Depuis
ce jour, elle a bien senti que les autres avaient changé de regard
sur elle. Ils n'y voyaient plus la même femme. Non que cela la
dérange en soi, mais ils croyaient tenir un fil de la bobine et
pouvoir à partir delà tout dérouler. C'est exactement pour cette
raison, et Jana s'en est alors vue à nouveau convaincue par la
situation, qu'elle ne disait rien d'elle. Il valait mieux que les
gens croient seulement ce qu'ils voient, juste ce qu'ils pouvaient
voir, du fait de son filtre à elle et du leur bien évidemment.
Chacun voit midi à sa porte et Jana dit que ça n'est jamais plus
vrai que quand il s'agit de juger quelqu'un. Parce que chacun a ses
compétences et ses angles morts et tout le monde n'a pas les mêmes,
sinon le monde serait simple et normal. Si le terme de « juger »
peut en choquer certains, Jana l'assume pourtant tout à fait. Ou
presque.
La
fameuse colère de Flo.
Un
de ces jours qu'on n'oublie jamais dans une vie.
Il
lui dit, agacé : « Tu ne peux pas dire que nous ne
faisons que juger les autres, ça n'est pas vrai. C'est peut-être
ton cas mais pas le mien. Enfin, Jana, je te croyais plus subtile que
ça, merde !
- Pourquoi tu t'énerves Flo ? C'est une simple discussion.
- Non c'est pas une simple discussion. Tu parles de la bêtise humaine et je ne te laisserai pas dire que l'humain n'est pas capable de mesurer son prochain sans le juger.
- Et dis-moi comment fait-il pour ne pas le juger Flo ? Explique-moi comment tous ces crétins et génies qui nous entourent font ?
- Arrête avec ces mots qui ne veulent rien dire !
- Mais putain Flo ! C'est la réalité ! Arrête toi aussi avec ta bonne conscience de socialiste attardé...
- Jana, pas ça !
- Oui ok, désolée. Mais je n'en peux plus du politiquement correct. CA nous empêche de penser.
- Je suis d'accord avec toi Jana. Je suis le premier à dire, hormis Simon, tout le monde ici te baiserait sans demander son reste tellement t'es...tout.
- Bonne ?
- Si tu veux
Ils
rient tous les deux.
- Tu vois, même ça, à moi, tu n'as pas osé le dire.
- Non mais Jana ! Tu te fous de ma gueule ou quoi ? C'est une question de respect là ! Pas de politiquement correct merde !
- Eh bien je ne sais pas. Je me demande.
- Tu te demandes si tu aimerais que je te dise franchement, si j'ai bien compris, que tu es bonne et que tout le monde veut te passer dessus dans ce bureau ?
- Et pourquoi pas Flo ? Pourquoi pas ?
- Mais parce que t'es pas une pute !
- Mais ça n'a rien à voir avec le fait d'être une pute. Il est question de réalité, de désir et d'apparence, de pulsions et oui d'honnêteté. Ca devrait te parler à toi quand même avec ta famille de psy !
- Donc ce serait de ma part être honnête que de te dire « Jana tu es bonne et tout le monde ici veut te passer dessus » ?
- Sauf Simon !
Elle
rit. Flo reste de marbre.
- Sauf Simon si ça te fait plaisir mais tu vois, je ne suis même pas sûr que ce soit vrai.
- Donc Simon ne peut pas avoir envie de coucher avec une femme ?
- Non bien sûr que non il est gay !
- Aaaah... et donc ça c'est être honnête et réaliste ? Et toin tu ne juges pas là ?
- Non. C'est le fruit de l'observation.
- Eh bien tu vois, je crois que tu fous le doigt dans l’œil ma belle, avec ton observation de lynx. Parce que même Simon te baiserait bien !
- Oooh, je suis flattée. Mais je pense que ce ne sont que des paroles.
- Qu'est-ce que tu en sais ?
- Je sais que l'homme parle beaucoup. Beaucoup trop.
- Ah ben c'est sûr que si tout le monde en disait aussi eu que toi, on ne serait pas sorti !
Interdite,
elle sent son cœur se serrer. Non ! Pas ça. Pas la poitrine.
Elle lève la tête et ouvre ses poumons.
- C'est vrai Flo. Touché.
- Tu es contente que je t'ai dit ça ? C'est la réalité non ?
- Oui...
- Hein Jana, c'est la réalité ?! Hein?! Tu ^réfères que je te dise que tu ne donnes rien aux autres, que personne ici ne te connaît et que pourtant tout le monde, malgré cette frustration et ton égoïsme, reste sympa. Pourquoi , Parce que t'as un sourire d'ange ? Peut-être bien oui. Parce que tu es sûre de toi ? Enfin, qui sait, ce n'est peut-être que ce que tu nous fait croire. Mais oui sans doute pour ça aussi. Parce qu'on craint ta colère ? Évidemment. Mais qui ici peut dire qu'il t'apprécie vraiment. Qui, puisque personne ne te connaît ?
- …
- Moi ? Oui moi. Mais parce que j'accepte de contrat de merde que tu proposes. Parce que je suis habitué à la bizarrerie de chacun/ Mais si tu crois que j'aime ça, tu te trompes gravement encore une fois. J'accpete parce que tu ne me donnes pas le choix. Parce que sinon, tu t'enfuis et tu n'as plus besoin de moi. Personne n'est irremplaçable pour toi hein ? C'est ce que tu as déjà dit ?
- Oui... C'est vrai. On finit toujours pas trouver quelqu'un à aimer et par continuer de vivre sans ceux qu'on a perdus.
Jana
a perdu de sa superbe. Flo l'impressionne. Il la pousse tout au fond
d'elle-même. Et il n'y a rien de pire. Mais elle doit assumer sa
théorie du réalisme à tout crin. Elle ne lâchera pas cette
idée-là.
Flo
hausse le ton.
Jamais,
elle ne l'a entendu hausser le ton.
- Vraiment ? As-tu déjà perdu quelqu'un que tu aimais vraiment ? S'il y a des gens que tu aimes vraiment toi ?
- Bien sûr qu'il y a des gens que j'aime ! Enfin Flo !
- Et ?
- Non, je n'en ai jamais perdu de vraiment précieux, c'est vrai.
- C'est ça la réalité Jana. Tu ne sais pas ce que c'est et tu affirmes ta pseudo réalité théorique, celle qui t'arrange pour pouvoir bien t'endormir le soir. Tu dis que personne n'est irremplaçable ? Tu dis que quand on est gay on ne peut pas désirer l'autre sexe ? Tu dis qu'on est obligé de juger si l'on veut vraiment penser honnêtement ?
- …
- C'est la théorie la plus malhonnête que j'ai entendue de ma vie. La plus inhumaine. Tu crois parler de la réalité. Tu ne parles que de la tienne. Parle pour toi Jana ! Et n'engage pas l'humanité dans ton délire. Parce que la bêtise humaine, elle est là, dans tout ce que tu viens de dire. Tu juges ? Je ne juges pas la plupart du temps sauf quand je me sens trop agressé. Voilà la réalité humaine ! On juge quand on ne peut plus faire autrement pour se défendre et qu'on refuse de s'interroger sur soi. Et je crois que c'est exactement ce que tu fais. Alors, sors-toi les doigts du cul et vas voir la douleur et la folie humaine. On verra si tu restes aussi péremptoire.
- Tu vas regretter d'avoir dit ça Flo. Tu vas le regretter...
- Ah bon ? Et pourquoi ?
- …
- Pourquoi ? Tu n'es pas capable de me l'expliquer. Tu n'es pas assez réaliste avec toi-même pour pouvoir me l'expliquer ! Tu ne te fais pas face et tu donnes des leçons aux autres ? Remballe tes mots je t'ai dit et regarde autour de toi ce qui se passe et qui tu blesses avec tes jugements glacés. Tes jugements. Seulement les tiens. Tu es seule Jana. Et tu l'as voulu.
- Je suis seule oui. Et en effet, je le veux. Je ne cherche rien d'autre. Ce ne sont pas les autres qui m'aideront dans la vie. Ce ne sont jamais les autres qui m'ont aidée. Je ne vois pas pourquoi ils commenceraient maintenant.
- Pourquoi ?
- Parce que. Je le sais c'est tout.
- Mais tu ne sais rien du tout. Ni toi ni moi ni les autres. C'est peut-être parce que toi, tu t'es mal entourée, tu t'es approchée de gens incapables de générosité, et tu n'as rien donné, tout ça au fond pour te conforter dans ta théorie. Quand on ne donne rien, on ne reçoit pas grand-chose. Tu as encore la chance d'offrir un beau panorama. Les gens ne ses sentent pas trop lésés. Mais tu sais ce que je crois ? Je crois que les gens généreux te font peur. Ils te font mourir de peur. Parce que tu pourrais céder et faiblir. Etre humaine ouh lala Mon Dieu catastrophe !
- Flo, tais-toi !
- Tais-toi ? Personne ne me dit de me taire. Ni toi ni personne. Pour qui tu te prends Jana ? Redescends sur terre.
- Je n'ai jamais été plus haut que la terre, même souvent plus bas. Alors ne parle pas de ce que tu ne connais pas. Comme tu as dit tout à l'heure, personne ne me connaît et personne ne...
- peut te toucher. Facile hein ?
- C'est ça, facile !
- Je parle de ce que je ne connais pas ? Mais ça ne tient qu'à toi Jana !
- Non ! Tu n'as qu'à te taire.
- Et tu crois que je vais m'arrêter de parler et de penser pour tes beaux yeux ? Que je vais arrêter de me poser des questions sur toi, l'unique et seule à laquelle on n'ait pas le droit de toucher, la princesse dont on ne pense rien ?
- Non. Pense ce que tu veux. Mais tu n'as rien à me dire.
- Bien sûr que je pense et te dis ce que je veux. Je vais me gêner tiens ! Je croyais que tout le monde jugeait ? Eh bien je te juge alors ! Et Je te mets le nez dans la vraie réalité, avec toutes ses merdes et ses insupportables nuances
Il
a tourné les talons sur ces derniers mots et est sorti fumer. Flo
n'est pas remonté au bureau avant l'après-midi. Il a mangé seul.
Il est revenu frais et dispos, comme si de rien n'était. Mais son
regard et sa mue étaient narquois, derrière son masque de
bout-en-train.
Jana
était restée contre son radiateur pendant la discussion. Une fois
Flo parti, elle s'est assise par terre contre le radiateur. Elle a
glissé le long des tuyaux et elle a soufflé. Un bourdonnement dans
les oreilles, elle a senti une larme couler sur sa joue. Janusa ne
pleure pas. Parfois quand les hormones prennent possession d'elle.
C'est tout. Janusa n'est pas une pleurnicharde.
Elle
ne pleurniche pas à ce moment-là.
Elle
pleure les justes coups qu'elle vient d'encaisser.
Elle
pleure sa théorie qui s'effondre.
Elle
pleure le passé qu'elle hait du plus profond de son âme.
Au
bout d'une petite heure peut-être, elle n'a plus la notion du temps,
Jana reprend le travail. Plus un mot ne sortira de sa bouche ce
jour-là.
Jana
n'a pas changé après cet épisode. En apparence, rien n'a changé.
Mais l'édifice a été ébranlé. Elle a mis des semaines à s'en
remettre. Elle n'en a rien montré. Et sans doute que les autres
n'ont rien vu. Flo n'a rien cherché de plus et elle lui en sait gré.
Aujourd'hui, tout roule comme avant. Ce n'était finalement qu'une
dispute. Dans une vie, qu'est-ce que c'est ? Elle avait réussi
à la mettre dans la case des « petits accrocs de la vie ».
Jana maintient le cap et reste égale à elle-même.
En
secret, ou pas, Simon l'a avoué sans se cacher, les collègues
auraient aimé que cela révolutionne quelque chose Parce que tout le
monde sauf Jana sait qu'un tsunami a déferlé sur leur petit monde
ce jour-là. Mais non. Les flux et reflux ont repris, calmes et
réguliers. Elle, les yeux toujours aussi bleus et le sourire Colgate
sans une tache.
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