vendredi 2 février 2018

Etre une femme

Il y a ces phrases qui nous étonnent tellement qu'elles ne s'effacent jamais. Peut-être aussi qu'elles continuent de nous étonner, jour après jour, qu'elles opèrent leur travail de fourmi, jour après jour, des décennies durant, qu'elles tentent sans relâche de cesser de nous étonner et au contraire de nous convaincre. L'une de ces phrases prononcée par une très chère amie était, suite à quelques mots de colère quant au fait d'être femme : «Qu'est-ce que tu dis ?! Ce sont les femmes qui sont fortes. Pas les hommes. Je suis fière d'être une femme. Je ne voudrais pour rien au monde être un homme. » Je l'ai regardée en masquant soigneusement ma surprise, ne voulant jamais paraître autre chose que réfléchie. Elle me connaissait bien suffisamment pour ne pas être dupe et savoir que c'était quelque chose qui m'était étranger. Cependant, elle n'a pas dû sur le moment mesurer ma surprise. Quelques quasi vingt années plus tard, ses mots résonnent toujours en moi. Il tapent à la porte. Ils sonnent. Ils n'ont toujours pas réussi à entrer.

Être une femme est une évidence pour les unes, un mystère pour d'autres, un consensus habituel pour les plus mesurées. Je ne sais pas si « l'on ne naît pas femme, [qu']on le devient ». Je ne sais pas si l'on peut le devenir vraiment, si l'on peut ne pas le naître. Je ne sais rien de cette condition. L'impression de devoir doublement penser l'existence, en tant qu'humain conscient, éthique face au visage de l'autre, impuissant et trop capable pourtant, et en tant que femme, que je ne saurais davantage décrire. Vous m'avancerez à juste titre que certains doivent penser leur condition en quadruple, affublé d'autres appartenances à d'autres minorités (pour ne pas dire autre chose). Il ne s'agit ici nullement de mépris ou de quoi que ce soit qui s'en approcherait. Seulement de la colère vaine contre l'injustice et l'impuissance apprises, comme un mouton.
Cette amie, si j'étais elle, je vous dirais que les femmes sont celles qui ne pleurent pas quand elles ont mal, qui avancent coûte que coûte et gardent le sourire tous les mois quand leur connard d'utérus leur ravage le bas-ventre. Elle vous dirait, avec vingt ans de plus, la révolution en moins, de la sérénité en plus, que ce sont les femmes qui répondent à toutes sortes d'exigences divergentes et inorchestrables. Elle vous dirait que ce sont malgré tout, en France du moins, toujours les femmes qui tiennent la maison, l'enfant plus un travail, pour la plupart. Elle vous dirait que oui ça change mais tout de même ! Elle vous dirait surtout que si elle doit compter sur quelqu'un, non pas l'aimer, cela n'a pas de genre, mais compter sur cette personne dans les bras de laquelle vous pouvez vous effondrer, sur laquelle vous pouvez hurler de rage et qu'elle y voie la douleur, chez qui vous pouvez arriver à 2h du matin et squatter le canapé, à qui vous pouvez dire «Parle-moi, raconte-moi quelque chose s'il te plaît, n'importe quoi. », elle vous dirait que ce serait sans aucun doute une femme. Elle dirait que ce sont les femmes qui portent le monde. Peut-être qu'elle ne le dirait plus. Mais je crois quand même qu'elle pourrait parce qu'elle est fière et heureuse d'être une femme et d'avoir ce pouvoir.
Je sourirais sans doute, avec vingt de plus aussi. Car je suis un peu d'accord avec elle. Je ne l'aurais pas du tout été à l'époque et j'aurais affirmé froidement qu'elle exagérait et que je ne pouvais cautionner cela. Avec un sérieux que n'aurait certainement pas nécessité la situation. Du moins vu de l'extérieur. Très intense nécessité interne en revanche, pour elle comme pour moi. Je suis en partie d'accord avec elle mais pour ce qui est de porter le monde, je reste sceptique. Pourquoi ne seraient-ce pas les enfants ? Indirectement. Puisque presque rien ne se fait sans l'idée de les protéger et de leur livrer un monde meilleur. Mais parle-t-elle, cette vieille amie, des méandres de la féminité ? Elle n'en parlait pas. Et j'en avais déjà la nausée. Il n'y a pas de sac à vomi pour celui-là.
Et il y a la cage à poupées. Il y a eu, d'abord, longtemps, cette douleur de devoir se tenir, être belle et se taire. Etre belle... disons la moins laide possible. Tout pour ne pas être encore plus minoritaire que minoritaire, plus tarée que tarée. Ce n'est pas une mince affaire que d'être belle quand on ne l'est pas et de se taire quand on a un océan de discours à parler. Mais c'est pour la bonne cause. C'est pour ressembler à une femme. Je voulais être une vraie et aimer cela, comme mon amie, me montrer, quitte à me pavaner, tout mais pas le cul entre deux chaises, ou ne plus l'être pour ne pas avoir à jouer avec les outils de dame qui me glissaient entre les doigts. Que je faisais semblant de retenir mais qui me brûlaient la peau. Je les haïssais et je les convoitais tout autant. Je pris sans le savoir le risque de n'être rien. Ni femme. Ni homme. Ne pensant pas à la chirurgie, n'y pensant même pas, comment me le serais-je autoriser ? Qui autorise cette pensée-là ? Vraiment ? Si peu encore... Je pris le risque d'être un androgyne pratique et insaisissable.
Cela dura son temps mais cette phrase me rappela à l'ordre et l'amie inconsciemment me secoua violemment le cocotier. Elle me faisait entendre ce que je ne voulais pas : tu es une femme et tu y trouveras un bonheur. Encore longtemps, je continuais de lui donner tort. Non que je ne respecte son sentiment de femme comblée de l'être. Je l'admirais en secret et l'enviais sans doute aussi. Sans aucun doute. Mais je ne pouvais ressentir une telle chose. Je me serais trahie, je me serais moi-même plongée dans ma fange. C'était l'impression d'alors. Encore bouillonne ce sentiment d'injustice cruelle à ne pas pouvoir sans inconscience, à moins d'une ceinture noire quelconque, se planter devant le connard qui sort sa bite et le provoquer à chances égales. Il n'y a pas d'égalité possible. C'est un fait. Il y a donc aussi cela, cette impuissance à pleurer de ne jamais pouvoir prétendre à la même force, jamais la même vitesse, jamais ne pouvoir dépasser la meilleure des femmes le meilleur des hommes. Jamais. Ah oui ! Plus souple c'est vrai ! Tout ça pour pouvoir accoucher dans de meilleures conditions, merci l'explication. Trouvons-en une plus satisfaisante. Cherchons jusqu'à trouver... Pouvoir faire de la poutre et le Y. Convaincant ?...
Il y a bien sûr que pour arriver au sommet de n'importe quel art, social, esthétique, scientifique..., mieux vaut être Simon que Simone. Quoi qu'on en dise, le sommet est viril et ne se laisse pas émasculer si facilement. En tant que femme, je ne dois pas montrer patte blanche. Je dois être entièrement de blanc vêtue, quitte à javeliser le tout. Le sommet pour une femme est de se battre encore plus fort. Comme pour le pauvre et pour le sans-papiers. Chacun à son échelle, chacun à sa manière. Le sommet n'est pas fait pour les minorités. Changez de nom et bluffez Mesdames ! Montrez seulement une ! patte pure et en costume cravate, on n'y verra que du feu. Dévoilez la femme dans la place.
Je n'étais pas même révoltée. Je le suis devenue. Je ne regardais pas le sommet. A quoi bon ? Je savais qu'il ne m'appellerait pas.
Mais il n'y a que les fous qui savent.

Sont arrivées les jours meilleurs, ceux où l'on saisit, dans ce qu'on croyait notre précarité et qui effectivement fait notre plaie, le potentiel de force.
Les avantages indéniables à être une femme parfois : aux yeux de la Justice, ne nous mentons pas ! Les femmes jouissent d'une sacrément répugnante discrimination positive. Mais autant prendre le bon ! N'allons pas chercher les représentations, sexistes ? machistes ? qui se cachent derrière ou tout le bénéfice est perdu. Pas de questions Messieurs Dames, l'exposé continue !
L'avantage d'être sujet de courtoisie. Sentiment de ridicule avant de s'y habituer et de trouver parfois un certain plaisir à ce qu'on vous tienne la porte. Peu importe l'intention, le prendre comme un respect et en porter d'autant plus haut sa fierté. Non pas l'objet mais le sujet de courtoisie ! Vous me donnez votre courtoisie ? Mais bien sûr Monsieur, je vous la prends et ne vous la rends pas. Donner c'est donner, reprendre c'est voler. Prendre ce qui est donné comme on veut se les approprier et laisser à celui qui pense tenir la porte à un être atrophié des biceps, si c'était le cas, son image de fragilité. Il verra l'uppercut un peu plus tard.
Et, pour celles qui le veulent et le peuvent, ce qui est loin de nous concerner toutes, entendons-nous bien là-dessus, le suprême pouvoir d'enfanter. L'immense pouvoir que les psychanalystes, à tort ou à raison, toujours est-il, que donc les psychanalystes identifient comme l'envie suprême de l'homme envers la femme. Le désir à jamais inassouvi. Il y a aussi, dans la rue, dans un dîner entre amis, cette jouissance sans doute un peu perverse à offrir à la vue de tous son ventre plein et rond ou au contraire celle d'affirmer sa stérilité chirurgicalement actée. Ces deux pouvoirs antinomiques qui aiguisent les plus subtiles des terminaisons nerveuses de l'humanité.
L'énorme et invisible avantage d'avoir dû grandir en minoritaire. Quoi qu'on en dise, les hommes gardent la main et le sceptre en son creux. En gardent-ils le pouvoir pour autant ? Les apparences le disent. Les valeurs peut-être pas. Grandir en minoritaire c'est faire avec son manque, avec sa fragilité affirmée par les autres et souvent intériorisée, au moins un temps si ce n'est pour toujours. C'est penser, panser et repenser. C'est aimer vivre ou se battre pour, à défaut d'aimer cela (aimer vivre est un don, une chance, ou le résultat d'un long combat contre les démons, loin d'être en accès libre, très loin, mais méconnu en tant que tel). C'est savoir que le frontal ne suffit pas. Je veux donc je peux est une gageure. C'est une lucidité. On dit que les petites filles puis les adolescentes sont plus matures que leurs pairs masculins. Là encore, je me suis insurgée pendant des années contre ce cliché disais-je, tellement facile à répéter en perroquet. Mais ce cliché n'est pas né d'un délire. Il est né de l'observation. Encore une fois, ne mettons pas tout le monde dans le même panier, ni hommes ni femmes, ni filles, ni garçons. Il y a de tout pour faire un monde. Plongeon de cliché en lieu commun ! Mais appartenir à ce qu'une société considère comme une minorité, un groupe attesté vulnérable, implique un autre regard. Le plus de regards possibles. Et le kaléidoscope se révèle alors. Encore hypothétique, mais plus tôt ? Plus grand ? Plus fou ? Sans doute. Peut-être pas.
L'accès à la folie, l'intimité avec elle, est dominée par les femmes. Pourquoi donc ? La folie est la vraie vie. La vraie que nous fuyons sans cesse, nuit et jour, plus jour que nuit puisque nos rêves se chargent de nous rappeler notre psychose intestine. Le réveil remet tout cela en place mais parfois le rêve parvient à se faufiler et il taraude le jour et il introduit la folie au grand jour. La folie quotidienne, le rêve, chaque nuit que Dieu ou Autre fait, la santé grâce à cette folie que l'on ignore salement, et la grande folie bruyante fracassante, sont les terrains de jeu de tant de femmes. Une infirmière ! Une sage-femme ! Une aide-soignante ! Excusez-moi Messieurs, vous qui avez l'audace de vous mêler à cette marée femelle. Chaque médaille a son revers. Excusez-moi. Ce sont toujours les présents qui prennent pour les absents.
Cette intimité avec la maladie, le handicap et la folie rend à la vie son sens et son poids. Cette intimité fait de ceux qui les approchent des gens plus vrais, plus lourds, plus denses. Elle est la fierté du genre humain. Et elle est, celle-ci, mixte mais pas assez.
Cette intimité avec l'intraitable blessure humaine est un courage sans valeur aujourd'hui : celui de se faire face, de se regarder et de s'interroger dans tout ce qu'on est et fait. Et recommencer sans s'effondrer mais pour marcher toujours, plus vif.

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