dimanche 26 novembre 2017

L'hiver du monde, Ken Follett


        Ken Follett est un conteur que j'aimerais écouter tous les soirs. J'aurais envie qu'il rythme toutes mes soirées, inquiètes, crépuscules angoissés. Il dessine des aventures vives et colorées dans un univers qu'il anime comme un décor spectaculaire. Je lis comme je suis au spectacle mais je me nourris, bien mieux qu'au théâtre, bien plus longtemps et bien plus richement. Les mots deviennent magiques. Ils le sont déjà dans mon imagination où je rêve d'un monde de mots, de livres, dormant, mangeant, une bibliothèque pour demeure, les murs tapissés d'étagères remplies de toutes les histoires du monde. Mais en réalité, les mots sont aussi de sales menteurs, parfois. Ken Follett en fait de grands prestidigitateurs, illusionnistes qui se prêtent à tous les jeux de scène possibles et imaginables. Ce ne sont pas des mots qui se regardent et qui se contemplent. Ce ne sont pas des mots-Narcisse. Ce sont des ouvriers, des bâtisseurs, petites fourmis, humbles mais puissants dans leur immense communauté.
        En effet, les personnages deviennent mes amis, bien mieux deviennent mes compagnons de voyage, matin et soir, toujours au rendez-vous. Je les retrouve avec un sourire irrépressible aux lèvres. Je me rends compte que c'est bien saugrenu, que je souris toute seule et que j'ai peut-être l'air folle. Mais le plaisir qui m'attend dépasse tous ceux de la journée passée à s'adapter à mes congénères, à leur parler calmement, à ne pas heurter ceux-ci, ceux-là, à changer de registre pour tel ou tel, à opprimer l'envie de tout laisser tomber et même parfois fracasser à terre cruellement. Le plaisir m'enveloppe car il est ma douceur, ma récompense. C'est un cadeau que je m'octroie chaque jour et qui me libère de nombre de mes frustrations, comme un gros fuck à tous les sous-entendus, toutes les agressivités latentes, les malentendus, les agacements que j'ai, comme tout le monde, essuyés aujourd'hui. L'enfer c'est les autres. Clairement ! C'est aussi, pourtant, les autres, ce Ken Follett et ses personnages, ces autres qui dansent dans mon esprit qui me réparent aussi. Le paradis c'est les autres. Et oui ils sont aussi vivants que les réels, pour moi, grâce à ce vrai conteur des temps modernes.
           Et au long des mois et des années, je sais pertinemment que ces personnages, Maud, Carla, Volodia, Greg, Daisy, Lloyd resteront gravés en moi Ils sont de ces personnages qui m'habiteront désormais. Pas les mots qui les disent que j'oublierai vite, que j'ai déjà oubliés, qui ne sont pas les héros, seulement les outils. Mais ces vies-là résonneront, je le sais comme d'autres, comme le Charlus et l'Albertine de Proust, comme la Cousine Bette et le Père Goriot du vieil Honoré de, comme la Folcoche de Bazin, le vieillard de Mauriac et son Nœud de Vipères, Dorian Gray et son reflet, Anna Karénine et tous les autres, tous ceux dont le nom est oublié mais l'âme bien empreinte à l'intérieur, de tous les pays, qui grouillent en moi et auxquels souvent je fais appel pour ne pas me croire seule, pour éprouver à nouveau que le paradis aussi c'est les autres. Ken Follett est de ceux qui font de leurs personnages des êtres à part entière, sans même presque que l'on ait envie de savoir pourquoi.
         Ici, je l'ai dit, les mots sont des instruments, pas des poètes au miroir. Longtemps, j'ai méprisé cette littérature qui ne se regardait pas profondément dans le miroir, qui ne s'introspectait pas avec l'honnêteté la plus impitoyable, allant comme Beckett jusqu'à nous faire perdre le sens du langage. Je méprisais les aventuriers, les baroudeurs, prêts à mettre les mains dans le cambouis. J'avais mes raisons : ils ne parlaient pas à ma tête, pas assez à mes neurones agités, hyperactifs et incontrôlables. Ils ne me donnaient pas le sentiment d'un être de langage que j'étais, à l'époque et seulement ça sans doute. Les conteurs aventuriers parlent au corps aussi, à tout ce que nous sommes, dans notre entièreté. Alors oui, ils ne cisèlent pas les mots en dentelle. Ils ne font pas d'esthétique abstraite, celle qui sidère quelques secondes tant elle tourne le cerveau. Celle qui fait s'arrêter le cœur un instant, comme un orgasme furtif mais sensation du sommet. Les conteurs aventuriers usent des mots comme des mécanos et aujourd'hui, je comprends qu'on peut ne rien y voir de blasphématoire. Chacun sa sphère, chacun sa magie.
         Ma question demeure la suivante : peut-on conter, emmener le lecteur aussi sûrement que le fait Ken Follett et travailler le mot dans sa substance même, à la fois ? Que l'on veuille tout faire, tout accomplir dans une œuvre, sans aucun doute. Que cela reste un vœu pieux, cela semble plus juste. Qui peut ? Qui peut vraiment? Nul, j'en suis sûre désormais. Alors l'écrivain fait un choix, suit son instinct, celui qui lui rend la tâche plus facile, plus vraie, plus brillante. Il apprend à se connaître et sait lui-même, ce qui lui convient est d'écrire ainsi ou comme cela. Il doit être honnête avec lui-même et faire des deuils. Il doit encore une fois faire l'expérience de sa finitude et de la limite de son pouvoir. Il doit l'admettre. Ou il sera voué à l’œuvre inachevée, une seule mais folle à lier et carnassière.


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