jeudi 30 avril 2015

Garde-malade

On se prépare à cette nouvelle vie comme à la guerre. Il gage que cette partie-là ne sera pas simple. Il sait qu’il devra être plus persévérant que jamais. La douce Méline, un démon à vivre sous une mine angélique. C’est rageant. Mais au bout de toutes ces années, il en a pris son parti. Il débute donc aujourd’hui 5 janvier sa carrière de garde-malade. Non ce n’est pas une vocation Messieurs et dames, cessez ce tonnerre d’applaudissements en mon honneur. Je me sens rougir de plaisir. Je me sens une vierge effarouchée. Ouh ! Arrêtez cela ! Mon Dieu mon Dieu !
Il sourit seul à ces pensées.
Il a un bel avenir devant lui. Tout en blouse et odeurs chloroformées. Il en profitera peut-être pour approfondir ses connaissances en matière pharmaceutique. Méline l’initiera à la remédologie. Jusqu’à présent, il a refusé mais pourquoi pas à l’avenir. Il n’a plus toute la vie devant lui puisque précisément il ne travaillera plus. Il trouve tout cela bien ironique. On décide qu’il n’a plus l’âge pour travailler. Mais on ne sait pas que ce qui l’attend chez lui est bien plus ardu. Il aurait dû commencer par cela quand il en avait encore l’énergie. Et finir ses vieux os au bureau, efficace malgré la vieillesse. Il n’aurait, remarquez, jamais eu la patience et trouvé très injuste d’être cloîtré avec une aliénée chez lui et chez elle. C’est bien son épouse mais c’est tout de même un vrai labeur. Aujourd’hui, il peut rire de la carrière qui s’ouvre à lui sur le tard. Il peut rire parce que plein de choses sont achevées. Les quatre enfants ont leur place dans cette société. Il déplore que Christ ne soit pas plus croyante, pas plus droite, normale. Il le lui reproche amèrement. Mais pourtant, il sait qu’il n’est plus son responsable et qu’il peut se débarrasser de ce souci-là. Elle n’est pas correcte, c’est sa nature. Mais elle est sérieuse et maligne. Elle s’en sortira bien.  Il y en a toujours au moins un qui échappe sur toute la ligne. Elle n’a jamais su se taire et avaler.
Tous les quatre ont leur travail et leurs affaires. Le point noir oui, c’est Christ. Mais la Petite compense. Bref, il n’en parle jamais ensemble de ses deux filles parce qu’elles ne sont pas dans la même case dans sa tête. Et elles s’entendent tellement ! Il n’est pas très rassuré par cette alliance. Et si elles se retournaient contre lui ? Il élèverait la voix paternelle ou alors jouerait au pauvre garde-malade. Non ! il ne joue pas. Il lutte et serre les dents. Ainsi soit-il jusqu’à la mort.
            Quand il a un moment de faiblesse, il se tourne vers le grand cadre dans la salle à manger où trône la Petite. Il sourit toujours, un peu malgré lui. Il refuse tout sentimentalisme. C’est une idiotie inventée par les bonnes femmes. Pour le coup, il ne craint pas de parler ainsi. Cela l’irrite au dernier degré. Il ne se contrôlerait plus, presque, avec cette histoire de sentimentalisme. Quel temps, quelle énergie perdus ! Mais il ne refuse pas un petit sourire, un p’tit r’montant. C’est sans mal. Ca passe vite, juste un coup d’œil et le tour est joué. Il se sent moins grincheux. Méline trouverait ça bien, lui sourirait elle aussi s’il lui racontait cela. Mais on ne dévoile pas sa vie. On ne dévoile pas ses trucs. On n’en a pas le droit.
Pour soi et pour ceux qui sont morts.
C’est idiot.
Pourquoi il dit cela ?
Il n’en sait rien.
On ne se pavane pas.
C’est incorrect.
C’est Incorrect !

On se prépare à cette nouvelle vie comme à la guerre. On remonte les manches. Mais c’est surtout le casque qu’il faut chausser. Pour les ondes cérébrales. Pour la subtile et imaginaire contagion folle. Il chasse l’idée mais elle, revient au galop, aussi rapide que la folie elle-même. Peut-être que Méline est aussi un bien. Sûrement un bien pour lui.
Moins sûr pour elle et pour les autres.
C’est mieux que rien.
Il s’est senti quelqu’un auprès d’elle. Très vite, il a senti qu’il avait sa place là. Bien sûr qu’il avait respecté les consignes familiales et sociales. Bien sûr qu’il n’en avait rien remis en cause. Bien sûr que tout cela lui convenait et leur convenait à tous, à on. Très vite, auprès d’elle, il s’est senti utile.
On est devenu il.
Je même parfois.
Je dans la tête.
Je pas trop fort.
On le plaint. On l’admire. On voit comme lui son avenir de garde-malade. On ne voit pas le reste. Ce qu’il en tire lui, pour lui. Ce qu’il y gagne. C’est indéniable, il peut résister à de terribles épreuves. Il survit à presque tout sans broncher. On lui a appris, l’Aïeule a insisté pour qu’il soit un roc en toutes circonstances. Qu’il ne se laisse abattre par rien. Il a réussi cette affaire-là. Il a ingurgité d’énormes couleuvres. Et il a été fier d’être toujours bel et bien là. Dans le cas présent, c’est une tout autre configuration. Cela n’a rien à voir. Il y a son compte. On ne l’attaque pas sans récompense. Il est un garde-malade satisfait. Pas de syndicat en vue.
Il hait les syndicats.
Méline remercie. Elle demande voire exige abondamment. Elle se confond toujours en remerciements. Il sourit faiblement. Il ne sourit jamais franchement. C’est effrayant. Elle sait que c’est comme cela qu’il fait. Elle aurait besoin de plus. Elle voudrait toujours plus mais elle n’en dit rien. Elle ne s’en donne aucun droit. Elle n’y est pas autorisée. Les yeux sont grand ouverts et attendent l’immense tendresse. Il lui rend un faible sourire. Et c’est déjà ça. Tout le monde en convient.

            Il a passé plus de la moitié de sa vie auprès de cette femme. Il aurait peut-être aimé qu’elle porte certaines choses parfois, qu’elle l’en débarrasse. Mais peut-être aussi qu’ainsi il a mis à profit toutes ses compétences. Qu’elle lui a montré la voie pour s’accomplir. Elle lui a livré son entière confiance. Elle lui a confié sa vie et celle des quatre enfants. Dans son monde, il a toujours été plutôt le rat d’à-côté qu’on n’approche que pas intense nécessité. Elle s’est blottie à ses flancs sans préjugés. Sa grisaille la rassure. Il est dur, elle en a souffert. Elle devait s’atteler à un besogneux strict. Avec sa grisaille mais sa rectitude. Quelqu’un de principes. Qui jamais ne la traiterait de folle. Aussi par dignité propre. Pour lui-même. A ses côtés, il n’est pas devenu un médor affectueux et joueur. Il n’aime ni l’un ni l’autre. Mais sa place a été faite et creusée.
            Et puis à ses côtés, il a trouvé un sens à certains mystères qui le laissaient coi. Méline parle de ses esprits. Elle en a plusieurs. Il ne la suit pas toujours. Il lui demande de cesser ses délires de temps en temps. Ca ne sert pas à grand-chose d’ailleurs. Elle ne cesse pas pour autant. Elle le dira moins fort dorénavant. Il sait qu’ils continuent de rôder. Parfois, Méline détient un sens. Pas de bon sens.  Mais un sens aux mystères qu’il exècre. Elle parle du Diable. Il a été choqué d’abord. Mais pourquoi donc ne pas en parler quand on sait qu’il existe ? Lui l’a en tête dans un coin plus ou moins petit, selon le mystère du jour. C’est Méline qui dit mystère. Il trouve ça ridicule mais il a pris le pli. Le Diable, l’Aïeule n’a jamais prononcé son nom. Mais d’une manière ou d’une autre, elle a désigné cette bête, souvent. Jamais il n’en avait vraiment parlé. C’était un secret. Un secret que tout le monde doit garder. Sauf le clergé libre de par son statut de l’évoquer. Dans l’église, il y pense lui aussi librement. Sans desserrer les lèvres. Mais il a toujours écouté avidement.
Et Méline, il croirait qu’elle le connaît le Diable.
Elle en parle et c’est saisissant. Elle prévient les dangers. Christ et Dédé rigolent. Le grand et la Petite se renfrognent. «  C’est ça Maman ! Le Diable… Ouhouh… » Il entend. Il sait ce que les enfants pensent. Il l’avoue, il le déplore terriblement. Ils lui paraissent bien inconscients et naïfs de se croire hors d’atteinte. C’est leur foutue génération à se croire tout-puissants. Le grand est sans doute un peu plus raisonnable. Il se tait et se méfie. Il doit se méfier. Le Diable se tapit dans les recoins. Aujourd’hui, ça ne se fait plus de parler de cela. On se contente d’un Dieu de miséricorde et clémence. Ni Diable ni vengeance. Cette génération d’inconscients qui n’admet que l’endroit de la médaille et ferme les yeux sur le revers. Elle va certainement en essuyer de sacrés revers ! les envoyés du Diable se cachent et sont partout : la folle furieuse putain Brigitte Bardot. Il l’écraserait, il l’étoufferait, cette honte de l’humanité. Elle pourrit tout ce qu’elle touche ! L’ivrogne décadent, l’image même du mal, Serge Gainsbourg. Il le maudit encore davantage. Et les jeunes rient, louent leurs idoles diaboliques. Lui peste sur cette stupidité. Ils ne savent plus même distinguer le Bien du Mal. Ils se vautrent impunis dans tous leurs manquements et leurs blasphèmes. Il n’est pas pour la religion toute la journée à tout prix. Il faut bien travailler. Il est pour les règles du Bien et la modernité est oublieuse. C’est une pette délinquante sans épaisseur. Méline, elle, est quelqu’un de bien. Elle est de son univers à lui et ils se retrouvent. Ils résonnent l’un avec l’autre. Il se sent moins seul.
Il sera son garde-malade.
Elle sera son bâton de vieillesse

lundi 27 avril 2015

Je suis leur fléau

Chère Jacquie,

Toujours toi et toi seule pour parler. Cela fait des mois, des années que je ne me suis pas épanchée, que je n’ai absolument rien laissé sortir de moi. Si ce n’est pas à toi que je me confie, ce n’est à aucun autre. Je ne sais faire avec personne.
J’ai bien vu que ces dernières années étaient pénibles pour toi. Toujours plus douloureuses les unes après les autres. A te regarder, je revivais ma propre descente. Tu as tenu plus longtemps que moi. Tu as cédé quand même. Tu partais de moins haut. Tu n’as jamais été princesse. Tu as plutôt dû te battre pour avoir une place égale, moins indigne, raisonnable. Tout cela à cause de ton gros nez et de ton fichu caractère, tes colères et tes roulés boulés et poings. Maman ne t’a pas aimée comme moi. Elle a choisi celles qu’elle préfèrerait. Haut et fort. Je n’y ai pas pris garde jusqu’au moment où je t’ai vue toi aussi te flétrir, faner et rétrécir. J’ai pensé que c’était sans doute la faute de la vie parisienne. Mais vite, je t’ai vue attraper les mêmes maux que moi. Cette descente, la première, que je n’avais vue qua dans les yeux de John, écœuré, je l’ai aperçue dans ta chute. Je l’avoue, je t’ai laissé choir, je n’ai pas levé le petit doigt. J’ai été lâche peut-être. C’était au-delà de mes forces. Je me suis fissurée à te voir ainsi. Pour ne pas m’écrouler définitivement, je me suis tenue à distance.

Mais la deuxième descente arrive aujourd’hui.

J’ai cru jusqu’à ce matin précisément que je n’aurais plus à vivre ou voir ces choses répugnantes. La vie est une putain qui recommence indéfiniment ses saloperies. Elle attend que j’aie regardé en face mes aventures et les tiennes pour me laisser tranquille. Pour enfin arrêter de m’éprouver. Elle s’entête et je pourrais mourir qu’elle ne cèderait pas. J’ai essayé toutes les diversions possibles. J’ai tout essayé. Pour me protéger, pour protéger les enfants. Pour ne pas m’écraser et cramer comme une crevarde, embringuant des innocentes là-dedans.

Bébé vient de fermer la porte derrière elle et ne reviendra pas. Elle ne l’a pas prononcé de ses lèvres. Ses yeux l’ont dit sans elle. Ses yeux ont crié qu’elle aimerait mieux se pendre que de nous retrouver. Tout sauf nous, même le confort. Elle habiterait dans une poubelle si cela pouvait l’éloigner plus sûrement de nous. Et sans aucune colère, sans jamais dire non. Ni à cela ni à rien. Ni presque à personne. Je l’an aurais claquée. Elle se perdra. Comme moi. Elle finira au p’tit r’montant. Elle a eu sa dose de torgnolles et coups variés. Elle ne se défendra jamais davantage. Elle ne dit jamais non. Elle dit oui très fort et tout le monde le prend pour un non. C’est un oui haut et fort, rien de plus. Même un tout petit non l’écorcherait vive.
Quand j’ai fini par percevoir ce silence, j’ai su ce qu’il en serait d’elle : Bébé tombera de trous en trous, elle finira ma chute.
Elle est mon immonde prolongement.
Je l’ai maudite en l’aimant tant.
Mon amour est un fléau.
Je suis ridicule mais je ne peux pas dire les choses autrement. Je crève tous les poumons et tous les cœurs. je suis une plaie contagieuse. Je saigne dans tous les coins et salit tout mon monde.
Toujours dans une robe de princesse.
Personne n’y croit. Il faut le vivre pour savoir ce que je suis derrière. Tous ont fini par prendre leurs jambes à leur cou. Bébé pas plus tard que ce matin. John est toujours là mais il pourrait ne pas l’être. Il n’est pas avec moi. Il est dans son monde. Il en change la serrure chaque jour pour être sûr qu’aucun intrus ne s’invite dans l’intime. Je suis un intrus au même titre que n’importe qui d’autre. Je n’ai rien à dire de plus. Je suis peut-être même en bas de l’échelle puisque je suis une imbécile. Une belle, une splendide imbécile. Il le dit, sans hausser le ton, c’est pire. Pas pour être méchant. Parce qu’il le pense profondément. C’est sa pure vérité. je suis moi aussi son fléau, son fléau de bêtise.

Ce soir, ce sera le premier soir en tête à tête définitif. Jusqu'à la mort. La dernière fois, et comme les,précédentes, nous avons mangé en silence. Il, ailleurs. Moi, bien là. De plus en plus enragée de son indifférence. Je ne tiens jamais le coup au-delà du fromage. Disons-le, et tu sais bien ce que c'est, une fois que j'ai bien plus bu que mangé. Plus avancent les pats, plus il m'exaspère, plus je me sens seule, lus je le déteste. Ca finit toujours mal. Tous les soirs du reste de notre vie. Pute de vie, encore et encore.

Monsieur pense ?
Sans un regard. Je souris dans mon verre. Il lève un sourcil. Continue ce qu'il fait.
Monsieur pense...
Le s siffle, j'y insiste comme une vipère. Je suis son fléau.
Arrête Anna avant que cela ne dégénère.
Arrêter quoi ? La conversation commence à peine Johnny John.
Ttttttuttttt ! Ne m'appelle pas comme ça !
Je ne peux donc rien dire ?!
Ne fais pas l'innocente !
C'est pour te garder dans la course que je t'appelle ainsi. Tu n'es qu'un fuyard. Au premier chemin de traverse, tu t'échappes.
Tu es folle.
Folle non. Pas ça.
Tu es une imbécile.
Ca oui, sans doute. Mais comparés à ton génie, nous sommes tous des imbéciles. Tu seras le seul à en réchapper. Pauvre de toi. Toujours entre les mailles du filet, pour fuir ou briller. Un rat unique en son genre. Un rat de haut rang.
Tu vas trop loin Anna. Tu vas beaucoup trop loin. Je te supporte toi et ta bêtise. Heureusement que tu es agréable à regarder. J'espère que c'est un sourd que je deviendrai. Et je pourrai me rincer l'œil sans le son.
Espèce de salaud ! Tu ne sais que te vanter et me traiter comme une pute.
Tu traines dans tous les bras qui s'ouvrent.
Tu me dégoutes (mielleuse) Johnny John. J'aurais été meilleure que toi si j'avais eu moi aussi la chance d'avoir un beau bazar entre les jambes, des putains de couilles et une grosse bite ! Je suis née châtrée et je dois fermer ma gueule et me pavaner pour le bon plaisir de Môsieur. Toutes ces années, je les ai perdues à te faire honneur, puis à boire pour oublier que j'étais perdue. Sale mec ! Salaud de bonhomme insouciant ! Rien ne t'intéresse que toi-même et ta gloire. Ton génie de pacotille. Un vrai génie, c'est un artiste. Pauvre gars !
Tu cherches les coups, petite conne. Eh bien ! Tu ne les auras pas. Tu ne pourras jamais pleurer sur tes bleus. Je ne peux pus te toucher. Tu leur appartiens, à toute cette foule de bites que tu as tenues dans tes mains et je ne sais où. Je n'ai pas besoin de ça. Je me suffis à moi-même. Tu n'es qu'un accessoire.
Je suis bouche bée, le jour où il me dit cela. Parce que là, ma Jacquie, c'est un condensé de toutes les fois. Toutes les vacheries les unes à la suite des autres. Nous n'avons pas vraiment dit tout ça d'un coup. Peut-être en étanche que nous l'avons toujours pensé. Tout à la fois, ça nous brûlerait la bouche. Nous baverions. Nous serions complètement perdus. Nous nous changerions en véritables monstres. Je me sens un monstre face à lui et face à elles. Je suis une méduse qui se cache, qui s'arrête et qui brille. Personne ne perçoit les serpents qui s'agitent sur ma tête. Ils se rendent invisibles. Mais un jour ou l'autre, mon interlocuteur se rend compte qu'ils l'habitent et qu'ils le pétrifient. J'essaye autant que possible de ne fixer personne. Je ne regarde rien. Je regarde mes yeux. Pour ne pas empirer encore le carnage.

Comment Jacquie ai-je pu devenir ce monstre ? J'étais la princesse que tout le monde enviait. Je sais combien Nelly a ragé de n'être qu'elle et ne pas être moi. Pourtant, aujourd'hui, elle est plus respectable que moi.

Je pends comme une ordure dont on ne peut pas se défaire, au côté de chaque personne de mon entourage. Ils ont beau tirer dessus, frotter, brûler, abraser. Je pendouillerai toujours à leur côté comme un boulet qui s'acharne.
Parfois, j'attaque de travers, comme ceci.
Parfois, je suis le fléau et n'écrase d'en haut.
Quelle que soit la manière, je déchire les êtres.
Danny, qui te ressemble tant, ne dit rien. Elle me regarde et elle attend. Elle sourit mais elle n'en pense pas moins. Elle a toujours été sage, calme, drôle.mais elle est loin d'être idiote. Cela fait des lustres qu'elle a tout compris. Que mon petit manège n'a plus de secrets pour elle. Danny est ma conscience tenue debout face à moi, tous les jours pendant vingt-trois ans. Enfin, elle est partie. Elle s'est mariée. J'ai cru que je pourrais être libre. Mais non, elle revient dans les rêves, dans toutes mes histoires. Elle se faufile entre mes mots. Elle est lus forte qu'une simple présence. Cela me dérange.
Ta bienveillance m'exaspère.
Ta gentillesse est imbuvable.
Ta clarté m'assombrit.
Et pourtant, en colère je dis cela, et pourtant, tu es bien mon enfant. Tu es sortie de mes entrailles. Tu es mon enfant chérie.
Tu me rappelles Jacquie, la tendre colérique.
Tu me rappelles que je suis peut-être plus qu'une vieille alcoolique.
Vertigineuse.
En débandade finale.

A bientôt Jacquie, ma douce.

A.

vendredi 24 avril 2015

Bébé jeté

Elle a les yeux vides, comme parfois. Il s’imagine la mort dans ses os.

Elle s’approche de l’enfant.
Elle garde les mains derrière le dos.
Elle les entrelace, les noue au plus étroit.
Elle cherche les menottes.
Elle aspire à sa camisole de forcenée.
Sa belle blanche.
Sa tourbillante en escargot.
Elle doit se tenir seule.
Elle se penche en mauvaise fée.
Heureusement qu’elle n’est marraine.
Au mieux, elle muera en courgette.
Elle ne crée pas de princesse.
Elle déficelle.
Elle détricote les jolis textes.
Et l’insensé reprend ses droits.

Elle cesse de respirer.
Pour ne pas criminer.
Pour éviter le drame.
Elle tente
quand même
de se pencher
au-dessus du berceau.
Là encore, l’affaire n’est pas mince.
Puisque les mains tirent en
arrière.
Elles ou elle.
On ne sait plus qui.
En tout cas, elle se penche et recule.
Elle ne voit presque rien.
Elle voit un tout petit visage,
des yeux de taupe,
un nez de souris,
des lèvres violettes,
des joues de pomme.
Elle ne sait pas par où regarder
bien.
Elle préfère vite se retirer en
s’exclamant comme on l’attend :
« Qu’il est beau ce bébé ! »

Avant d’arriver au couffin,
après la penchée périlleuse,
elle essaye de ne pas fermer
les yeux.
Pour ne pas voir ce qui
lui vient toujours
et qui lui fait tordre
les mains.

Le bébé qui étouffe,
le bébé qu’elle tient dans ses mains,
pas les bras,
dans ses mains
qui s’enroulent en serpents.
Le bébé qu’elle étouffe.

Le bébé qu’elle tend au-dessus du vide,
le carrelage,
l’immense tentation de le laisser
s’écraser.
C’est son monstre
qui lui dit ça.
C’est sa furie
qui lui parle.
Elle gigote pour s’en défaire.
Elle se débat.
Mais l’envie presse.
L’envie fait trépigner.
Elle lâcherait peut-être le bébé
d’impatience,
avant de le jeter.
Elle rouvre les yeux
avant que
trop de sanguinolent
s’étale.

Le bébé qu’elle serre tellement
fort
d’amour,
la pulsion
de haine et d’espoir,
le pic de fusion
assassine.

Le bébé qui fixe
sans bouger un trait du visage
puis quelques torsions
bizarres
de la bouche,
un bâillement
et personne n’est reconnu,
et on lui en veut.
Elle n’aime pas
l’indifférence
des bébés.

Même les siens.

Alors elle ne les regarde pas
trop.

Elle les plaque contre
soi.

Elle vérifie le cœur
sur le dos.

Elle avance avec ses yeux sans se
retourner.

Elle les empêche de la
voir.

Sauf quand elle n’a plus la
force.

C’est elle qui ne voit plus.

mardi 21 avril 2015

La nuque à nu

La nuque saigne
instantanément.
J’ai fermé les yeux
et enlevé l’écharpe
et tous les foulards
accumulés.
Je n’ai pas froid.
Les yeux clos
pas davantage.
Je viens de sentir
qu’ils me cartonnent
contre bien d’autres
dangers.
Pas les yeux.
Les entourloupeurs
cervicaux.
Je les garde
sur la peau
la vraie
la tremblante
la peureuse.
Ma peau
est une grande folle.
Elle décuple
les maux.
elle dit tout
l’ineffable.
Tout ce qu’on
aimerait
ne pas exister.
Ce n’est pourtant
pas
au cou qu’elle
est la plus
susceptible.
Il y a là
un autre
et sérieux
problème.
La nuque à nu
saigne
instantanément.
Elle ne saigne pas
seule.
Pas de système
automatisé.
Elle est saignée.
Le boucher est à l’affût.
La lame est aiguisée.
A peine la nuque
vulnérable
découverte,
le boucher entaille.
Il ne découpe pas,
ne déchire pas.
Un beau coup de couteau
suffit
à briser
l’équilibre
et faire tomber
le chef.
Il s’écrase sans
grâce
à terre.
Il roule
ridiculement.
Il tourne comme une
toupie
à l’agonie,
toujours plus sur
lui-même.
Il cessera tout mouvement,
à gauche du corps
prêt à faillir
à sa suite.

Quand j’ai fermé les yeux
et enlevé l’écharpe
et tous les foulards
accumulés,
la lame a filé
comme l’éclair.
J’ai refermé les yeux
et tout enlevé
à nouveau ;
la lame a brillé
toujours aussi
clair.
Pas d’accalmie
à l’horizon.
La nuque saigne
quoi qu’il arrive,
même après dix reprises
ouvert/fermé
les yeux.
Je devrais dire,
la nuque se fend.
D’un coup sec.
Propre.
Jamais le coup ne
s’abat de
côté
ou
de face.
Il est derrière.
Bonne parano.
Le coup
pourtant
n’est pas mesquin,
n’est pas méchant.
Il est félin.
Il est sauvage.
Et nécessaire.
Il doit exister.
Moi-même
sans doute,
moi seule,
sûrement,
je ne peux pas faire
sans.
Je ne vois personne
au bout
de l’arme.
Peut-être qu’il n’y a
personne
en effet.
Le boucher est un
ogre.
Je suis un petit
poucet
à la nuque
tranchée
nette.

Et ce n’est pas le monde,
le vrai
qui me frappe
au cou
par derrière,
chaque fois que
je ferme les yeux
et enlève l’écharpe
et tous les foulards
accumulés.
C’est l’univers de tous
les possibles.
Et la tête roulée
au pied gauche,
peut raccrocher
son socle.
Elle le pourra
quand
le froid
et le coin
se dissiperont.
Quand je ne gèlerai plus
sous le soleil
tranquille
des latitudes
tempérées.
Je brandirai
les talons
et abaisserai
les sourcils.
Je serai
pile poil
dans l’enveloppe.

lundi 20 avril 2015

Les doux fantômes

Mais oui bien sûr, nous parlons
les
morts et moi !
Je vous explique cette
histoire,
d’accord ?
D’accord. Bien.
Je ne vois
personne
mais je sens tout le
monde.
J’ai une amie qui les voit
mais ne les
entend pas.
Je sais que ça paraît
un peu
fou.
Mais je ne suis pas
menteur
pour un sou.
Je m’en fiche des
sous
d’ailleurs.
Du coup,
moi,
je ne suis
presque
jamais seul,
pour ainsi dire.
Tant mieux,
je n’aime pas ça.
Les esprits me tiennent com
pagnie.
Je pense avec
eux,
nous pensons ensemble.
Je ne parle pas,
mais nous nous enten
dons.
C’est tout un.
Je sais bien que
ça fait
pas normal.
Je ne suis
pas
idiot.
Mais en tout cas,
les esprits
me suivent
et m’enveloppent.

Il ne dit pas
enveloppent et compagnie.
C’est moi.
Il est occupé
à jurer
ses grands
dieux.
Il dit
que vraiment
ça paraît fou.
Et il répète
beaucoup,
jusqu’à être sûr
que j’ai bien
bien compris et
imprimé.
J’ai plus qu’imprimé.
J’ai brodé.

Je le vois
en lévitation
ou pas
mais peut-être.
Plutôt allongé
sur son lit
dans une chambre
presque vide.
Ou debout au-dessus du
sol au beau
milieu de cette même
chambre.
Tournent
doucement
autour de lui
les gentils
fantômes.
Ils colimaçonnent
tout le long
de son corps,
parfaitement accordés
les uns aux
autres.
Et le monde
s’apaise.
Ils sont
nébuleux
cotonneux
moutonnants
bonhommes.
Ils caressent.
Ils endorment.
Ils savent
tout ce que les
réalistes
aux belles vies
ignorent.
Lui,
ne leur appartient pas.
Ne se soumet en rien.
Il s’emboîte
comme il faut.
Comme il faut
pour son cœur
et son âme.
Comme il manque
dans son être.
Comme il ne peut trouver
nulle part
ailleurs.
Sûrement pas les
vivants.

jeudi 9 avril 2015

Univers

Tu passes juste
à côté
sans regarder
sans voir jamais
la même chose
que moi.
Et je ne peux pas
imaginer
tes paysages.
Tu me jettes dans l’
impuissance
de te comprendre.
Mais dites,
qui veut absolument comprendre ?
Toi je n’en sais rien.
Je
le veux
à tout prix.
Je me jette seule
dans l’
incompréhension.
Parce que
je peux ne pas vouloir
comprendre,
j’ai appris,
bien malgré moi
et sans regret.
Mais avec toi,
je n’ai plus que mes neurones
frétillants pour
attraper de
l’être.
Mes émotions,
désirs,
élans
cognent
contre ton mur bouclier
que tu brandis
sans aucune malveillance.
C’est ton paysage à toi.
Il endort
le cœur
et ma rationalité
me guide
avec rigueur et
minutie
pour te
retrouver
quelque part.
Il y fait
glacial
ou brûlant.
Souvent glacial.

Je recommence au point
zéro
à chaque fois,
au point de départ,
depuis des mois.
Je recommence toujours
le sentier
un peu au-delà,
dans l’inexploré.
Sauf les mauvais jours
où je fais acte
de présence
mais où
je ne vais pas te chercher
dans ta grotte
alambiquée.
Je n’ai pas toujours
l’énergie
de t’appeler
de chercher encore
la bonne clef
qui peut-être
n’existe pas
ou pas pour moi.

Aujourd’hui,
je tente
d’agiter la main
pour te saluer.
Dans le vide,
mais je poursuis,
je persiste.
Je ralentis le rythme
et voilà que ton bras
se lève
et que tu réponds
un grand
coucou,
un rictus aux lèvres.
Je retombe ne moi-même.
Le mur bouclier
se fait
caoutchouteux ?
Bientôt,
un jour peut-être
sera-t-il
coton.

mardi 7 avril 2015

Maman part en voyage

Elle se réveille. Elle est à l'hôpital. Comme les jours précédents, un énorme manteau de coton l'enveloppe. Elle attend peu à peu qu'il se dissipe. Cela prendra sans doute quelque temps. Elle n'a pas d'autre choix que d'être patiente. Elle n'a non plus rien d'autre à faire. Et étrangement, elle ne s'ennuie jamais. Elle profite du rien qu'on lui impose.
Elle ne doit rien.
Il ne faut rien.
Elle peut se taire et vérifier ses affaires, pas trop devant tout le monde mais on ne l'a rabroué pas systématiquement. Il y a des regards noirs. Mais, ici, ça lui est égal. Ici, elle est une folle ou presque. On n'exige rien de normal de sa part. Elle ne doit pas être au maximum de ses compétences en permanence. Elle file doux. Et encore, elle a l'air bien plus nette que tous les autres !
Elle ne parle pas seule. Elle murmure seulement et c'est beaucoup mieux, elle sait.
Elle marche sur ses pieds et les deux. Elle fixe chaque pas mais ce n'est pas le principal. Ses pieds l'obnubilent. Ce sont de vrais bijoux.
Elle dort la nuit et mange le jour. Elle suit gentiment les tics tacs de l'horloge. Elle aimerait lui désobéir mais elle se met à lui parler si elle s'écarte du droit chemin. Elle n'aime pas ça.
Elle entend les paroles des docteurs et infirmières. Ces Messieurs Dames sont bien en anges parfois. Mais ils ne font pas de mal. C'est tout ce qu'elle souhaite. Et cette idée du blanc ? Pour tous.
Elle s'y est mise aussi une fois.
Tous ont sévèrement froncé les sourcils, jamais, ils n'avaient été aussi fermes. Elle n'a pas tout compris. Il ne faut sans doute pas leur ressembler.
Elle ne jette pas sa tête par-ci par-là partout. Elle la laisse où elle est. Le cou tient le coup. Elle n'est pas si fragile. Le corps est bon. Il ne marche pas si mal. Oui, il fait mal quand elle s'agite de top. Mais au fond, c'est la tête qui fait mal. Et c'est toujours le ventre qui trinque.
Elle ne crie jamais. Jamais ô grand jamais elle ne se permettrait cela. Elle est une murmureuse. Ne le dites pas trop fort !
Ne le dites à personne !
C'est une belle vie que celle-là.
Elle a parfois envie de voler. C'est un problème. C'est le problème. Elle trouve ça révoltant de ne pas respirer plus près de Dieu. Pourquoi oui pour certains et pas pour d'autres ? C'est une chose pour laquelle elle aurait pu crier si elle avait été une dérangeuse. Elle est une murmureuse, on vous l'a déjà dit. Vous ne sauriez peut-être pas ce que c'est ? Pourtant le mot le dit. Y en a qui ne sont pas bien fins quand même hein ! Mais, elle ne s'en fait pas trop. Elle sourit quand les autres ne comprennent pas. Ils croient ce qu'ils veulent. Elle s'en tamponne. Elle sait que tous ne saisissent pas tout. Le monde n'est pas le même pour tous. Enfin, elle a un sens plus aiguisé tout de même. Elle l'admet en elle-même. Elle ne le dit pas haut. Les docteurs n'aiment pas ça. On leur vole la vedette. On doit la leur laisser. Sinon, ils tapent du poing. Et sérieusement hein ! Ils ne plaisantent pas, ooooooooooh ! Madame, vous êtes sûre et certaine de ce sens aiguisé ? Et les questions fusent à c e moment-là. Elle les connaît par cœur :
- Pensez-vous être plus douée que vos pairs ?
- Pensez-vous être un individu spécial ?
- Vous sentez-vous spéciale ?
- Êtes-vous investie d'une mission ?
(Ils insistent, ils essayent différentes méthodes parce que prudemment, elle se rétracte. Elle ne dit rien. Elle sourit timidement. Mais voyons ! Bien sûr qu'elle est un être spécial puisqu'elle est ici avec toutes les blouses blanches et les fous. Spécial comment, elle n'en dit rien. Spécial quand même. Parfois, elle se dit davantage qu'elle est maudite. D'autres fois, elle a un don. Très rarement. Déjà arrivé ? ... Comme chacun et tout le monde.)
- Décrivez-moi ce qui est spécial ?
- Que veut dire spécial ?
Elle en passe...
Des questions pour être sûr qu'elle ne se prend pas pour la Vierge Marie ou même Athéna Renée. Ou au pire Dieu lui-même. Pour qui la prennent-ils ? Elle déjoue leurs stratagèmes. Elle sait qui elle est. Même si ce n'est pas toujours joli. Et pis cette histoire de Vierge Marie (elle ne dirait pas non d'ailleurs pour être la Vierge Marie mais c'est un autre écueil.), c'est absurde. Elle s'est accouplée avant même d'en avoir compris le truc, en famille, avec son Germain. Il voulait peut être un enfant d'elle. Peut être désirait-il un enfant qui restât absolument en famille ? Un enfant absolument entier. Un enfant sans nuances, sans mélange. Pas un hybride comme tous les autres, comme le monde les aime. Germain est un absolutiste. Il ne mesure, n'a jamais mesuré, rien. Il prend ou jette. Il aurait pris l'enfant sans relativité. Plus que n'importe quel autre. Il est encore un homme de cette trempe. Il n'est jamais vraiment là d'ailleurs. Il est parti de par le monde toute l'armée ou presque. Elle ne le connaît plus. Il ne veut plus la voir. Elle n'est pas parvenue à lui offrir l'enfant qu'il attendait sans doute. Elle aurait bien envie d'expliquer que c'était un peu tôt, qu'il aurait dû essayer plus tard pour cela. Heureusement qu'il n'est pas là, elle ne pourrait pas s'empêcher de le dire. Et elle sentirait l'immense nausée qui la prend quand elle pense comme cela. Elle efface. Elle va se frotter les mains sous l'eau et au savon. On lui a confisqué la brosse. Pourtant bien efficace. Un peu trop à leur goût, les blancs. Ils ne comprennent pas tout tous. Elle s'y est faite. Ils croient qu'elle souffre. Ils sont sûrs et certains. Bien sûr qu'elle souffre mais pas des mains. C'est quand elle a envie de voler et qu'il faut accepter que eh bien non tu ne voleras point ! Qu'elle souffre vraiment. C'est quand elle pense à ses petits laissés à la maison. C'est quand elle n'est plus seule a murmurer. Qu'on lui murmure sans cesse aux oreilles. Elle en a mal aux tympans. Elle sait ce que c'est que de souffrir des tympans. On ne doit pas en parler non plus de cela. Il parait qu'on n'a pas mal aux tympans. Elle se plie à ce qu'On dit. Elle ne gagnera jamais contre lui. Elle ne s'y frotte pas bien longtemps. Énergie perdue inutilement. On est le maître du monde. Bien davantage que Dieu. Pourquoi personne ne parle d'On ? Est-ce que tout le monde sent qu'il existe ? Quelle forme peut-il bien avoir ? Elle l'imagine parfois sous les traits de Paul qui s'y soumet plus que n'importe qui dans son entourage. Paul lui a dit On par-ci par-là partout pour la remettre sur les rails sans doute. Mais On ne l'apaise pas. On n'aide à rien. Sa pression, son poids de vieil obèse sûr de lui se rajoute aux murmures et douleurs tympaniques. Elle rit quand Paul est pris de On. Elle sait que ce sont ses "lubies" comme il dit qui attisent le On par-ci par-là partout. Pendant plusieurs jours, Paul ne peut plus jeter. Il onte. Il devient encore bien plus gris qu'à l'habitude. Elle sait alors, qu'elle se retrouvera bientôt dans cet hôpital. C'est lui qui lui indique la suite des événements. Sur le moment, elle est en général très en colère. Parfois, elle s'est même débattue. "Enfermez-le lui ! Il est fou !" Et personne ne tient compte de cela. En fait... Ne dites cela à personne, n'est-ce pas ?! En fait, elle sait que Paul est un peu dérangé. Elle prend l'air à l'asile. Parce qu'il la contagionne. C'est vraiment qu'elle est au bout du rouleau. Elle s'en veut de laisser les enfants dans cette ambiance tragique mais que faire ? Elle les prépare à son absence. Elle les prend un par un quand Paul est au travail, quand elle sent que son voyage approche. Elle leur susurre à l'oreille, pour ne pas heurter les tympans. Bien sûr qu'elle est attentive à cela ! Elle sait ce que c'est que cette souffrance ! Ne l'indignez pas !
 
            Elle commence au bébé qui ne répond rien bien entendu : "Ma toute petite, ma toute blonde, n'écoute pas ton papa, danse dans ta tête avec les éléphants et les jonquilles. Chante toute seule cette berceuse pour t'endormir. Et pense à moi." La petite le regard toujours d'un air grave, presque désolée. Navrée de rester avec le père. Et puis, elle détourne le regard et sourit aux murs. Elle ne sait pas pourquoi.
 
            Elle continue avec le grand, son grand garçon de guerre, son soldat, qui lui ressemble tant, qui lui fait les yeux doux. Son grand garçon tout en silence. Elle commence toujours par les extrêmes. Elle s'attaquera au cœur de la fratrie ensuite.
"Tu sais ce qui va arriver mon tout beau ? Tu sais que je pars en voyage, comme les autres fois. (Un petit clin d'œil complice pour le faire rire. Mais Franck ne rit jamais ou presque. Il est comme sa maman d’amour. Il ne rit que lorsqu’il est triste. Il faut 1, 2, 3, 4 clins d’œil et il se met à rire. Il ne peut plus cesser. Ses yeux assassinent le monde pourtant.) Tu seras responsable des autres. Et prends bien garde à ton père. Tu sais ce qu’il en est. Veille à préserver mon esprit en cette demeure. (clin d’œil. les lèvres de Franck commencent à trembler. Il va rire. Ses yeux noircissent et s’humidifient. Puis il se mord la bouche pour ne pas s’esclaffer. Elle lui sourit. Ils se comprennent au-delà des mots. Il pleure de rire, de ne pas rire plutôt. Il la serre dans ses bras. Elle l’étreint aussi fort. Il s’en va sans se retourner et en disant : « repose-toi bien Maman. »

            Demain, elle passera aux deux du milieu. Ils sont plus durs. Ils sont moins elle.

           « Mon fils, je pars quelque temps. Travaille et dors mon enfant. » Elle ne sait pas quoi lui dire à celui-là. Il lui pirouette dans les mains. Il bouge. Il gigote et il tape dans le ballon. Il lui fait plein de bisous aux mains et il repart en sautillant sans attendre de suite. Elle garde avec ce gosse un sentiment d’inachèvement. Il n’est pas bien malin. Elle est sa mère. Elle a de l’intuition.

            Et quelques heures plus tard, avec le crépuscule vient la deuxième. Toujours avec le crépuscule. Elle est une sombre. Ne serait-elle pas un peu sorcière ? Non non idée d’idiote ! Elle peut compter sur elle : « Ma Christ, sois la fée du logis, en mon absence. Ne t’endors pas avant que toute la maison brille.
-          Mais Maman voyons, la maison ne brille jamais ! (Christ a toujours à répondre)
-          Christ, n’exagère pas. Pourquoi es-tu si en colère ? N’en veux pas trop à ton père. Il fait ce qu’il peut.
-          Mais je me fous de mon père, Maman ! J…
-          Ne dis pas ça Christ ! Il pourrait t’entendre. Allez, commence dès ce soir. Je serai partie à l’aube. (Pour la poésie du crépuscule et de l’aube.)
Elle entend Christ marmonner : « maison de tarés. » Elle ne lui en tient pas rigueur. Ils sont invivables tous.