Ma
petite sœur couchant avec un homme de 50 ans. Ma petite sœur de 19
ans, avec un vieux qui aurait pu être son père. Ma petite sœur
menteuse, peut-être intéressée, vénale et salie. Ma petite sœur
de pas même 20 ans mourrait à mes yeux. Celle que je croyais
connaître n'était plus. Mais je croyais sans doute en quelqu'un qui
n'avait jamais existé. Je le compris dès lors et Pitayak me le
confirma par la suite. Tout mon univers s'écroulait. Moi qui aimais
les vérités et les assurances, je tombais tout au fond du puits de
l'incertain. Je pataugeais. Je ne pus évidemment pas dormir. Je
veillerais ma sœur jusqu'à ce qu'elle se réveille le lendemain, si
elle se réveillait. J'étais en mission. Je n'avais même pas
sommeil. Je ne pouvais avoir sommeil. J'étais celui qui reste. Je
commençais à délirer à moitié, d'inquiétude et de douleur. De
déception sans doute. Je ne l'aurais jamais avouer alors. Je
n'aurais jamais admis lui en vouloir, lui reprocher quoi que ce soit.
Je la prenais pour une victime absolue. Elle n'était pour moi
responsable que de se meurtrir et se torturer et je la plaignais. Je
voulais encore la sauver. Durant ces longues heures, je me demandai
ce qui avait bien pu faire d'elle un être aussi lointain de ce dans
quoi nous avions grandi, aussi différent. Aussi fou peut-être. Je
le savais dans mon for intérieur mais je me mentais comme chacun
d'entre nous le fait si bien. La plus grande compétence humaine. La
plus universelle. La plus indéniable. La mieux partagée du monde.
M. Descartes, paix à votre âme !
Très
franchement, j'ai encore davantage de peine à dire cela et je m'en
aperçus cette nuit-là : je l'admirais. Pas seulement martyr
donc. Je sentais l'autre Pitayak en qui j'avais foi. Elle avait tout
fait voler en éclats. Elle avait brisé tous les codes, toutes les
normes qu'on nous avait inculquées, qu'on nous avait fait avaler,
couleuvres qu'elle ne digéra jamais, vomies, et remplacées par...
Je ne savais pas encore, le saurais-je un jour ?, mais je
sentais une sorte de chaos dans lequel elle fourrageait, qu'elle
osait approcher et même vivre. Qu'elle domptait, qu'elle
apprivoisait et dans lequel elle trouvait une place. Un monde dur,
extravagant, imprévisible, si ce n'était fou parfois. Un monde
effrayant pour nous autres, que l'on s'efforçait de mépriser par
peur et lâcheté, nous autres, tous, mais dans lequel elle était
entrée et naviguait à vue. J'admirais sa folie ravageuse, sa rage
éclaboussante, sa révolte infinie. C'est ainsi que je croyais les
choses, à côté de la victime sacrificielle d'une famille de
furieux. Pas elle. Je ne le savais pas.
Je
ne savais même plus si je devais appeler médecin ou autre secours.
Je m'en remettais à l'avis de mon hôte qui me conseilla d'attendre.
Il n'était pas aussi inquiet que moi. Il avait dû en voir d'autres.
Et oui, je sentis qu'il s'était mis à veiller sur nous, les deux
enfants lovés sur son grand lit. Nous qu'il ne connaissait pas. Car
je ne doute pas que Pitayak ne se soit jamais livrée réellement à
lui, comme à quiconque d'ailleurs. Il opérait ses rondes, revenant
chaque heure vérifier que nous étions toujours bien là, sains et
saufs. Il nous protégeait, deux jeunes inconnus au creux de son
repaire.
Pour
la première fois,
le
sentiment de ne plus avoir à
veiller,
surveiller,
guetter,
garder,
notre
bulle fragile.
Je
me retrouvais,
enfant,
minus,
consolant
ma petite sœur,
la
berçant,
comme
finalement,
jamais
je n'avais pu.
Jamais
elle
ne
se laissait tant
approcher.
Je
l'avais toujours
bercée,
de
loin,
des
yeux,
du
sourire,
sans
les mains.
Interdit.
Je
le savais.
Elle
n'avait rien à dire.
Et
voilà tout cela prenait
forme
dans
la
réalité,
et
qu'un
homme
qui
aurait
dû
être
notre père
nous
protégeait.
Il
murmura dans un souffle,
« les
enfants perdus »,
qui
tintèrent à mes oreilles,
mes
yeux clos faisant croire
à
mon
innocence.
Cet
homme,
le
pervers pédophile d'il y a quelques heures,
qui
se muait
mystérieusement
en
bienfaiteur
tutélaire.
Celui
que nous n'avions pas.
Jamais.
Pleurer
dans les chaumières,
avec
un Rémi sans Famille,
dégoûtant !
Mais
pourtant,
parfois
obligé de dépasser
cette
pudeur,
ce
dégoût de la douleur
pleureuse.
Nous
étions bien deux enfants perdus
chez
un protecteur
providentiel.
Je
chialais.
Encore
et encore.
Je
ne pouvais plus m'arrêter.
Et
ma colère se souleva
enfin.
La
haine et le courage
s'encrèrent
en moi.
Ecriture
historique,
mémoire
silencieuse,
indéchiffrée
jusqu'a-
lors.
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