Happée
tout d'abord par ce titre L'Art de Perdre. Ce que notre peuple
français sait le moine bien faire, ce que tout le monde redoute sans
entendre la victoire qui se cache dans chaque échec, immanquablement
pour peu que l'on ne recule pas devant la perte. Mais la perte est
toujours un drame existentiel dans ce pays, comme fatal, évident,
implacable. Alice Zeniter propose que ce soit un art. Elle en fait
l'ultime sublimation. Bien sûr, je n'hésite pas une seconde
entendre sa proposition.
Je
ne comprends pas tout de suite, pas bien vite d'ailleurs. Il me faut
deux ou trois centaines de pages pour revenir à la promesse du
titre. C'est tout d'abord un plongeon dans l'Histoire, une Histoire
qu'on ne connaît, et là oui c'est un drame qui se perpétue sans
fin, qu'à peine. Effleurée, si l'on a de la chance, si l'on a tendu
l'oreille au bon moment, cette guerre d'Algérie et ses conséquences.
Effleurée parce que quoi ? Parce que personne ne sait comment
raconter ? Peut-être que, excusez l'expression, personne n'a
les couilles. Alice Zeniter s'y attelle malgré tous les remous et
holà qu'elle risque. Qui ne le sait pas ? Mais elle plonge dans
le pétrin, la pâte encore informe de cette Histoire qui nous
échappe. Elle explique. Elle apprend. Elle n'enseigne pas. Ali, Yema
et tous les autres sont là pour faire vivre l'Histoire. La force de
l'histoire
Cependant,
une certaine lassitude m'a prise au bout d'une centaine de pages. Me
demandant où était l'histoire précisément. Besoin de présent,
besoin de là ici maintenant, besoin de vivant. Mais patience et j'ai
marché encore sur ce chemin ardu. Ardu, sans aucun doute, crypté
jusqu'à un certain point mais le noyau qui brille, vif, encapsulé
dans l'incontournable récit des origines, noyau qui ne brille
d'ailleurs que grâce à ce non-narré de l'Histoire et de
l'enseignement public, disons-le encore et encore ! Lassitude
qui pourtant ne s'ennuie pas. La lassitude que je ne comprends
qu'après-coup, quand la vraie vie, celle qu'on peut approcher
revient.
En
effet, ce n'est que lorsque l'installation en Normandie se fait que
j'entends la dépression que j'ai traversée avec Ali et sa tribu.
Récit presque biblique au sommet des montagnes kabyles, récit
lointain, mythique, exotique peut-être. Récit exigent pour le
lecteur qui doit ouvrir la porte à un imaginaire parfaitement
inconnu. Puis, la grande dépression et le chaos. Et le livre est là,
concret lui, il tient, il est de feuilles et d'encre et il raccroche
mais la mort plane et tue à petits feux. Sans panache, sans honneur.
C'est la mort qui rend fou, qui efface les mémoires et tord les
êtres à sa guise. Pourtant, des taches colorées habitent ce
passage boueux, froid et endolori. Le petit garçon et son pyjama
rouge, l'assaut des chenilles vertes. Peut-être pas vertes, mais
dont je me souviens comme d'une tache colorée dans ce noir broyé,
broyeur. Une tache de couleur et de burlesque, comme cet enfant
englué à son pyjama rouge plus vivant que tous les autres
soi-disant réellement vivants. Tout ça qui nous fait d'autant plus
entendre se déclamer poétiquement et dans les plus infâmes
conditions la tragédie ambiante.
Hamid,
Clarisse, Naïma arrivent ensuite et habitent l'Histoire, lui donnent
un nom, même si aucun d'eux ne trouve celui qui convient pour parler
d'Ali et de sa migration, lui procurent une colère, une
fluorescence. Ils éclairent depuis les deux cents dernières pages
toutes les précédentes et moi lectrice, je me réjouis comme
rarement d'avoir tenu la barque jusque là. Le jeu en valait
largement la chandelle.
Je
comprends enfin, pas tout car l'agir à long terme de ce livre n'en a
pas fini avec moi, des mystères dont je savais pertinemment qu'ils
m'échappaient dans leur entièreté. Mais qu'avais-je fait pour
comprendre ? Qu'avais-je cherché ? Franchement... Rien.
Jamais rien, soyons honnête. Je me suis contentée de ne pas
comprendre et de le déplorer, me saisissant de ces quelques
informations éclairantes qui me parvenaient de temps à autre. Sans
plus. Passive. Spectatrice d'un des plus gros enjeux de notre société
française. Par peur surtout. Caché sous le tapis, tout va mieux.
Jusqu'à ce que. Comme tous les secrets de polichinelle.
J'ai
cru deux ou trois cents pages que la narratrice ne me parlait pas de
mon monde. J'y était prête, quitte à fournir les efforts
nécessaires. Je découvrais. Durement mais sûrement. Je sentais
l'importance de l'expérience. Dire que je n'ai pas voulu abandonner
serait mentir. Mais mais ! Cette narratrice a su me garder sous
le coude, même fuyante, pour ensuite me jeter dans le bain. Et mon
émerveillement de voir que mon univers, celui de mes parents étaient
là et que oui, j'étais de l'autre côté de mes yeux, de l'autre
côté de leurs yeux à tous ceux qui m'avaient fait grandir.
Alice
Zeniter peut-être ne s'inscrit pas dans la littérature engagée,
vaste projet qui seulement engagé, politique, tombe à l'eau. Elle
ne nous invite qu'à repenser. Pas à penser comme ci ou ça, dans
son sens. Mais à penser quelque chose que l'on aurait passé sous
silence. La littérature qu'elle propose n'est peut-être pas
engagée, et je dirais tant mieux. Mais ce roman l'est. Absolument
nécessaire en ces temps d'incompréhension sociétale et de malaise
dans la civilisation. Sigmund, bien à toi !
Chacun
sa vision de la littérature. Chacun ses désirs et attentes. Mais on
peut en espérer des horizons qui se déplient, se révèlent et oui
exigent implacablement de nous de résister aux sirènes de la tranquillité ignorante, mais nous font aussi acteurs de ce
qu'on nous croyait étranger, intangible. Un peu plus éveillés. Un
peu plus intelligents. Un peu plus citoyens. Plus riches sans retour en arrière.
L'art est une machine de
guerre pacifique qui gagne ici avec brio.
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