dimanche 12 novembre 2017

L'art de perdre, Alice Zeniter : l'art vainqueur

      Happée tout d'abord par ce titre L'Art de Perdre. Ce que notre peuple français sait le moine bien faire, ce que tout le monde redoute sans entendre la victoire qui se cache dans chaque échec, immanquablement pour peu que l'on ne recule pas devant la perte. Mais la perte est toujours un drame existentiel dans ce pays, comme fatal, évident, implacable. Alice Zeniter propose que ce soit un art. Elle en fait l'ultime sublimation. Bien sûr, je n'hésite pas une seconde entendre sa proposition.
        Je ne comprends pas tout de suite, pas bien vite d'ailleurs. Il me faut deux ou trois centaines de pages pour revenir à la promesse du titre. C'est tout d'abord un plongeon dans l'Histoire, une Histoire qu'on ne connaît, et là oui c'est un drame qui se perpétue sans fin, qu'à peine. Effleurée, si l'on a de la chance, si l'on a tendu l'oreille au bon moment, cette guerre d'Algérie et ses conséquences. Effleurée parce que quoi ? Parce que personne ne sait comment raconter ? Peut-être que, excusez l'expression, personne n'a les couilles. Alice Zeniter s'y attelle malgré tous les remous et holà qu'elle risque. Qui ne le sait pas ? Mais elle plonge dans le pétrin, la pâte encore informe de cette Histoire qui nous échappe. Elle explique. Elle apprend. Elle n'enseigne pas. Ali, Yema et tous les autres sont là pour faire vivre l'Histoire. La force de l'histoire
      Cependant, une certaine lassitude m'a prise au bout d'une centaine de pages. Me demandant où était l'histoire précisément. Besoin de présent, besoin de là ici maintenant, besoin de vivant. Mais patience et j'ai marché encore sur ce chemin ardu. Ardu, sans aucun doute, crypté jusqu'à un certain point mais le noyau qui brille, vif, encapsulé dans l'incontournable récit des origines, noyau qui ne brille d'ailleurs que grâce à ce non-narré de l'Histoire et de l'enseignement public, disons-le encore et encore ! Lassitude qui pourtant ne s'ennuie pas. La lassitude que je ne comprends qu'après-coup, quand la vraie vie, celle qu'on peut approcher revient.
      En effet, ce n'est que lorsque l'installation en Normandie se fait que j'entends la dépression que j'ai traversée avec Ali et sa tribu. Récit presque biblique au sommet des montagnes kabyles, récit lointain, mythique, exotique peut-être. Récit exigent pour le lecteur qui doit ouvrir la porte à un imaginaire parfaitement inconnu. Puis, la grande dépression et le chaos. Et le livre est là, concret lui, il tient, il est de feuilles et d'encre et il raccroche mais la mort plane et tue à petits feux. Sans panache, sans honneur. C'est la mort qui rend fou, qui efface les mémoires et tord les êtres à sa guise. Pourtant, des taches colorées habitent ce passage boueux, froid et endolori. Le petit garçon et son pyjama rouge, l'assaut des chenilles vertes. Peut-être pas vertes, mais dont je me souviens comme d'une tache colorée dans ce noir broyé, broyeur. Une tache de couleur et de burlesque, comme cet enfant englué à son pyjama rouge plus vivant que tous les autres soi-disant réellement vivants. Tout ça qui nous fait d'autant plus entendre se déclamer poétiquement et dans les plus infâmes conditions la tragédie ambiante.
     Hamid, Clarisse, Naïma arrivent ensuite et habitent l'Histoire, lui donnent un nom, même si aucun d'eux ne trouve celui qui convient pour parler d'Ali et de sa migration, lui procurent une colère, une fluorescence. Ils éclairent depuis les deux cents dernières pages toutes les précédentes et moi lectrice, je me réjouis comme rarement d'avoir tenu la barque jusque là. Le jeu en valait largement la chandelle.
     Je comprends enfin, pas tout car l'agir à long terme de ce livre n'en a pas fini avec moi, des mystères dont je savais pertinemment qu'ils m'échappaient dans leur entièreté. Mais qu'avais-je fait pour comprendre ? Qu'avais-je cherché ? Franchement... Rien. Jamais rien, soyons honnête. Je me suis contentée de ne pas comprendre et de le déplorer, me saisissant de ces quelques informations éclairantes qui me parvenaient de temps à autre. Sans plus. Passive. Spectatrice d'un des plus gros enjeux de notre société française. Par peur surtout. Caché sous le tapis, tout va mieux. Jusqu'à ce que. Comme tous les secrets de polichinelle.
       J'ai cru deux ou trois cents pages que la narratrice ne me parlait pas de mon monde. J'y était prête, quitte à fournir les efforts nécessaires. Je découvrais. Durement mais sûrement. Je sentais l'importance de l'expérience. Dire que je n'ai pas voulu abandonner serait mentir. Mais mais ! Cette narratrice a su me garder sous le coude, même fuyante, pour ensuite me jeter dans le bain. Et mon émerveillement de voir que mon univers, celui de mes parents étaient là et que oui, j'étais de l'autre côté de mes yeux, de l'autre côté de leurs yeux à tous ceux qui m'avaient fait grandir.
Alice Zeniter peut-être ne s'inscrit pas dans la littérature engagée, vaste projet qui seulement engagé, politique, tombe à l'eau. Elle ne nous invite qu'à repenser. Pas à penser comme ci ou ça, dans son sens. Mais à penser quelque chose que l'on aurait passé sous silence. La littérature qu'elle propose n'est peut-être pas engagée, et je dirais tant mieux. Mais ce roman l'est. Absolument nécessaire en ces temps d'incompréhension sociétale et de malaise dans la civilisation. Sigmund, bien à toi !

     Chacun sa vision de la littérature. Chacun ses désirs et attentes. Mais on peut en espérer des horizons qui se déplient, se révèlent et oui exigent implacablement de nous de résister aux sirènes de la tranquillité ignorante, mais nous font aussi acteurs de ce qu'on nous croyait étranger, intangible. Un peu plus éveillés. Un peu plus intelligents. Un peu plus citoyens. Plus riches sans retour en arrière.
L'art est une machine de guerre pacifique qui gagne ici avec brio.


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