C'est
un peu délicat. Comment expliquer ça correctement... A l'époque,
la haine que je nourrissais en moi, fruit d'années de honte et de
peur, prenait toute la place à laquelle les émotions ont droit.
Elle ne laissait aucune autre exister. Et j'en étais tout à fait
contente, comme d'un nouveau joujou dont on ne se lasse pas. Je la
trouvais très confortable, aussi étrange que cela puisse paraître.
J'étais au moins en partie en paix. L'autre moitié restait nouée
à quadruple tour et indémêlable mais au moins une partie de moi
vivait enfin. C'est en tout cas, le sentiment que j'eus alors. La
haine c'était d'abord la haine de moi. Je ne profère qu'une
banalité en disant cela. La haine de tout ce que j'étais.
La
vraie haine.
Celle
qui brille dans les yeux.
Celle
qui fait pointer les crocs.
Celle
qui fait couler la bave.
Celle
qui fait pleurer jours et nuits puis,
plus
rien.
Pus
rien,
Tout
est tari et pourtant il faut marcher
en
bon petit soldat,
qui
voudrait bien
mourir
sans plus de combat crever bordel mais
que
tout s'arrête.
La
haine qui
fait
vendre son âme, qui
autorise
toutes les vengeances,
tous
les massacres.
La
haine qui te mène n'importe où, aux recoins les plus infâmes du
monde, à ceux les plus splendides aussi.
La
haine qui te fait tout oser.
La
haine de toi,
de
chaque centimètre,
millimètre,
nanomètre
de toi,
des
autres,
de
tes plus proches,
surtout,
de
ce que tu as touché,
approché,
de
ta vie entière,
de
la vie,
de
la conscience,
le
désir irrépressible de devenir un légume,
un
ver de terre,
de
ne plus jamais crier des profondeurs
comme
un pauvre dégénéré flamboyant
méphistophélique
de haine et de rancoeur,
à
la voix de gosse coi,
con
comme un coin.
Je
me rêvais le revers de ma médaille, le verso, enfin. Que le recto
tombe à jamais dans l'oubli, que j'aie droit à cette deuxième
naissance, moi fille de Janus, choisir mon camp. Tout me révulsait.
J'étais en perpétuelle convulsion contre moi-même, les yeux et la
langue retournées de détestation. Je voulais en finir avec cet
être-là. Je voulais être l'autre putain côté de la pièce. Plus
jamais ne me retourner ou alors mourir. Plutôt mourir que de
poursuivre avec cette face-là. Pile, verso, simple envers même.
Tout mais plus ça.
Et
la haine a permis cela, de tuer à petits feux les profondeurs,
toutes les plus petites parcelles de l'être que l'on voudrait voir
ne plus jamais resurgir quand on rouvre les yeux, au réveil et de
remplacer tout cela par un être qui me plaisait. Je n'adorais pas
ce nouvel être mais au moins, il était différent et je l'avais
construit moi-même. Je n'étais plus une poupée cassée, une
gamine en retard, une handicapée qu'on pousse et tire comme un
boulet dont on n'arrive pas à se défaire. De culpabilité surtout.
Tu n'imagines pas Flo combien immense peut être la haine de soi. Je
ne sais pas, peut-être que je me trompe et que je ne te connais pas
assez, qu'en fait tu connais ça, mais je ne crois pas. Nous
appartenons à une engeance qui se reconnaît à l'instinct et de
très loin. Je n'ai jamais senti ça chez toi.
Il fait non de la tête.
Je
me doutais. Alors je dois t'expliquer ce à quoi mène tout cela.
On ne vit pas de drame. Tout se passe calmement et personne ne
s'effraie. On y tient d'ailleurs pour pouvoir se métamorphoser en
toute tranquillité. On bosse dur et puis, on finit par croire son
travail achevé. On est bien devenu quelqu'un d'autre. Sauf que les
maux de tête récurrents depuis l'enfance et qui s'accentuent, les
manies qui font toujours autant sourire les autres, les tout petits
gestes absolument uniques, les infimes attitudes qui font dire à la
mère ou au frère « elle a toujours fait ça », la
mémoire que l'on retrouve toujours, les rêves et leur crudité qui
ne rusent qu'apparemment mais heurtent en pleine artère et font
gicler tout ce qu'ils peuvent. Il hurlent un démenti, tous. On le
voit, on est obligé de le voir, une seconde. Parfois le rêve
poursuit toute la journée. Il jaillit brutalement au bout milieu
d'une phrase. Il ne laisse pas en paix. Il rappelle à l'ordre, bien
au contraire. Il entend se faire écouter. Et l'humeur est sombre
parce qu'on croit que les vieux démons refont surface.
Il
ne s'agit en réalité absolument pas de vieux démons ou autres
fantômes sans queue ni tête. Il s'agit de l'Authentique qui toque
à la porte, de temps en temps, parce que le recto ne s'efface pas.
On a beau jouer Janus en tout sens., le recto demeure et le verso
recouvre ou au mieux s'accouple et se mélange. Mais combien
d'années plus tard ! Le verso est un masque salvateur. Il est
tout ce qu'on veut et il n'est pas faux alors, que dans ce mensonge,
l'on puisse tout ce que l'on veuille. Mais la haine est là qui
donne toutes les forces et tous les pouvoirs les plus incroyables.
Le masque berce, on ne dort pas paisiblement mais on dort. On se
sent moins détestable qu'avant. Et ce n'est pas gagné mais c'est
toujours mieux. Et finalement, on perfectionne le verso, on se prend
au jeu et on réussit. Une vraie et propre réussite. Enfin propre.
Alors non, je ne suis pas triste ou déçue ou frustrée qu'on me
prenne pour une autre. J'ai acquis grâce à tout ça à apaiser un
peu la haine. Mais je ne crois pas encore et je doute que le jour
arrivera où je serais fière du recto et capable de l'assumer. Je
vais être vraiment honnête avec toi : je ne peux pas être
recto parce que personne n'aime ce recto. Je sais que je ne suis pas
tout le monde et que je ne peux pas savoir, que chaque regard est
différent, blablabla. Je ne conçois pas qu'on aime cet être-là.
Alors je le grime encore. Mais maintenant j'aime au moins le masque.
Flo, qui aime cette personne-là derrière ? Qui ? Je te
le jure, personne ne peut l'aimer. Tu ne l'aimerais pas. Ma mère
elle-même ne l'aimerait pas. Mes amis ne l'aimeraient pas. Parce
que je sors un peu moins couverte avec ceux qui me sont proches.
Mais je ne suis jamais ce vrai recto. Jamais. Et n'y compte pas. Je
te jure que vous vous enfuiriez tous. On ne peut pas aimer ça.
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