Ken
Follett est un conteur que j'aimerais écouter tous les soirs.
J'aurais envie qu'il rythme toutes mes soirées, inquiètes,
crépuscules angoissés. Il dessine des aventures vives et colorées
dans un univers qu'il anime comme un décor spectaculaire. Je lis
comme je suis au spectacle mais je me nourris, bien mieux qu'au
théâtre, bien plus longtemps et bien plus richement. Les mots
deviennent magiques. Ils le sont déjà dans mon imagination où je
rêve d'un monde de mots, de livres, dormant, mangeant, une
bibliothèque pour demeure, les murs tapissés d'étagères remplies
de toutes les histoires du monde. Mais en réalité, les mots sont
aussi de sales menteurs, parfois. Ken Follett en fait de grands
prestidigitateurs, illusionnistes qui se prêtent à tous les jeux de
scène possibles et imaginables. Ce ne sont pas des mots qui se
regardent et qui se contemplent. Ce ne sont pas des mots-Narcisse. Ce
sont des ouvriers, des bâtisseurs, petites fourmis, humbles mais
puissants dans leur immense communauté.
En
effet, les personnages deviennent mes amis, bien mieux deviennent mes
compagnons de voyage, matin et soir, toujours au rendez-vous. Je les
retrouve avec un sourire irrépressible aux lèvres. Je me rends
compte que c'est bien saugrenu, que je souris toute seule et que j'ai
peut-être l'air folle. Mais le plaisir qui m'attend dépasse tous
ceux de la journée passée à s'adapter à mes congénères, à leur
parler calmement, à ne pas heurter ceux-ci, ceux-là, à changer de
registre pour tel ou tel, à opprimer l'envie de tout laisser tomber
et même parfois fracasser à terre cruellement. Le plaisir
m'enveloppe car il est ma douceur, ma récompense. C'est un cadeau
que je m'octroie chaque jour et qui me libère de nombre de mes
frustrations, comme un gros fuck à tous les sous-entendus, toutes
les agressivités latentes, les malentendus, les agacements que j'ai,
comme tout le monde, essuyés aujourd'hui. L'enfer c'est les autres.
Clairement ! C'est aussi, pourtant, les autres, ce Ken Follett
et ses personnages, ces autres qui dansent dans mon esprit qui me
réparent aussi. Le paradis c'est les autres. Et oui ils sont aussi
vivants que les réels, pour moi, grâce à ce vrai conteur des temps
modernes.
Et
au long des mois et des années, je sais pertinemment que ces
personnages, Maud, Carla, Volodia, Greg, Daisy, Lloyd resteront
gravés en moi Ils sont de ces personnages qui m'habiteront
désormais. Pas les mots qui les disent que j'oublierai vite, que
j'ai déjà oubliés, qui ne sont pas les héros, seulement les
outils. Mais ces vies-là résonneront, je le sais comme d'autres,
comme le Charlus et l'Albertine de Proust, comme la Cousine Bette et
le Père Goriot du vieil Honoré de, comme la Folcoche de Bazin, le
vieillard de Mauriac et son Nœud de Vipères, Dorian Gray et son
reflet, Anna Karénine et tous les autres, tous ceux dont le nom est oublié mais l'âme bien empreinte à l'intérieur, de tous les pays, qui
grouillent en moi et auxquels souvent je fais appel pour ne pas me
croire seule, pour éprouver à nouveau que le paradis aussi c'est
les autres. Ken Follett est de ceux qui font de leurs personnages des
êtres à part entière, sans même presque que l'on ait envie de
savoir pourquoi.
Ici,
je l'ai dit, les mots sont des instruments, pas des poètes au
miroir. Longtemps, j'ai méprisé cette littérature qui ne se
regardait pas profondément dans le miroir, qui ne s'introspectait
pas avec l'honnêteté la plus impitoyable, allant comme Beckett
jusqu'à nous faire perdre le sens du langage. Je méprisais les
aventuriers, les baroudeurs, prêts à mettre les mains dans le
cambouis. J'avais mes raisons : ils ne parlaient pas à ma tête,
pas assez à mes neurones agités, hyperactifs et incontrôlables.
Ils ne me donnaient pas le sentiment d'un être de langage que
j'étais, à l'époque et seulement ça sans doute. Les conteurs
aventuriers parlent au corps aussi, à tout ce que nous sommes, dans
notre entièreté. Alors oui, ils ne cisèlent pas les mots en
dentelle. Ils ne font pas d'esthétique abstraite, celle qui sidère
quelques secondes tant elle tourne le cerveau. Celle qui fait
s'arrêter le cœur un instant, comme un orgasme furtif mais
sensation du sommet. Les conteurs aventuriers usent des mots comme
des mécanos et aujourd'hui, je comprends qu'on peut ne rien y voir
de blasphématoire. Chacun sa sphère, chacun sa magie.
Ma
question demeure la suivante : peut-on conter, emmener le
lecteur aussi sûrement que le fait Ken Follett et travailler le mot
dans sa substance même, à la fois ? Que l'on veuille tout
faire, tout accomplir dans une œuvre, sans aucun doute. Que cela
reste un vœu pieux, cela semble plus juste. Qui peut ? Qui peut
vraiment? Nul, j'en suis sûre désormais. Alors l'écrivain fait un
choix, suit son instinct, celui qui lui rend la tâche plus facile,
plus vraie, plus brillante. Il apprend à se connaître et sait
lui-même, ce qui lui convient est d'écrire ainsi ou comme cela. Il
doit être honnête avec lui-même et faire des deuils. Il doit
encore une fois faire l'expérience de sa finitude et de la limite de
son pouvoir. Il doit l'admettre. Ou il sera voué à l’œuvre
inachevée, une seule mais folle à lier et carnassière.