lundi 5 février 2018

Pas d'indicible

Mais pour l'instant, son corps n'est pas encore vraiment elle. Ils s'utilisent l'un l'autre et chacun y trouve son compte. Elle en fait un rempart contre les questions et toute forme d'intrusion dans sa vie privée. Bon bouclier ! C'est bien ! Et elle lui sert ce dont il a besoin au jour le jour, parce que monsieur ne s'arrête pas. Et il a bien promis que ce serait jusqu'à la fin des temps.

C'est aussi comme ça que Jana entend la communication avec ses congénères. Puisque l'on y touche, là, rentrons dans le dur. Jana n'est pas une tendre, n'est pas une naïve, tout cela est clair depuis quelques pages qu'elle est racontée. Elle n'est pas une froide pour autant. Elle pourrait le paraître, sans aucun doute. Elle rend ce risque sans difficultés. Parce que la prudence prend le pas. Prend toujours le pas. Elle se met en première ligne et avance pour absorber les déchets de la réalité. Prudence ? Est-ce le mot exact ? Est-ce le bon terme ? Honnête... Méfiance serait plus juste. Jana ne fait confiance à personne. Elle apprécie Flo. Elle ne lui fait pas confiance. Sa pseudo-prudence est en fait une amazone, belliqueuse par essence, qu'elle lance en éclaireuse. Son verdict est toujours parole d'évangile. Là peut-être Jana est-elle naïve : à toujours croire, les yeux fermés, son amazone à l’affût. Mais elle, Jana s'en sent la siamoise. Elles sont indéfectiblement liées. Jana l'a apprivoisée, elle s'est battue avant de pouvoir l'approcher et en être la sœur. Elle a essuyé un nombre incalculable de défaites. Mais elle a fini par réussir à se parer de cette femme sans peur, technicienne de la survie. Jana n'est pas une poétesse de la communication. Elle ne cherche pas les jolis mots pour dire les choses. La plupart des choses, elle ne les dit pas d'ailleurs. Et Jana est convaincue qu'elle n'est qu'une parmi une multitude. Que tous ne disent presque rien finalement et que personne ne se connaît. Que cette phrase très banale qui dit qu'à la fin on est toujours seul est la plus vraie qui existe concernant l'être humain. Les gens parlent, rient, sortent et couchent ensemble, font des enfants. Et ne disent jamais les choses du tréfonds. Les plus pures. Les plus émouvantes. Les hommes, les femmes, même combat. Les premiers sont encore peut-être un peu pires, quoi que... Elle n'en mettrait pas sa main à couper. Les gens galvaudent les mots, galvaudent la chance qu'ils ont de pouvoir tout exprimer. Parce que Jana se refuse catégoriquement à l'idée qu'il y a de l'indicible. Tout est exprimable, d'une façon ou d'une autre, dans un langage ou un autre. L'humain a l'embarras du choix. L'atroce comme le sublime ou le plus ordinaire peuvent se dire. Elle qui ne lâche jamais son os a beau jeu de dire ça, ne dégoise pas un mot à ses collègues, ni à sa mère d'ailleurs, qui tous doivent se contenter d'approximations, de silences et d'inventions fantaisistes. Mais elle ne peut pas être la seule à dire. Elle n'est certainement pas la seule. Mais elle n'a jamais rencontré les autres. Elle a cessé d'essayer. Elle se contente de penser, de beaucoup penser. Bien sûr, dans le quotidien, on se protège. C'est le jeu et elle en accepte les règles. Elle en fait même un art de funambule. Mais même dans l'intimité, même dans les moments qui le permettent, les femmes, les hommes, les enfants, les vieillards, salissent les mots, salissent cette arme suprême et cette chance qu'ils ignorent fièrement. La communication par-ci par-là qui a tant d'importance, qui s'apprend, se technicise. Mais la vraie, celle de l'âme ne fit plus que s'écrire. Jana et ses semblables ne sont plus capables d'avouer, de vomir les mots, de les faire briller, de les faire puer. Ils se contentent de s'informer et meurent sans jamais avoir compris quiconque. Elle, personne ne la connaît et celui qui s'arroge le droit de dire qu'il la connaît la voit se vider de son sang et cracher un feu inextinguible. Au travail, on sait qu'il ne faut pas. On a au moins compris ça. Elle donne des indices quand même pour éviter que les gens soient trop surpris par le surgissement du dragon blanc. Mais certains grands imbéciles qui ne pensent pas utile de sonder l'atmosphère de l'autre, foncent dans le tas. Vous savez, les gros lourds. Ils sont parfois juste lourds et pas réellement méchants. Complètement maladroits. Rien compris au système. Et puis il y a ceux que cela n'intéresse pas puisque le monde tourne autour d'eux. Longtemps, Jana a voulu croire que ces gens-là n'existaient pas vraiment, qu'il s'agissait encore d'un raccourci simpliste de la paresse intellectuelle qui pèse sur le monde. Mais non. Ils ont certes des raisons d'être ainsi. Mais véritablement, le monde n'est que le leur. Et là, Jana devient incontrôlable. Elle en est même arrivée à en mettre un au sol un jour. C'était un jour au travail, un gros client qui venait pour la deux ou troisième fois. Il l'a déshabillée du regard en bavant comme un gros boxer en rut. Et il a fait une ou deux remarques de beauf qu'elle a oblitérées aussitôt entendues. Si même elle les a entendues. Mais à un moment, autour d'un café obligatoire pour tous, le chef avait dit que, non négociable, il avait cru pouvoir plaisanter et avait dit : « Je connais les femmes comme toi Jana. Froides comme la glace mais... » Il ne croyait pas si bien dire. Le sang de ses collègues se glaça. Elle sentit une bise arctique les envelopper tous. La remarque était déjà de mauvais goût avec n'importe quelle femme. De très mauvais goût. Mais il avait élu la plus féroce de toutes face à ces conneries-là. Jana serra les poings très fort pour essayer d'éviter les coups prêts à partir d'un instant à l'autre. Un bon coup au foie et le beau monsieur à la mèche laquée était KO. Mais elle parvint à contenir cette première impulsion. Un regard de reconnaissance lui parvint de Marc, leur chef. Elle regarda l'homme qui continuait tranquillement de siroter son café malgré la tension ambiante qu'en formidable égocentrique il n'avait pas perçue. Ou en faisait-il fi. Il leva les yeux sur Jana avec un petit sourire narquois. Ses lèvres retombèrent aussitôt à leur place neutre. Il fronça les sourcils, très fort, comme pour parer les coups qu'il sentait brutalement lui pendre au nez.

« Vous avez dit ? », demanda Jana.
  • Oh excuse-moi ma belle, c'était une boutade.
Elle respira profondément et lui sourit magnifiquement. Ce sourire parfait qui faisait fondre les plus sérieux.
« C'est bon, un peu d'humour. On est ok hein ?!
  • Ok ?
  • Oui ok.
  • Je n'ai pas compris ce que tu as dit Monsieur le Philosophe.
Il rit
  • Ah tu as raison ! Je ne suis pas toujours au top. Mais il faut bien profiter de la vie non ?
  • Bien sûr.
Elle ne lâchait pas son sourire. Un vrai sourire. Elle savait le feindre à merveille et l'on n'y voyait que du feu. Même ceux qui la connaissaient le mieux.
  • Les femmes comme moi, continua-t-elle sont donc ?
  • Oh allez tu sais bien !
  • Non, je ne sais pas.
  • Mais si enfin... Bref, c'était rien. N'en faisons pas toute une histoire.
  • J'aurais aimé ne même pas en faire une toute petite histoire, tout à fait. Pas même une phrase. Mais je suis, paraît-il quelqu'un de civilisé.
  • Tu commences à m'agacer là Madame Je prends la mouche. Passons à autre chose. Les gars, comment ça va vous ?
Personne ne lui répondit.
  • Youhou ?! Les mecs
  • Ecoute Franck. Tu y as été un peu fort avec Jana et...
  • Laisse Marc ! coupa-t-elle
  • Tu vois Marc, la demoiselle est ok.
Elle se rapprocha de lui. Elle quitta son confortable petit fauteuil improvisé sur le radiateur.
  • Marc sait, lui au moins, qu'il ne me connaît pas et il ne se vante pas de connaître quoi que ce soit de moi ou de femme comme moi. Marc est un homme qui sait une chose en revanche : que les fils à papa gominés comme toi n'ont pas intérêt à affirmer qu'ils me connaissent et qu'ils maîtrisent le sujet.
  • Eh...
  • Ta gueule ! Tu n'es qu'un pauvre mec qui fait tourner le monde autour de son nombril, qui croit ou se persuade comme un gosse qu'il en a compris des choses hein ! Et qui en fait est un inculte totalement dépourvu de toute intuition, handicapé de la relation, incapable de communiquer correctement malgré les milliers de cours ingurgités à ce propos. Un pauvre mec comme toi ne se fait que des putes, parce qu'il n'y a qu'elles qui veulent bien te baiser. Les autres t'approchent oui, ou te laissent approcher. Il y a ta belle petite gueule et tes beaux vêtements. Mais dès que tu ouvres la bouche, elles regrettent leur cordialité voire leur attirance. Tu les dégoûtes toutes. Tu n'es qu'un débile profond dans un corps d'Apollon. Et tu ouvres la bouche et te voilà laid comme un quasimodo. Alors ferme ta grande gueule et souris. C'est pour ton bien que je te dis ça.
  • J'hallucine là ! C'est quoi cette fille ! Marc putain !
Il s'avance vers elle, les yeux injectés de sang et s'apprête à la menacer. Elle n'attend pas. Elle en rêvait. Elle lui attrape le bras, le lui tourne dans le dos en clé et le plaque au sol, sans aucun effort apparent.
On entend les mouches voler.
On entend le sale gosse pleurer.
Elle le laisse par terre et pars en répétant : « Connard va ! »

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