samedi 11 novembre 2017

Ma soeur, petite soeur

Pitayak s'évanouit peu à peu dans la nature. J'étais le seul à avoir des nouvelles régulièrement. C'était toujours à son initiative. Elle ne se laissait plus approcher par aucun d'entre nous. Les autres s'en contentaient je crois, quoi que... J'en souffrais amèrement. Mais j'étais impuissant. Je savais que la plus minime exigence la ferait fuir comme un lapin. Tyrannique derrière sa fragilité incommensurable. J'étais tout autant prisonnier qu'elle et elle nous tenait tous fermement là où elle l'entendait. Les autres sentaient cette main de fer sans l'identifier car ils ne voyaient que la jeune fille de porcelaine qui se présentait à eux. Mais je savais qu'elle était désormais maîtresse de la famille, par son absence et son silence, plus que n'importe lequel d'entre nous. Elle-même sûrement n'aurait jamais dit les choses ainsi. Mais je voyais clair dans la réalité de notre clan infernal et je reste aujourd'hui persuadé de ce que je pensais déjà à l'époque. Je restais pendant des semaines sans savoir où elle était, ce qu'elle faisait, avec qui. Je n'étais pas son père. Oui mais ! Elle n'avait personne pour veiller correctement sur elle et cette tâche m'incombait de fait. Je me sentais chargé contre ma volonté mais je ne m'en plaignais pas. Je savais, sans prétention, que j'étais le seul à pouvoir agir pour son bien. Le seul dont elle l'accepterait peut-être si elle en avait besoin. Mais appellerait-elle à l'aide ? J'étais très circonspect sur ce point. Hésitant. Douteux. Sûr en fait que ce ne serait qu'en situation extrêmement critique.
Je ne me trompais pas. Un soir, une nuit devrais-je dire. 1 heure du matin, mon téléphone sonne. Ma compagne de l'époque s'inquiète. Je sais déjà que c'est Pitayak. J'avais beaucoup trop pensé à elle durant la journée.
«Allo ?
  • Vous êtes le frère de Pity ?
  • Pity ?
  • Pitayak.
  • Oui, excusez-moi. C'est bien moi. Que se passe-t-il ?
  • Venez tout de suite. Elle est chez moi au …
J'ai évidemment oublié son adresse depuis le temps et au vu de la situation dramatique qui était sur le point de m'être révélée.
  • J'arrive tout de suite.
Je raccrochai. Sans explications, il n'y en avait pas besoin, je m'habillais en hâte et partais. Ma compagne m'embrassa sur le front, pleine de compassion.
Lorsque j'arrivai à l'appartement qui m'avait été indiqué, un homme d'une cinquantaine d'années m'ouvrit et me laissa entrer sans un mot. J'avais ouvert la bouche pour me présenter mais tout cela était superflu. Ma peur en fut décuplée. Pitayak était étendue sur un grand lit, magnifique, aussi magnifique qu'elle était chaotique : échevelée, baveuse, à moitié déshabillée, marmonnant des sons inintelligibles. Je regardai l'homme atterré. Il me dit : «Je l'ai trouvée en rentrant chez moi, allongée sur le trottoir devant ma porte. 
  • Elle n'a rien dit ?
  • Non. Elle marmonne depuis tout à l'heure. Elle n'a pas pu répondre mes questions. Elle a juste prononcé votre prénom. Je savais qu'il n'y avait que vous.
  • Que moi... Comme toujours... Vous n'avez aucune idée de ce qui s'est passé ?
  • Aucune. Mais je sais que Pity est dans une mauvaise passe.
  • C'est-à-dire ?
  • Votre sœur est en train de sombrer dans de sales trucs.
  • De sales trucs ?
  • Oui. Elle vous expliquera elle-même quand elle en sera capable. Je ne veux pas la trahir. Vous connaissez sa réserve, sans doute bien mieux que moi. Je la laisse libre de dire ou pas. Je voulais vous appeler depuis quelque temps déjà. Mais elle me l'a interdit. Ce soir, je n'avais plus le choix
  • Merci.
Je m'assis sur le lit à côté de ma petite sœur confuse et informe. Je pleurais en la regardant douloureusement. Une fois de plus. J'étais anéanti et dans une fureur inouïe. Contre elle, contre moi, contre tous ceux qui la connaissaient, disaient l'aimer.
  • J'aurais dû en faire davantage et vous alerter avant. Je n'ai pas su la protéger.
  • Elle ne se laisse pas protéger de toute façon !
Ma voix était agressive, acerbe et désespérée.
  • C'est vrai. Mais j'aurais dû.
  • Oui vous auriez dû. Nous aurions tous dû.
Un lourd silence tomba sur la pièce chaleureuse et douce.
  • Me permettez-vous de rester avec elle jusqu'à son réveil ?
  • Bien entendu, faits comme chez vous.
Je fixai cette homme affable. Cet inconnu providentiel.
  • Qui êtes-vous ?
  • Nous étions en couple jusqu'à il y a deux mois.
  • En couple ? En couple ? Elle n'a pas 20 ans.
  • Vous plaisantez ?
  • J'en ai l'air ?
  • Mon Dieu ! Pity...
J'avais envie de l'insulter, de le traiter de pervers, obsédé, pédophile. Mais c'eût été injuste. Je me tus et pleurais. Il partit dans une autre pièce et me laissa à mon chagrin. J'avais envie de hurler. Je m'endormis finalement tout contre Pitayak, la serrant dans mes bras inutiles.

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