mercredi 7 février 2018

La vie est un combat

Jana en est donc arrivée là. Non parce que le client aurait été insultant. Elle n'a pas même cherché le sens de ses propos. Et si cela avait été le cas, elle y serait restée indifférente. Ce qui l'a mise hors d'elle, c'est la certitude de savoir qui l'animait ou qu'il paradait seulement, allez savoir, mais qu'il brandissait dan tous les cas et dont elle était l'objet. Elle était l'objet, la vulgaire marionnette de sa démonstration de virilité, à qui pisse le plus loin et elle était la cible, le mille. Il avait touché le gros lot. Jana se fiche des plaisanteries sexistes et machistes. Elle s'en fiche, cela ne l'atteint pas. Elle ne se sent pour ainsi dire pas concernée. C'est comme si elle ne faisait pas partie du public, qu'elle assistait dans les coulisses à une représentation ratée. Donc, en général, Jana se tait et sourit bêtement. Ce qui met le blagueur très mal à l'aise. Ce n'est pas l'objectif. Jana est déjà passée à autre chose, elle a déjà poursuivi sa route. Elle sait bien qu'elle n'a pas une réaction normale, attendue du moins. Mais elle n'est plus à ça près. Dès qu'on la voit, elle devient anormale, la panthère aux yeux de mer. C'est un homme qui l'avait appelée comme ça un jour dans un bar. Ça n'était pas d'un grand esthétisme mais ça avait plu. Elle se sent bien dans cette peau de féline marine. Elle sent que c'est à cette improbable race qu'elle appartient. Jana a mis des années avant d'admettre qu'elle ne pouvait décemment pas se dire de la normalité. Et que ce soit dans un sens u dans un autre, c'est toujours dérangeant. On est encore plus seul. Jana a su très tôt qu'elle serait seule, quoi qu'il advienne. Elle a été choyée. Là n'est pas question. Elle n'a manqué de rien. Mais elle a toute petite su qu'elle devait compter avant tout sur elle-même et que celle qui la soutiendrait le mieux dans l'existence serait encore elle-même. C'est pour ça qu'elle demanda à sa mère défaite à l'âge de cinq ans :  « Maman, je veux faire du judo. Je peux ? » Maman rêvait d'une ballerine avec un si joli minois et ces longs bras fins. « Quoi ?
  • Je veux faire du juto s'il te plaît Maman, rajouta la petite fille croyant que son oubli de la formule de politesse était la raison de la mine déconfite de sa mère.
  • Mais...pourquoi Janusa ?
  • Pour savoir la bagarre.
La mère, attentionnée, mit un genou à terre et prit les joues de sa fille dans le creux de ses mains. Ce qu'elle avait proprement en horreur. Mais Janusa sentit à ce moment-là qu'elle se devait de faire profil bas pour obtenir gain de cause.
  • Ma chérie, on t'a fait du mal à l'école ?
  • Nan.
  • Tu peux le dire tu sais, Papa et moi t'écouterons toujours.
C'était faux mais elle passa sur ce point qu'elle savait déjà névralgique et source de drôles de débats.
  • Je promets Maman. Je veux faire du juto.
  • Du judo, Janusa.
La petite fille se referma alors comme une huître et n'ouvrit plus la bouche.
  • Jan, arrête je te donne juste le bon mot.
  • Arrête de bouder !
Janusa sourit mécaniquement.
  • Arrête ce sourire de poupée folle !
  • Bon, je vais parler avec Papa du judo. Mais je ne te promets rien.
La partie était gagnée. Mais Janusa n'avait pas tout de suite joui de son triomphe. Elle était dans une rage qu'il valait mieux qu'elle taise. Elle l'avait compris. Donc, non, ils ne seraient pas toujours là pour l'écouter. Elle savait qu'elle devait se taire. Surtout quand elle avait envie de les tuer. Surtout quand elle avait envie de pleurer. Alors, elle serrait ses lèvres, bouche cousue disait la maîtresse de l'année d'avant et elle adorait ces mots. Elle se cousait la bouche et le nœud était bien trop étroit pour que quiconque puisse le défaire. Pour Janusa, il était insupportable de se voir reprise sur un mot qu'elle avait osé tenter. Elle le prenait comme une bourrade cruelle, déjà très nuancée du haut de ses cinq ans, et se serait jetée sur l'adulte si elle n'avait pas perçu l'inégalité des forces en jeu. Elle avait d'abord hurlé. Pendant des heures. Le temps que la rage s'apaise. Et l'on n'avait pas voulu l'écouter. On l'avait fait taire. Elle avait continué jusqu'à trouver une meilleure solution, ce qui se présenta de manière tout à fait inopinée un jour qu'elle était malade et donc ralentie. Elle eut quelques secondes de temps de réaction et ce silence improbable terrassa sa mère. Elle la vit se décomposer littéralement. Elle comprit vite là son pouvoir, malgré sa petite taille et ses muscles atrophiés d'enfant de quatre ans alors. Elle usa donc et abusa de cette arme et en fit une sorte de marque de fabrique. Par la suite, elle avait appris à admettre qu'on la corrige. Non sans mal. Et à partir du CE1, quand elle découvrit le dictionnaire, elle n'utilisa plus un mot que si elle était sûre, absolument sûre de son sens, du contexte dans lequel y recourir, exemples à l'appui, exemples d'adulte bien entendu, pour contrer toute attaque éventuelle sur son vocabulaire. Elle en devint un moment précieuse mais jamais inadéquate dans ses expressions. Elle mit toujours les adultes face à leur rire. Et eut presque toujours gain de cause parce que la vraie raison était la suivante : elle avait employé les mots justes mais pas ceux qu'on attendait d'une petite fille de son âge. Et lorsque l'adulte devait admettre finalement cela par ce qu'elle ne le laissait pas en paix jusqu'à ce qu'il ait lâché le morceau, elle répliquait : « Comment on doit parler à … ans alors ? » Et l'adulte soufflait d'impatience et lui donnait finalement gain de cause, agacé. Elle gagnait la bataille, c'est tout ce qui lui importait. Elle avait fini par entendre raison concernant le reste des savoirs et elle acceptait de mauvaise grâce mais sans le même acharnement de se voir souligner ses erreurs. Ce qu'elle adopta finalement comme technique n'était pas bien incroyable : elle fit en sorte de savoir mieux que les autres, mieux que tout ce qu'on attendait de son âge et plus que tous ses congénères nains de jardin nageant dans leur ignorance. Autant dire que Janusa n'avait pas beaucoup d'amis, hormis quelques adultes et quelques animaux.
Pour en revenir au judo dont nous étions partis, Jana commença dès la semaine suivante le judo et se démarqua très vite. Elle y va dès qu'elle le peut. Même en vacances. Le jour où elle avait maté le client si savant, elle avait dû quand même fournir un minimum d'explications. Pas le jour même. Elle espérait encore que ce ne soit pas la peine mais elle se trompait sombrement. Ses collègues s'étaient mis à la regarder d'un œil méfiant, lui semblait-il. Et ils s'écartaient instinctivement à son passage. Même Flo. Ça avait été le signal d'une intervention urgente à opérer. Au bout de trois jours de ronde, elle avait fini, un matin à la machine à café, par en venir au fait, aussi brutalement qu'il était possible de le faire.
« Bon, les gars, je vois bien que le petit combat de mardi vous a déplu. Je pratique le judo depuis que j'ai cinq ans. Je suis ceinture noire. Je n'ai pas le droit d'user des techniques hors du cadre du combat réglementé mais j'en ai un peu appris sur le self-defense et tout ça. 
  • Et tout ça quoi ? demanda Franck toujours spontané.
  • Rien rien. C'est une façon de parler.
  • Non, non Jana, reprit Flo. Tu n'as pas de façon de parler toi ! Tu dis ce qui est, ni plus ni moins.
Elle était prise au piège. Elle avait eu une grosse suée mais elle avait tenu bon.
  • Self-defense,un peu de krav maga.
  • Ah ouais !
  • Bon bref, on sait jamais à Paris. C'est bien de savoir ça quand on est une femme.
  • Ah ben tu m'étonnes... C'est pour ça que tu n'as pas eu peur.
Elle avait bien entendu menti. Elle avait touché à de nombreux arts martiaux, avait approfondi non seulement le judo mais aussi l'aïkido et le tae kwon do. Elle avait de solides connaissances en krav maga et avait longtemps boxé à la thaï. Il n'était pas question de parler de tout cela. Elle se serait exposée à de longues, fastidieuses et dangereuses questions. Elle avait donc pirouetté :
  • voilà ! Vous savez tout.
  • Euh, c'est-à-dire, on sait une unique chose de ta vie en fait Janouch.
  • Oui eh bien c'est déjà ça ! dit-elle en riant.
Intérieurement, elle ne riait pas du tout. C'était le rire qui cloue les becs. Le rire qui louvoie et zouip le pingouin, on peut repartir se cacher tranquille.

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