Pitayak
était une enfant douce et lointaine. Elle n'avait jamais l'air
vraiment là. Elle était pourtant aux aguets, vigilante mais
personne ne le savait. Tout le monde la prenait pour une gosse plutôt
étourdie, dans la lune. Tout le monde se trompait grossièrement sur
son compte. Nous échangions souvent des regards complices et je
sentais sa vivacité masquée derrière son visage placide, qu'elle
me découvrait finement. Peut-être que certains la prenaient même
pour une imbécile. Peut-être que cela l'arrangeait. Sans doute.
Elle n'était pas interpellée, pas interrogée, pouvait
tranquillement garder le silence. Elle ne semblait pas souffrir de ne
pas pouvoir s'exprimer. Cela lui était égal tant qu'elle était au
calme. Du moins, c'est ce que plusieurs années d'observation me
laissèrent conclure. Notre sœur aînée, Tante Tomate, percevait,
étant enfant aussi, cette autre sœur qui se cachait derrière la
poupée tranquille. Elle disait qu'elle avait le vice, qu'elle était
sournoise. Elle l'avait haïe dès les premiers jours. Elle en était
jalouse à mourir, en réalité. Elle me perdit vite par la même
occasion car je prenais sans aucune hésitation le parti de la petite
sœur qui m'attendrissait tant.
Quand
nous étions seuls Pitayak et moi, nous riions comme des bossus. Elle
s'éveillait, comme une belle au bois dormant. Les autres
s'étonnaient de l'entendre depuis les autres pièces rire de bon
cœur. Elle s'arrêtait net dès qu'elle était en présence d'une
autre personne que moi. Je crois que tous nous en voulaient au fond
de partager cette complicité absolument exclusive. Je n'étais
pourtant pas adepte de ce genre de relations mais Pitayak ne me
laissait pas le choix. Elle se refermait comme une huître à la
moindre intrusion. Je devais avoir 11 ans le jour où je
l'interrogeai sur ce problème. Je voulais comprendre pourquoi, si
elle avait peur, si elle détestait les autres, si une inconnue
m'échappait. Elle me répondit durement, aussi petite qu'elle fût :
« Les autres ne sont ni drôles ni gentils. Je ne les aime
pas. » Détournée mais bien réelle, cette déclaration
d'amour par omission me transperça le cœur. J'étais fondu d'amour
pour cette petite sœur qui m'en apprenait plus que n'importe quelle
autre personne au monde. Mais moi, j'en aimais d'autres. Elle non.
Elle était terriblement seule. Elle ne savait aimer que moi, ne
pouvait, je ne sais pas, ne s'autorisait. Elle ne dit pas ce jour-là
qu'elle avait peur. Mais je sentis que son refus était aussi une
immense peur et qu'elle ne faisait que sauver sa peau. J'avais envie
de la serrer dans mes bras mais elle n'était pas de ce genre,
beaucoup plus froide que moi, beaucoup plus distante, même en duo,
elle se reculait pour que je ne la touche pas. C'était sans
agressivité. Un réflexe que j'avais fini par intégrer tout à fait
à notre fonctionnement. Il lui arriva deux ou trois fois de me
sauter au cou et de se lover contre moi. De bonheur. Heureuse pour
moi, toujours. C'était un cadeau et nous le savions précisément
l'un comme l'autre. Je savais qu'elle me disait là combien elle
m'aimait. Je me demandais tout de même souvent, dans mes réflexions
déjà alambiquées, comment elle pouvait vivre aussi seule. Comment
elle résistait. Mais j'étais trop jeune pour savoir que les enfants
sont les êtres les plus résistants sur cette planète et qu'ils
peuvent à peu près tout supporter et survivre. Elle était
l'exemple parfait de cette vérité dont je ne démords pas, que
j'affirmerai encore et encore. C'est ma plus profonde conviction.
C'est pour cela que je suis devenu pédiatre. Peut-être pour la
sauver elle, trop tard. Pour que d'autres ne traversent pas cette
solitude. Mais il y en aura toujours parce que l'enfant tient bon en
silence, souvent avec le sourire d'ailleurs. Et que parfois, la
cuirasse est déjà trop épaisse. Alors on se sourit ces enfants-là
et moi, et ils savent que je les comprends mais nous en restons là
parce que parfois l'on n'y peut rien. L'enfant doit se taire pour
vivre ou du moins, le croit-il. Jusqu'à ce que.
Quand
Pitayak grandit, qu'elle entra dans l'adolescence, le trou noir
s'abattit. Elle cousit sa bouche et plus aucun son n'en sortit.
Quelques rares mots lorsque nous étions tous les deux seuls à la
maison. Elle me regardait intensément avec ses grands yeux verts
noircis par le malheur. Elle ne disait rien. Elle ne pleurait pas non
plus. J'avais peur qu'elle meure. Sans comprendre pourquoi. J'avais
pourtant bien raison.
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