celui-là.
Et
il y a la cage à poupées. Il y a eu, d'abord, longtemps, cette
douleur de devoir se tenir, être belle et se taire. Etre belle...
disons la moins laide possible. Tout pour ne pas être encore plus
minoritaire que minoritaire, plus tarée que tarée. Ce n'est pas une
mince affaire que d'être belle quand on ne l'est pas et de se taire
quand on a un océan de discours à parler. Mais c'est pour la bonne
cause. C'est pour ressembler à une femme. Je voulais être une vraie
et aimer cela, comme mon amie, me montrer, quitte à me pavaner, tout
mais pas le cul entre deux chaises, ou ne plus l'être pour ne pas
avoir à jouer avec les outils de dame qui me glissaient entre les
doigts. Que je faisais semblant de retenir mais qui me brûlaient la
peau. Je les haïssais et je les convoitais tout autant. Je pris sans
le savoir le risque de n'être rien. Ni femme. Ni homme. Ne pensant
pas à la chirurgie, n'y pensant même pas, comment me le serais-je
autoriser ? Qui autorise cette pensée-là ? Vraiment ?
Si peu encore... Je pris le risque d'être un androgyne pratique et
insaisissable.
Cela
dura son temps mais cette phrase me rappela à l'ordre et l'amie
inconsciemment me secoua violemment le cocotier. Elle me faisait
entendre ce que je ne voulais pas : tu es une femme et tu y
trouveras un bonheur. Encore longtemps, je continuais de lui donner
tort. Non que je ne respecte son sentiment de femme comblée de
l'être. Je l'admirais en secret et l'enviais sans doute aussi. Sans
aucun doute. Mais je ne pouvais ressentir une telle chose. Je me
serais trahie, je me serais moi-même plongée dans ma fange. C'était
l'impression d'alors. Encore bouillonne ce sentiment d'injustice
cruelle à ne pas pouvoir sans inconscience, à moins d'une ceinture
noire quelconque, se planter devant le connard qui sort sa bite et le
provoquer à chances égales. Il n'y a pas d'égalité possible.
C'est un fait. Il y a donc aussi cela, cette impuissance à pleurer
de ne jamais pouvoir prétendre à la même force, jamais la même
vitesse, jamais ne pouvoir dépasser la meilleure des femmes le
meilleur des hommes. Jamais. Ah oui ! Plus souple c'est vrai !
Tout ça pour pouvoir accoucher dans de meilleures conditions, merci
l'explication. Trouvons-en une plus satisfaisante. Cherchons jusqu'à
trouver... Pouvoir faire de la poutre et le Y. Convaincant ?...
Il
y a bien sûr que pour arriver au sommet de n'importe quel art,
social, esthétique, scientifique..., mieux vaut être Simon que
Simone. Quoi qu'on en dise, le sommet est viril et ne se laisse pas
émasculer si facilement. En tant que femme, je ne dois pas montrer
patte blanche. Je dois être entièrement de blanc vêtue, quitte à
javeliser le tout. Le sommet pour une femme est de se battre encore
plus fort. Comme pour le pauvre et pour le sans-papiers. Chacun à
son échelle, chacun à sa manière. Le sommet n'est pas fait pour
les minorités. Changez de nom et bluffez Mesdames ! Montrez
seulement une ! patte pure et en costume cravate, on n'y verra
que du feu. Dévoilez la femme dans la place.
Je
n'étais pas même révoltée. Je le suis devenue. Je ne regardais
pas le sommet. A quoi bon ? Je savais qu'il ne m'appellerait
pas.
Mais
il n'y a que les fous qui savent.
Sont
arrivées les jours meilleurs, ceux où l'on saisit, dans ce qu'on
croyait notre précarité et qui effectivement fait notre plaie, le
potentiel de force.
Les
avantages indéniables à être une femme parfois : aux yeux de
la Justice, ne nous mentons pas ! Les femmes jouissent d'une
sacrément répugnante discrimination positive. Mais autant prendre
le bon ! N'allons pas chercher les représentations, sexistes ?
machistes ? qui se cachent derrière ou tout le bénéfice est
perdu. Pas de questions Messieurs Dames, l'exposé continue !
L'avantage
d'être sujet de courtoisie. Sentiment de ridicule avant de s'y
habituer et de trouver parfois un certain plaisir à ce qu'on vous
tienne la porte. Peu importe l'intention, le prendre comme un respect
et en porter d'autant plus haut sa fierté. Non pas l'objet mais le
sujet de courtoisie ! Vous me donnez votre courtoisie ?
Mais bien sûr Monsieur, je vous la prends et ne vous la rends pas.
Donner c'est donner, reprendre c'est voler. Prendre ce qui est donné
comme on veut se les approprier et laisser à celui qui pense tenir
la porte à un être atrophié des biceps, si c'était le cas, son
image de fragilité. Il verra l'uppercut un peu plus tard.
Et,
pour celles qui le veulent et le peuvent, ce qui est loin de nous
concerner toutes, entendons-nous bien là-dessus, le suprême pouvoir
d'enfanter. L'immense pouvoir que les psychanalystes, à tort ou à
raison, toujours est-il, que donc les psychanalystes identifient
comme l'envie suprême de l'homme envers la femme. Le désir à
jamais inassouvi. Il y a aussi, dans la rue, dans un dîner entre
amis, cette jouissance sans doute un peu perverse à offrir à la vue
de tous son ventre plein et rond ou au contraire celle d'affirmer sa
stérilité chirurgicalement actée. Ces deux pouvoirs antinomiques
qui aiguisent les plus subtiles des terminaisons nerveuses de
l'humanité.
L'énorme
et invisible avantage d'avoir dû grandir en minoritaire. Quoi qu'on
en dise, les hommes gardent la main et le sceptre en son creux. En
gardent-ils le pouvoir pour autant ? Les apparences le disent.
Les valeurs peut-être pas. Grandir en minoritaire c'est faire avec
son manque, avec sa fragilité affirmée par les autres et souvent
intériorisée, au moins un temps si ce n'est pour toujours. C'est
penser, panser et repenser. C'est aimer vivre ou se battre pour, à
défaut d'aimer cela (aimer vivre est un don, une chance, ou le
résultat d'un long combat contre les démons, loin d'être en accès
libre, très loin, mais méconnu en tant que tel). C'est savoir que
le frontal ne suffit pas. Je veux donc je peux est une gageure. C'est
une lucidité. On dit que les petites filles puis les adolescentes
sont plus matures que leurs pairs masculins. Là encore, je me suis
insurgée pendant des années contre ce cliché disais-je, tellement
facile à répéter en perroquet. Mais ce cliché n'est pas né d'un
délire. Il est né de l'observation. Encore une fois, ne mettons pas
tout le monde dans le même panier, ni hommes ni femmes, ni filles,
ni garçons. Il y a de tout pour faire un monde. Plongeon de cliché
en lieu commun ! Mais appartenir à ce qu'une société considère
comme une minorité, un groupe attesté vulnérable, implique un
autre regard. Le plus de regards possibles. Et le kaléidoscope se
révèle alors. Encore hypothétique, mais plus tôt ? Plus
grand ? Plus fou ? Sans doute. Peut-être pas.
L'accès
à la folie, l'intimité avec elle, est dominée par les femmes.
Pourquoi donc ? La folie est la vraie vie. La vraie que nous
fuyons sans cesse, nuit et jour, plus jour que nuit puisque nos rêves
se chargent de nous rappeler notre psychose intestine. Le réveil
remet tout cela en place mais parfois le rêve parvient à se
faufiler et il taraude le jour et il introduit la folie au grand
jour. La folie quotidienne, le rêve, chaque nuit que Dieu ou Autre
fait, la santé grâce à cette folie que l'on ignore salement, et la
grande folie bruyante fracassante, sont les terrains de jeu de tant
de femmes. Une infirmière ! Une sage-femme ! Une
aide-soignante ! Excusez-moi Messieurs, vous qui avez l'audace
de vous mêler à cette marée femelle. Chaque médaille a son
revers. Excusez-moi. Ce sont toujours les présents qui prennent pour
les absents.
Cette
intimité avec la maladie, le handicap et la folie rend à la vie son
sens et son poids. Cette intimité fait de ceux qui les approchent
des gens plus vrais, plus lourds, plus denses. Elle est la fierté du
genre humain. Et elle est, celle-ci, mixte mais pas assez.
Cette
intimité avec l'intraitable blessure humaine est un courage sans
valeur aujourd'hui : celui de se faire face, de se regarder et
de s'interroger dans tout ce qu'on est et fait. Et recommencer sans
s'effondrer mais pour marcher toujours, plus vif.
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