jeudi 27 janvier 2011

Hommage


J'ai attendu patiemment d'être prête pour toi. On m'avait prévenue. Pas facile Proust dis donc ! Tu verras ce qu'elles sont longues ses phrases ! J'ai jamais réussi à en finir un ! C'est beau hein, mais bon, c'est lent, il ne se passe rien. Ca sert à rien d'écrire autant pour ne rien dire ! Je l'ai lu trop tôt, ça m'a dégoûté ! Non, je n'aime pas. Beaucoup de Non injustifiés.
Et les silences énigmatiques des conquis, silences ou un simple Merveilleux ! les yeux pétillants.
J'ai écouté. Autant de commentaires qui me donnaient envie de te découvrir. Mais, pour une fois, je me suis montrée patiente, très patiente. J'ai attendu la fin du lycée, je me suis fait tout un monde autour de toi et de tes livres. Je ne savais pas ce qu'ils pouvaient contenir mais je constatai : chaque mangeur de livres avait quelque chose à en dire. Et ce mystère, il me fallait le lever. Pas tout de suite ; l'heure viendrait.

L'esprit déjà un peu magique, j'attendis.

Et vint le jour où je t'ouvris : je n'eus pas besoin de m'habituer, je n'eus pas à observer ce temps de latence que tout lecteur doit traverser avant d'être dans le livre d'un grand auteur, d'un vrai artiste. Tu me parlais à moi ; nous étions du même bord, nous étions de la même famille. Je me sentais moins seule, j'avais l'impression que nous pensions au même rythme, avec autant de détours, que nous pouvions ne pas nous perdre de vue tant nous nous ressemblions. Je n'étais pas bien sûre de mon enthousiasme : est-ce que je ne m'emportais pas un peu ? Je me réfrénai, prudente. C'était tout ce que j'avais imaginé qui pouvait enfin se déverser, c'était cela. Et puis, chaque fois que je te rouvrais, que je me plongeais dans ton univers, je replongeais, accroc. J'en vins à ne plus freiner mes ardeurs : Cela demeurait, j'avais trouvé quelque chose. Je ne me souciais que peu de ce que j'avais trouvé, de ce que c'était. Je me fichais de le définir ou de le comprendre, je n'étais plus envahie de cet irrésistible besoin de comprendre chaque parcelle du phénomène. Je l'acceptai : je possédai quelque chose que j'avais longtemps, longtemps cherché. J'arrivai à m'en satisfaire. M'en satisfaire. M'endormir réunie avec moi-même, entière et pleine.

Désormais, tu es là en moi et je ne te lis pas souvent Marcel. Je n'en ai pas vraiment besoin, tu es imprimé en moi. Ton monde m'habite ou j'habite le tien, je n'en sais rien. Encore une fois, peu m'importe. Je t'ouvre de temps en temps et nous nous rejoignons, je suis chez moi, nous sommes chez nous. Je sais que tu es là, que je peux compter sur toi. Oui, mort mais sûr, absolument sûr. J'ai une absolue confiance en toi. Absolu, c'est tout ce que je peux en dire. Je ne compare pas, je ne glose pas ; je bois, je mange ce que tu me donnes, ce que tu nous as laissé à nous tes descendants qui avons cette chance de pouvoir t'aimer.
Il ne me reste plus aucun recours ? Si, il y a toujours quelques pages des Jeunes Filles, le bourdon de Sodome, le salon et les éblouissantes robes d'Oriane, l'aquarium humain de Balbec, Charlus, Swann et toi. Vous êtes là, je peux faire appel à vous, vous me sauvez. Je vous garde tout près de mon lit, à mon chevet au cas où. Marcel, tu as sauvé un espoir en moi. Tu l'as retenu, tu lui as donné raison. Je ne te connais pas, ne te connaîtrai jamais. Tu ne m'as jamais connue. Mais tout me fait sentir le contraire.
Est-ce qu'il y a d'autres familles ? Est-ce qu'il y a des familles que l'on se trouve ? en plus ? Marcel tu as été le premier membre de cette famille d'adulte que chacun se forge pour être lui et lui seul. Tu es le socle de ma famille choisie, son terreau. Un peu secret, tout le monde n'apprécie pas et je ne veux pas qu'on te salisse. Je ne parle pas beaucoup de toi mais tu es mon socle. S'il y a vraiment lieu, je te montre et je suis entièrement moi aux yeux de celui qui me regarde avec toi. Sans toi, je ne serai pas ce que je suis. Je ne délire pas, je n'affabule pas, je n'exagère pas : j'ai là aussi attendu de savoir si j'avais raison, si je pouvais te faire confiance. Malgré tout. J'avais été trop échaudée. Mais j'avais trouvé un moteur, une force de vie. Je le maintiens : tu m'aides à vivre. Tu es mort et tu m'aides à vivre. Un absolu que je ne ne comprends pas et que j'aime à ne pas comprendre.

Rêve

Ton devoir réel est de sauver ton rêve , Amedeo Modigliani


Ai-je le droit de rêver ? Oui, j'ai le droit de rêver ?! Oui, vraiment ?!
Ai-je finalement le choix ? Je rêve parce que je suis humaine et que si je ne rêve pas, je meurs, je dépéris et m'assèche, me recroqueville et me transforme en petite feuille rabougrie sans âme. C'est ce qu'on dit. C'est ce que j'entends dire. Alors je rêve pour survivre, presque malgré moi. Je ne me l'interdis plus ; mais, une chance que je n'ai pas le choix. Sinon, je serai feuille morte. Si le devoir de rêver, la nécessité existentielle de rêver m'était ôtés, comme par magie, comme dans les contes, je me métamorphoserai en bout de bois, inerte, désespérément inerte. Est-ce que mon âme continuerai de se mouvoir dans ce carcan minéral ? Ovide, tu sourirais à cette question, sage et sûr : ton âme survivra quoi qu'il arrive. J'aime cette confiance dans la force de l'âme. Je te suis Ovide, je marche dans ton sillon, ce chemin où l'âme est éternelle et se façonne et refaçonne sans cesse à l'aune de son contenant.
Et puis, il y a celui qui ordonne de sauver son rêve, Amedeo, sauver mon rêve ? Il existe, ce rêve, et je m'en suis contentée depuis qu'il a enfin une place. Et toi, tu affirmes que mon devoir n'est plus seulement de rêver mais aussi de tenir le gouvernail, de maintenir à flots ce, ces rêves ? Je ne sais pas encore faire ça. Je dois apprendre. Comment fait-on pour sauver son rêve ? Dois-je le nourrir ? Lui parler ? Le bercer ? Je l'ai enfanté, que faire ensuite ? Je n'ai pas appris, on ne m'a rien enseigné à l'école, j'ai beau cherché dans le fin fond de ma mémoire, personne ne m'en a parlé. C'est évident ? Tout le monde sait le faire ? Personne n'y prête attention ? Il y en aura sûrement, narquois, qui riront des rêveurs, grand classique. « Vis avant de rêver ! Tu perds ton temps ! » Mon devoir réel est de sauver mon rêve, ma vraie vie est mon rêve et toi qui ricanes, vis-tu ta vie réelle, la vraie de vraie, celle qui compte, qui remplit et mène plus loin que nulle part ? Celle qui donne un sens à cette drôle de présence ici-bas.

mercredi 26 janvier 2011

Dos

Je suis là, j’attends qu’on vienne me chercher, qu’on vienne me sauver. Je suis une petite fille qui se cache pour qu’on la trouve mais qu’on ne cherche pas. J’attends, inerte, qu’on vienne m’aimer. Et rien. J’attends. « Il faut être patiente, tu vas voir, ça arrivera. » Et toujours rien. Je m’immobilise toujours plus. Je vais devenir un tronc d’arbre un jour ! Je me sens me rigidifier : ai-je le choix ? « En effet, j’arrête de lutter contre. Oui, je me laisse endurcir et refroidir. Plus le choix. Non. » « C’est pas si grave, tu en fais trop. Arrête de dramatiser ! »
Et ce dos qui m’agresse, qui répond à toutes mes douleurs.
Il y a toujours un dos pour surgir et me laisser seule. Tous ces dos qui m’abandonnent. Je connais une forêt de dos. Voilà, c’est un peu comme si partout où j’allais, branle-bas de combat de dos. «Tout le monde de dos !» me direz, on peut voir et sentir beaucoup de choses avec des dos. Leur tonus, leur équilibre ; est-il atteint de scoliose ? Souffre-t-il d’une hernie ? Il est si stressé aujourd’hui ? Comme il a maigri ! Attention aux affaissement de vertèbres ! Ça ne va pas à la maison ? Difficultés familiales ? Ouh là ! Ces épaules complètement de guingois : il ne faut plus forcer comme ça ! Ecoute-toi un peu, sinon tu finiras cassé en deux !
Le dos courbé vers l'avant : celui à qui on aimerait tant venir en aide. Le dos qui prend tout, porte sans cesse et s’appuie sur cœur, poumons, estomac pour les faire rapetisser peu à peu jusqu’à les faire presque disparaître. Reste le minimum vital. Ce dos-là, j’aimerais tant l’aider, mais cela reste un dos, lisse sans prises. Alors, je me contente de le comprendre, de l’observer jour après jour et de compatir, de ma place. Je me dis qu’il ne montre pas la face mais qu’il ne sait peut-être même pas qu’on peut ne pas être de dos, de dos à moi et à d’autres en tout cas. Il y en a à qui il fait face mais c’est pareil, il ne sait ni pourquoi, ni comment. Il est dans le brouillard ce dos. Les bons jours, je ne lui en veux pas. Les mauvais jours, je le hais comme les autres. Je hais sa faiblesse et sa méprisable cécité. Ce sont les mauvais jours, quoi.
Ceux, épaules sûres et droites, dos décidés et toniques, ceux-là, je n’ai aucune pitié pour eux. Ils y ont droit comme tous, mais je ne peux rien leur accorder. Ils jouent trop faux et trop facile. Ils savent qu’ils me tournent le dos, nous tournent le dos à nous, cachés sous la commode, jamais trouvés. Mais peu importe ! Nous ne sommes pas intéressants et surtout si faibles. C’en est presque répugnant. Non, tout à fait dégoûtant ! Envie de vomir ça leur donne notre fragilité. Alors, ils se détournent fiers et faits pour la vie, contrairement aux geignards qui s’embourbent dans leurs excréments. Je ne sais pas si quand je serai une vraie adulte, quand je saurai respirer le vrai air, je continuerai de leur en vouloir et de les haïr comme ça. Probablement oui, les épaules fortes et vivantes qui se sont maintenues dos à moi. Les épaules exagérément propulsées en arrière ou même infiniment relevées dans leur fierté, je leur pardonnerai. Ils ont peut-être aussi lutté comme ils pouvaient. Sûrement, sinon, pas besoin d’exagérer. Quand même, pourquoi ne m’opposer que leur dos ? Ne rien m’opposer ou presque ; et toujours me renvoyer à moi-même.
Tous ces dos comme des miroirs pour que je me regarde encore et encore. Comme si j’en avais besoin. Je ne veux plus de tous ces dos sans yeux et sans regard. J’ai besoin qu’on me regarde, que des yeux pleins me fassent face. Pas ces dos désespérants qui me rendent toujours plus grise et plus seule. Il n’y a que mes yeux pour me regarder.
Certains dos peuvent quand même me divertir. Certes, ils ne possèdent pas davantage d’yeux que les autres. Mais, ils sont vivants, ils bougent, ils dessinent des formes, des jolies courbes. Même parfois, ils se retournent. Pas longtemps mais parfois tout de même. Ils n’avancent pas mais ils tendent les mains, un peu, ils bougent pour nous, ils nous regardent quelques instants. Puis, nous voyant troncs d’arbre paralysés, englués et suppliants, ils en reviennent au dos.
Je me demande si on ne finit pas par les aimer ces dos. On est un peu obligé. Ce sont les seuls qui nous lient au monde des autres. Oui, ils posent notre solitude mais au moins ils se montrent, nous disent quelque chose. Au début, on n’y voit rien dans ces dos, quand on s’aperçoit qu’on est entouré de dos et d’épaules. On met déjà du temps à en avoir conscience. Et puis, on est submergé d’horreur. Ça ne s'arrête pas ! Retournez-vous ! On hurle. … Pas de réponse. Et puis, c'est quand la mort ? Quand ? Vite, s’il plaît quelqu’un ! Et puis, ni mort ni quelqu’un. Et on apprend à décrypter et même à aimer, peut-être, ces dos. Ils sont subtils à comprendre, ils sont timides à s’exprimer mais on les apprivoise peu à peu et ils prennent sens. Pas vie mais sens ! Ils n’ont pas d’yeux, pas de mains. C’est de l’autre côté que ça vit, mais de notre côté c’est le vertébral, le cervical, le médullaire, l’occipital et ça a du sens, ça parle. Il faut chercher ça oui ! Au final, je me sens sûre de ce que je sais des dos ; c‘est du solide. Je peux me fier à ça. Ça ne s’échappera pas comme le reste. C’est mon trésor : je lis le langage des dos. J’hésite à en faire ma spécialité : « Liseuse de dos ». Pas sûr que tout le monde comprenne. Expliquer ? Oh que non ! Pire que le mal, ils ne me comprendraient que moins. Et, pour couronner le tout, passer pour une illuminée.
Il arrive parfois qu’on se retrouve nez à nez avec un liseur dorsal. Et là, ce n’est pas un « Ah ! Je ne suis pas toute seule » soulagé, ce ne sont pas les retrouvailles tant attendues que l’on ressent ; on est tout interdit. « Un autre handicapé », « un autre embourbé », « ce qu’il est sale et ridicule ; je suis comme lui ». Après un instant de surprise plutôt rassurée, le dégoût me prend à la gorge, nous prend à la gorge, tous ; je parle pour les autres bouillasseux, leur regard me l'a dit. On recule, on grimace intérieurement de ce monstrueux miroir. Pire qu’un dos ! Là, on vit une autre personne, elle rentre en nous par tous les pores tellement elle nous ressemble. On ne peut que se reculer chacun dans son enclos, fascinés par ce spectacle révoltant. On hésite à opter pour le dos. On y résiste et puis finalement, on y vient nous aussi, entre pairs. J’ai bien essayé d’y résister, d’évacuer ma répugnance, mais mon dos me démangeait trop, il m’appelait pour intervenir sur-le-champ, sentant le danger vital qui me menaçait. C’est vrai, il me protège mon dos, il me sauve in extremis mais il est ma lâcheté.
Parfois, je les aime bien les dos, je le disais tout à l’heure. Mais souvent, je les regarde, je les scrute dans leurs intimes profondeurs, tous leurs infimes mouvements, sans arrêt, et je les envie trop, je leur en veux trop. Cela devient insupportable. Et alors, je les poignarde tous, lentement, en observant avec attention la forme de la blessure que chacun adopte, la façon dont le sang s’écoule, l’aspect du liquide, son flux, son énergie, les tressaillements du dos, la colonne vertébrale qui se mue en serpent pour lutter vainement, pauvresse, contre la traître blessure.
Le sang qui s’écoule. A chaque individu son sang. Du sang sur un dos : c’est comme un fleuve et ses affluents qui se construisent en accéléré.
C’est beau. Je trouve toujours cela beau.
Tout un réseau de liquide plus ou moins dense, intense, marbré par endroits, noir foncé à d’autres, des monticules, des chutes. Enfin, jamais le Niagara quand même, ce n’est qu’un dos et la blessure d’un poignard. Ce qui est étonnant, c’est l’instinct de la blessure à appliquer sur tel ou tel dos. Je sais quel coup donner, quelle tranchée creuser dans le dos. Chaque dos appelle sa blessure. Peut-être que j’ai pris suffisamment de temps à les observer, les deviner tout en-dessous de cette peau hypocrite. Maintenant, je sens la fissure qu’il lui faudra pour qu’il soit vraiment beau dans son sang. Tous ceux qui connaissent les dos vous diront la même chose.

Quand même, je vérifie si j'avais vu juste. La vérité se fait jour. J'ai raison. Presque toujours.

Au fond, en y réfléchissant, je ne suis pas sûre d’avoir si envie que ça que les dos se retournent. Je vis dans la haine, dans l’espoir du sang qui coule. Et en même temps, je le connais ce dos, je le prévois, je le comprends et je peux le blesser aussi profondément que j’en ai besoin. Tout en me bannissant, il me distingue, il m’enrichit et m’autorise ce que les autres auxquels de vrais visages font face ne peuvent absolument pas voir. Bannie, exclue mais libre. Ça me plaît d’y croire. De toutes mes forces.