Jana
en est donc arrivée là. Non parce que le client aurait été
insultant. Elle n'a pas même cherché le sens de ses propos. Et si
cela avait été le cas, elle y serait restée indifférente. Ce qui
l'a mise hors d'elle, c'est la certitude de savoir qui l'animait ou
qu'il paradait seulement, allez savoir, mais qu'il brandissait dan
tous les cas et dont elle était l'objet. Elle était l'objet, la
vulgaire marionnette de sa démonstration de virilité, à qui pisse
le plus loin et elle était la cible, le mille. Il avait touché le
gros lot. Jana se fiche des plaisanteries sexistes et machistes. Elle
s'en fiche, cela ne l'atteint pas. Elle ne se sent pour ainsi dire
pas concernée. C'est comme si elle ne faisait pas partie du public,
qu'elle assistait dans les coulisses à une représentation ratée.
Donc, en général, Jana se tait et sourit bêtement. Ce qui met le
blagueur très mal à l'aise. Ce n'est pas l'objectif. Jana est déjà
passée à autre chose, elle a déjà poursuivi sa route. Elle sait
bien qu'elle n'a pas une réaction normale, attendue du moins. Mais
elle n'est plus à ça près. Dès qu'on la voit, elle devient
anormale, la panthère aux yeux de mer. C'est un homme qui l'avait
appelée comme ça un jour dans un bar. Ça n'était pas d'un grand
esthétisme mais ça avait plu. Elle se sent bien dans cette peau de
féline marine. Elle sent que c'est à cette improbable race qu'elle
appartient. Jana a mis des années avant d'admettre qu'elle ne
pouvait décemment pas se dire de la normalité. Et que ce soit dans
un sens u dans un autre, c'est toujours dérangeant. On est encore
plus seul. Jana a su très tôt qu'elle serait seule, quoi qu'il
advienne. Elle a été choyée. Là n'est pas question. Elle n'a
manqué de rien. Mais elle a toute petite su qu'elle devait compter
avant tout sur elle-même et que celle qui la soutiendrait le mieux
dans l'existence serait encore elle-même. C'est pour ça qu'elle
demanda à sa mère défaite à l'âge de cinq ans :
« Maman, je veux faire du judo. Je peux ? » Maman
rêvait d'une ballerine avec un si joli minois et ces longs bras
fins. « Quoi ?
- Je veux faire du juto s'il te plaît Maman, rajouta la petite fille croyant que son oubli de la formule de politesse était la raison de la mine déconfite de sa mère.
- Mais...pourquoi Janusa ?
- Pour savoir la bagarre.
La
mère, attentionnée, mit un genou à terre et prit les joues de sa
fille dans le creux de ses mains. Ce qu'elle avait proprement en
horreur. Mais Janusa sentit à ce moment-là qu'elle se devait de
faire profil bas pour obtenir gain de cause.
- Ma chérie, on t'a fait du mal à l'école ?
- Nan.
- Tu peux le dire tu sais, Papa et moi t'écouterons toujours.
C'était
faux mais elle passa sur ce point qu'elle savait déjà névralgique
et source de drôles de débats.
- Je promets Maman. Je veux faire du juto.
- Du judo, Janusa.
- …
La
petite fille se referma alors comme une huître et n'ouvrit plus la
bouche.
- Jan, arrête je te donne juste le bon mot.
- …
- Arrête de bouder !
- …
Janusa
sourit mécaniquement.
- Arrête ce sourire de poupée folle !
- …
- Bon, je vais parler avec Papa du judo. Mais je ne te promets rien.
La
partie était gagnée. Mais Janusa n'avait pas tout de suite joui de
son triomphe. Elle était dans une rage qu'il valait mieux qu'elle
taise. Elle l'avait compris. Donc, non, ils ne seraient pas toujours
là pour l'écouter. Elle savait qu'elle devait se taire. Surtout
quand elle avait envie de les tuer. Surtout quand elle avait envie de
pleurer. Alors, elle serrait ses lèvres, bouche cousue disait la
maîtresse de l'année d'avant et elle adorait ces mots. Elle se
cousait la bouche et le nœud était bien trop étroit pour que
quiconque puisse le défaire. Pour Janusa, il était insupportable de
se voir reprise sur un mot qu'elle avait osé tenter. Elle le prenait
comme une bourrade cruelle, déjà très nuancée du haut de ses
cinq ans, et se serait jetée sur l'adulte si elle n'avait pas perçu
l'inégalité des forces en jeu. Elle avait d'abord hurlé. Pendant
des heures. Le temps que la rage s'apaise. Et l'on n'avait pas voulu
l'écouter. On l'avait fait taire. Elle avait continué jusqu'à
trouver une meilleure solution, ce qui se présenta de manière tout
à fait inopinée un jour qu'elle était malade et donc ralentie.
Elle eut quelques secondes de temps de réaction et ce silence
improbable terrassa sa mère. Elle la vit se décomposer
littéralement. Elle comprit vite là son pouvoir, malgré sa petite
taille et ses muscles atrophiés d'enfant de quatre ans alors. Elle
usa donc et abusa de cette arme et en fit une sorte de marque de
fabrique. Par la suite, elle avait appris à admettre qu'on la
corrige. Non sans mal. Et à partir du CE1, quand elle découvrit le
dictionnaire, elle n'utilisa plus un mot que si elle était sûre,
absolument sûre de son sens, du contexte dans lequel y recourir,
exemples à l'appui, exemples d'adulte bien entendu, pour contrer
toute attaque éventuelle sur son vocabulaire. Elle en devint un
moment précieuse mais jamais inadéquate dans ses expressions. Elle
mit toujours les adultes face à leur rire. Et eut presque toujours
gain de cause parce que la vraie raison était la suivante :
elle avait employé les mots justes mais pas ceux qu'on attendait
d'une petite fille de son âge. Et lorsque l'adulte devait admettre
finalement cela par ce qu'elle ne le laissait pas en paix jusqu'à ce
qu'il ait lâché le morceau, elle répliquait : « Comment
on doit parler à … ans alors ? » Et l'adulte soufflait
d'impatience et lui donnait finalement gain de cause, agacé. Elle
gagnait la bataille, c'est tout ce qui lui importait. Elle avait fini
par entendre raison concernant le reste des savoirs et elle acceptait
de mauvaise grâce mais sans le même acharnement de se voir
souligner ses erreurs. Ce qu'elle adopta finalement comme technique
n'était pas bien incroyable : elle fit en sorte de savoir mieux
que les autres, mieux que tout ce qu'on attendait de son âge et plus
que tous ses congénères nains de jardin nageant dans leur
ignorance. Autant dire que Janusa n'avait pas beaucoup d'amis, hormis
quelques adultes et quelques animaux.
Pour
en revenir au judo dont nous étions partis, Jana commença dès la
semaine suivante le judo et se démarqua très vite. Elle y va dès
qu'elle le peut. Même en vacances. Le jour où elle avait maté le
client si savant, elle avait dû quand même fournir un minimum
d'explications. Pas le jour même. Elle espérait encore que ce ne
soit pas la peine mais elle se trompait sombrement. Ses collègues
s'étaient mis à la regarder d'un œil méfiant, lui semblait-il. Et
ils s'écartaient instinctivement à son passage. Même Flo. Ça
avait été le signal d'une intervention urgente à opérer. Au bout
de trois jours de ronde, elle avait fini, un matin à la machine à
café, par en venir au fait, aussi brutalement qu'il était possible
de le faire.
« Bon,
les gars, je vois bien que le petit combat de mardi vous a déplu. Je
pratique le judo depuis que j'ai cinq ans. Je suis ceinture noire. Je
n'ai pas le droit d'user des techniques hors du cadre du combat
réglementé mais j'en ai un peu appris sur le self-defense et tout
ça.
- Et tout ça quoi ? demanda Franck toujours spontané.
- Rien rien. C'est une façon de parler.
- Non, non Jana, reprit Flo. Tu n'as pas de façon de parler toi ! Tu dis ce qui est, ni plus ni moins.
Elle
était prise au piège. Elle avait eu une grosse suée mais elle
avait tenu bon.
- Self-defense,un peu de krav maga.
- Ah ouais !
- Bon bref, on sait jamais à Paris. C'est bien de savoir ça quand on est une femme.
- Ah ben tu m'étonnes... C'est pour ça que tu n'as pas eu peur.
Elle
avait bien entendu menti. Elle avait touché à de nombreux arts
martiaux, avait approfondi non seulement le judo mais aussi l'aïkido
et le tae kwon do. Elle avait de solides connaissances en krav maga
et avait longtemps boxé à la thaï. Il n'était pas question de
parler de tout cela. Elle se serait exposée à de longues,
fastidieuses et dangereuses questions. Elle avait donc pirouetté :
- voilà ! Vous savez tout.
- Euh, c'est-à-dire, on sait une unique chose de ta vie en fait Janouch.
- Oui eh bien c'est déjà ça ! dit-elle en riant.
Intérieurement,
elle ne riait pas du tout. C'était le rire qui cloue les becs. Le
rire qui louvoie et zouip le pingouin, on peut repartir se cacher
tranquille.
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