jeudi 2 novembre 2017

L'enfant Pitayak

Pitayak était une enfant douce et lointaine. Elle n'avait jamais l'air vraiment là. Elle était pourtant aux aguets, vigilante mais personne ne le savait. Tout le monde la prenait pour une gosse plutôt étourdie, dans la lune. Tout le monde se trompait grossièrement sur son compte. Nous échangions souvent des regards complices et je sentais sa vivacité masquée derrière son visage placide, qu'elle me découvrait finement. Peut-être que certains la prenaient même pour une imbécile. Peut-être que cela l'arrangeait. Sans doute. Elle n'était pas interpellée, pas interrogée, pouvait tranquillement garder le silence. Elle ne semblait pas souffrir de ne pas pouvoir s'exprimer. Cela lui était égal tant qu'elle était au calme. Du moins, c'est ce que plusieurs années d'observation me laissèrent conclure. Notre sœur aînée, Tante Tomate, percevait, étant enfant aussi, cette autre sœur qui se cachait derrière la poupée tranquille. Elle disait qu'elle avait le vice, qu'elle était sournoise. Elle l'avait haïe dès les premiers jours. Elle en était jalouse à mourir, en réalité. Elle me perdit vite par la même occasion car je prenais sans aucune hésitation le parti de la petite sœur qui m'attendrissait tant.
Quand nous étions seuls Pitayak et moi, nous riions comme des bossus. Elle s'éveillait, comme une belle au bois dormant. Les autres s'étonnaient de l'entendre depuis les autres pièces rire de bon cœur. Elle s'arrêtait net dès qu'elle était en présence d'une autre personne que moi. Je crois que tous nous en voulaient au fond de partager cette complicité absolument exclusive. Je n'étais pourtant pas adepte de ce genre de relations mais Pitayak ne me laissait pas le choix. Elle se refermait comme une huître à la moindre intrusion. Je devais avoir 11 ans le jour où je l'interrogeai sur ce problème. Je voulais comprendre pourquoi, si elle avait peur, si elle détestait les autres, si une inconnue m'échappait. Elle me répondit durement, aussi petite qu'elle fût : « Les autres ne sont ni drôles ni gentils. Je ne les aime pas. » Détournée mais bien réelle, cette déclaration d'amour par omission me transperça le cœur. J'étais fondu d'amour pour cette petite sœur qui m'en apprenait plus que n'importe quelle autre personne au monde. Mais moi, j'en aimais d'autres. Elle non. Elle était terriblement seule. Elle ne savait aimer que moi, ne pouvait, je ne sais pas, ne s'autorisait. Elle ne dit pas ce jour-là qu'elle avait peur. Mais je sentis que son refus était aussi une immense peur et qu'elle ne faisait que sauver sa peau. J'avais envie de la serrer dans mes bras mais elle n'était pas de ce genre, beaucoup plus froide que moi, beaucoup plus distante, même en duo, elle se reculait pour que je ne la touche pas. C'était sans agressivité. Un réflexe que j'avais fini par intégrer tout à fait à notre fonctionnement. Il lui arriva deux ou trois fois de me sauter au cou et de se lover contre moi. De bonheur. Heureuse pour moi, toujours. C'était un cadeau et nous le savions précisément l'un comme l'autre. Je savais qu'elle me disait là combien elle m'aimait. Je me demandais tout de même souvent, dans mes réflexions déjà alambiquées, comment elle pouvait vivre aussi seule. Comment elle résistait. Mais j'étais trop jeune pour savoir que les enfants sont les êtres les plus résistants sur cette planète et qu'ils peuvent à peu près tout supporter et survivre. Elle était l'exemple parfait de cette vérité dont je ne démords pas, que j'affirmerai encore et encore. C'est ma plus profonde conviction. C'est pour cela que je suis devenu pédiatre. Peut-être pour la sauver elle, trop tard. Pour que d'autres ne traversent pas cette solitude. Mais il y en aura toujours parce que l'enfant tient bon en silence, souvent avec le sourire d'ailleurs. Et que parfois, la cuirasse est déjà trop épaisse. Alors on se sourit ces enfants-là et moi, et ils savent que je les comprends mais nous en restons là parce que parfois l'on n'y peut rien. L'enfant doit se taire pour vivre ou du moins, le croit-il. Jusqu'à ce que.
Quand Pitayak grandit, qu'elle entra dans l'adolescence, le trou noir s'abattit. Elle cousit sa bouche et plus aucun son n'en sortit. Quelques rares mots lorsque nous étions tous les deux seuls à la maison. Elle me regardait intensément avec ses grands yeux verts noircis par le malheur. Elle ne disait rien. Elle ne pleurait pas non plus. J'avais peur qu'elle meure. Sans comprendre pourquoi. J'avais pourtant bien raison.

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire