Mais
pour l'instant, son corps n'est pas encore vraiment elle. Ils s'utilisent
l'un l'autre et chacun y trouve son compte. Elle en fait un rempart
contre les questions et toute forme d'intrusion dans sa vie privée.
Bon bouclier ! C'est bien ! Et elle lui sert ce dont il a
besoin au jour le jour, parce que monsieur ne s'arrête pas. Et il a
bien promis que ce serait jusqu'à la fin des temps.
C'est
aussi comme ça que Jana entend la communication avec ses congénères.
Puisque l'on y touche, là, rentrons dans le dur. Jana n'est pas une
tendre, n'est pas une naïve, tout cela est clair depuis quelques
pages qu'elle est racontée. Elle n'est pas une froide pour autant.
Elle pourrait le paraître, sans aucun doute. Elle rend ce risque
sans difficultés. Parce que la prudence prend le pas. Prend toujours
le pas. Elle se met en première ligne et avance pour absorber les
déchets de la réalité. Prudence ? Est-ce le mot exact ?
Est-ce le bon terme ? Honnête... Méfiance serait plus juste.
Jana ne fait confiance à personne. Elle apprécie Flo. Elle ne lui
fait pas confiance. Sa pseudo-prudence est en fait une amazone,
belliqueuse par essence, qu'elle lance en éclaireuse. Son verdict
est toujours parole d'évangile. Là peut-être Jana est-elle naïve :
à toujours croire, les yeux fermés, son amazone à l’affût. Mais
elle, Jana s'en sent la siamoise. Elles sont indéfectiblement liées.
Jana l'a apprivoisée, elle s'est battue avant de pouvoir l'approcher
et en être la sœur. Elle a essuyé un nombre incalculable de
défaites. Mais elle a fini par réussir à se parer de cette femme
sans peur, technicienne de la survie. Jana n'est pas une poétesse de
la communication. Elle ne cherche pas les jolis mots pour dire les
choses. La plupart des choses, elle ne les dit pas d'ailleurs. Et
Jana est convaincue qu'elle n'est qu'une parmi une multitude. Que
tous ne disent presque rien finalement et que personne ne se connaît.
Que cette phrase très banale qui dit qu'à la fin on est toujours
seul est la plus vraie qui existe concernant l'être humain. Les gens
parlent, rient, sortent et couchent ensemble, font des enfants. Et ne
disent jamais les choses du tréfonds. Les plus pures. Les plus
émouvantes. Les hommes, les femmes, même combat. Les premiers sont
encore peut-être un peu pires, quoi que... Elle n'en mettrait pas sa
main à couper. Les gens galvaudent les mots, galvaudent la chance
qu'ils ont de pouvoir tout exprimer. Parce que Jana se refuse
catégoriquement à l'idée qu'il y a de l'indicible. Tout est
exprimable, d'une façon ou d'une autre, dans un langage ou un autre.
L'humain a l'embarras du choix. L'atroce comme le sublime ou le plus
ordinaire peuvent se dire. Elle
qui ne lâche jamais son os a beau jeu de dire ça, ne dégoise pas
un mot à ses collègues, ni à sa mère d'ailleurs, qui tous doivent
se contenter d'approximations, de silences et d'inventions
fantaisistes. Mais elle ne peut pas être la seule à dire. Elle
n'est certainement pas la seule. Mais elle n'a jamais rencontré les
autres. Elle a cessé d'essayer. Elle se contente de penser, de
beaucoup penser. Bien sûr, dans le quotidien, on se
protège. C'est le jeu et elle en accepte les règles. Elle en fait
même un art de funambule. Mais même dans l'intimité, même dans
les moments qui le permettent, les femmes, les hommes, les enfants,
les vieillards, salissent les mots, salissent cette arme suprême et
cette chance qu'ils ignorent fièrement. La communication par-ci
par-là qui a tant d'importance, qui s'apprend, se technicise. Mais
la vraie, celle de l'âme ne fit plus que s'écrire. Jana et ses
semblables ne sont plus capables d'avouer, de vomir les mots, de les
faire briller, de les faire puer. Ils se contentent de s'informer et
meurent sans jamais avoir compris quiconque. Elle, personne ne la
connaît et celui qui s'arroge le droit de dire qu'il la connaît la
voit se vider de son sang et cracher un feu inextinguible. Au
travail, on sait qu'il ne faut pas. On a au moins compris ça. Elle
donne des indices quand même pour éviter que les gens soient trop
surpris par le surgissement du dragon blanc. Mais certains grands
imbéciles qui ne pensent pas utile de sonder l'atmosphère de
l'autre, foncent dans le tas. Vous savez, les gros lourds. Ils sont
parfois juste lourds et pas réellement méchants. Complètement
maladroits. Rien compris au système. Et puis il y a ceux que cela
n'intéresse pas puisque le monde tourne autour d'eux. Longtemps,
Jana a voulu croire que ces gens-là n'existaient pas vraiment, qu'il
s'agissait encore d'un raccourci simpliste de la paresse
intellectuelle qui pèse sur le monde. Mais non. Ils ont certes des
raisons d'être ainsi. Mais véritablement, le monde n'est que le
leur. Et là, Jana devient incontrôlable. Elle en est même arrivée
à en mettre un au sol un jour. C'était un jour au travail, un gros
client qui venait pour la deux ou troisième fois. Il l'a déshabillée
du regard en bavant comme un gros boxer en rut. Et il a fait une ou
deux remarques de beauf qu'elle a oblitérées aussitôt entendues.
Si même elle les a entendues. Mais à un moment, autour d'un café
obligatoire pour tous, le chef avait dit que, non négociable, il
avait cru pouvoir plaisanter et avait dit : « Je connais
les femmes comme toi Jana. Froides comme la glace mais... » Il
ne croyait pas si bien dire. Le sang de ses collègues se glaça.
Elle sentit une bise arctique les envelopper tous. La remarque était
déjà de mauvais goût avec n'importe quelle femme. De très mauvais
goût. Mais il avait élu la plus féroce de toutes face à ces
conneries-là. Jana serra les poings très fort pour essayer d'éviter
les coups prêts à partir d'un instant à l'autre. Un bon coup au
foie et le beau monsieur à la mèche laquée était KO. Mais elle
parvint à contenir cette première impulsion. Un regard de
reconnaissance lui parvint de Marc, leur chef. Elle regarda l'homme
qui continuait tranquillement de siroter son café malgré la tension
ambiante qu'en formidable égocentrique il n'avait pas perçue. Ou en
faisait-il fi. Il leva les yeux sur Jana avec un petit sourire
narquois. Ses lèvres retombèrent aussitôt à leur place neutre. Il
fronça les sourcils, très fort, comme pour parer les coups qu'il
sentait brutalement lui pendre au nez.
« Vous
avez dit ? », demanda Jana.
- Oh excuse-moi ma belle, c'était une boutade.
Elle
respira profondément et lui sourit magnifiquement. Ce sourire
parfait qui faisait fondre les plus sérieux.
« C'est
bon, un peu d'humour. On est ok hein ?!
- Ok ?
- Oui ok.
- Je n'ai pas compris ce que tu as dit Monsieur le Philosophe.
Il
rit
- Ah tu as raison ! Je ne suis pas toujours au top. Mais il faut bien profiter de la vie non ?
- Bien sûr.
Elle
ne lâchait pas son sourire. Un vrai sourire. Elle savait le feindre
à merveille et l'on n'y voyait que du feu. Même ceux qui la
connaissaient le mieux.
- Les femmes comme moi, continua-t-elle sont donc ?
- Oh allez tu sais bien !
- Non, je ne sais pas.
- Mais si enfin... Bref, c'était rien. N'en faisons pas toute une histoire.
- J'aurais aimé ne même pas en faire une toute petite histoire, tout à fait. Pas même une phrase. Mais je suis, paraît-il quelqu'un de civilisé.
- Tu commences à m'agacer là Madame Je prends la mouche. Passons à autre chose. Les gars, comment ça va vous ?
Personne
ne lui répondit.
- Youhou ?! Les mecs
- Ecoute Franck. Tu y as été un peu fort avec Jana et...
- Laisse Marc ! coupa-t-elle
- Tu vois Marc, la demoiselle est ok.
Elle
se rapprocha de lui. Elle quitta son confortable petit fauteuil
improvisé sur le radiateur.
- Marc sait, lui au moins, qu'il ne me connaît pas et il ne se vante pas de connaître quoi que ce soit de moi ou de femme comme moi. Marc est un homme qui sait une chose en revanche : que les fils à papa gominés comme toi n'ont pas intérêt à affirmer qu'ils me connaissent et qu'ils maîtrisent le sujet.
- Eh...
- Ta gueule ! Tu n'es qu'un pauvre mec qui fait tourner le monde autour de son nombril, qui croit ou se persuade comme un gosse qu'il en a compris des choses hein ! Et qui en fait est un inculte totalement dépourvu de toute intuition, handicapé de la relation, incapable de communiquer correctement malgré les milliers de cours ingurgités à ce propos. Un pauvre mec comme toi ne se fait que des putes, parce qu'il n'y a qu'elles qui veulent bien te baiser. Les autres t'approchent oui, ou te laissent approcher. Il y a ta belle petite gueule et tes beaux vêtements. Mais dès que tu ouvres la bouche, elles regrettent leur cordialité voire leur attirance. Tu les dégoûtes toutes. Tu n'es qu'un débile profond dans un corps d'Apollon. Et tu ouvres la bouche et te voilà laid comme un quasimodo. Alors ferme ta grande gueule et souris. C'est pour ton bien que je te dis ça.
- J'hallucine là ! C'est quoi cette fille ! Marc putain !
Il
s'avance vers elle, les yeux injectés de sang et s'apprête à la
menacer. Elle n'attend pas. Elle en rêvait. Elle lui attrape le
bras, le lui tourne dans le dos en clé et le plaque au sol, sans
aucun effort apparent.
On
entend les mouches voler.
On
entend le sale gosse pleurer.
Elle
le laisse par terre et pars en répétant : « Connard
va ! »
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