mardi 9 juin 2020

Le bal fantastique


            Il pleut. Je traîne ma carcasse trempée dans les rues grises. Le moral n'est pas meilleur que le temps. Il y a des jours comme ça. Je le sais. Pourtant, aujourd'hui je suis lasse. Non que je sois malheureuse. Je voudrais seulement sortir du monde quelque temps. Plonger dans quatre livres à la fois. Rouler ma journée à leur rythme. Laisser croître les univers. Diffracter le réel.
Je m'autorise à traîner des pieds dans l'escalier en parquet craquant. Je me souris à moi-même dans mon colimaçon vertigineux. Je cherche mes clefs, perdues tout au fond du sac trop grand que je m'évertue en vain chaque semaine à vider de son superflu. A croire que le superflu n'est pas un luxe. Les yeux dans la serrure de la porte de mon appartement, je prends la décision de faire cesser cette histoire ridicule. Avec ce grand bagage, je me sens voyager à peine sur le pas de la porte. Alors pourquoi me priver de cela ? Je continuerai de découvrir chaque jour le monde du dehors et ses multiples écorces de trésors. Vous voyez bien, je suis une fille positive. Sauf ce soir, il est vrai. J'ai épuisé les ressources de mon sous-sol.
            Je rentre enfin dans la chaleur sèche de mon foyer. Je respire calmement. Je m’assois par terre dans le couloir. Je me déchausse et remue langoureusement mes orteils. Un bien-être indéniable. Je demeure un moment les jambes tendues adossée au mur les pieds contre la paroi qui me fait face. Je m'étire et j'ouvre les mains sous mes yeux ramollis par le jour et sa fausse lumière. Je regarde leurs lignes vides et mystérieuses. Ma vue se floute. Mes yeux vaguent. Même mes doigts perdent de leur réalité. Je flotte au-dessus de mon propre corps. Je me déperçois de l'intérieur. Je suis là comme on ne peut l'être que seul. Seule. Non solitaire. La différence est de taille. Je ne jérémiade pas sur ma solitude. Je 'l'aime. Elle m'apaise. Elle m'enrichit. J'en connais le coût et le précieux. Je quitte mon corps et crapahute en esprit libre. Je peux chaque soir en retrouvant mes pénates m'adonner à ce féerique passe-temps. Je me love en moi-même quand j'y repense dans la journée, dans mon habit de femme sociale convenable. Normale. Quand je sors de moi-même, je me mue en une personne formidablement anormale. Une folle exacte. Une folle F.
Je prends une grande bouffée d'air frais. J'aspire de tous mes poumons. En partie requinquée, je me lève et passe aux toilettes. Le corps défait de ses contraintes pour pouvoir ensuite se reposer et laisser filer le temps en rêvasserie de canapé. J'ai hâte de m'enfoncer dans ses moelleux bourrelets d'où je pourrai m'envoler.
Je me dirige guillerette vers mon salon douillet. Il est 19h59.
            Brutalement, une sorte d'éclair m'éblouit. Je recule en me protégeant les yeux. J'attends quelques secondes. Le coup n'était qu'un instantané. Je me rapproche prudemment de l'entrée de la pièce. Je suis à nouveau attaquée par une puissante clarté. Mais cette fois-ci, je la supporte. Un spectacle improbable s'offre à moi.
Je m'écarquille.
Je tombe bée.
Dans mon salon, se pressent dix, vingt, trente femmes et hommes dans un ensemble farfelu et insensé. J'en reconnais certains même si je ne les ai jamais rencontrés. Je connais leurs visages. Tout le monde les connaît. Une célèbre moustache par-ci, un illustre chignon par là. Un regard immortel, un éminent naseau. Tous ces portraits immobiles indélébiles encrés en moi, ces gens que j'aime tant, que je vénère, qui m'horripilent ou m'interrogent mais dont toujours le talent me souffle, sont là. Bel et bien vivants devant moi. Chez moi. Ils sont vêtus comme au grand soir. Pour la plupart. D'autres semblent se rire de ces convenances et s'en rebeller avec délice.
Un lustre brille de mille feux. Ils ont réaménagé la pièce, évincé mon canapé. Je ne le vois même plus. La cheminée trône, elle qu'on oublie en temps normal. Un feu y flamboie gaiement. Éberluée. Comme une imbécile. Le cou en poule étiré vers la scène, je reste plantée. Cruche. Je ris doucement un peu niaise. Je me pince, je m'ébroue. Mais non je ne divague pas.
            Un homme, gringalet, la moustache impeccable et les cheveux gominés en symétrie parfaite s'approche avec empressement. Il me sourit affable. Ses yeux tombants lui donnent un air nostalgique. Il ouvre les bras grand pour m'accueillir en hôte digne de ce nom : « Mademoiselle, veuillez vous donner la peine d'entrer, je vous  prie. Nous vous attendions. » Il dépose une main sur mon épaule et l'autre sous ma paume, il me guide comme si nous dansions déjà. « Tout le monde sait qui vous êtes. Ne vous ennuyez pas avec les présentations. Nous vous sommes aussi sans doute familiers. Si d'aventure, l'un d'entre nous vous était inconnu, appelez-moi. Je suis ce soir votre serviteur. 
   Et vous êtes ?
   Vous savez qui je suis enfin ! Est-ce si difficile à croire ?
   J'avoue que oui. Tout cela est complètement fou.
   Marcel Proust, ma chère Julia. » Il fait une petite révérence ironique. « Appelez-moi Marcel. Je suis mort, au diable le protocole ! 
   Mais qu'est-ce que... je veux dire pourquoi... enfin je...
   Et pourquoi pas ? N'est-ce pas grâce à ces pourquoi pas que les choses arrivent ?
Il repart de son pas élégant.
J'observe la foule avec ravissement. Une voix ogresque me parvient d'un petit groupe du fond de la pièce. Un grand bonhomme aux habits multicolores et chapeau de lutin. Le chapeau lui sied ridiculement mal. Et son allure est drolatique. M. Rabelais en personne. Il rit à tue-tête. Il tonne. Voix de stentor. Ses comparses se bidonnent aux larmes. Ses mimiques, ses grands bras gesticulateurs me prennent aussi en hilarité.
            A côté, un trio bien plus sage discute. La somptueuse barbe blanche pique les yeux. Il est emballé dans un discours éloquent de diva fulgurante. Ceci dit, ses interlocuteurs semblent perdre patience. Les dos s'agitent. Il déclame. Il est seul. Il fixe l'horizon. M. Hugo est dans la place. Une femme de trois quart se tourne vers moi. Elle me fait un signe de la main, timide mais chaleureuse. Et puis, elle lève les yeux au ciel. Ils pétillent d'humour. Elle articule sans bruit : « My God ! » La belle Virginia me charme d'emblée et je voudrais tant lui parler. Encore faudrait-il que le coq Victor la laisse s'éclipser. Son voisin trépigne dangereusement. Ses gestes brusques m'inquiètent. Lui aussi se retourne. Mais rapide. Un coup d’œil. J'ai juste le temps de l'apercevoir. Les yeux caves. Cernes marqués. Ses lèvres tremblent dans un rictus perturbant. M. Baudelaire s'exaspère de ce fat épris de son propre génie. Pour sûr, M. Hugo s'est égaré en choisissant son public. L'a-t-il vraiment choisi d'ailleurs ? Peu lui importe ceux qui l'entourent tant qu'il y en a. Il se roule et baigne dans sa poésie sublime, un peu indécent. D'ici, je me jure de l'éviter. Le lire suffira bien.
            Je poursuis mon exploration. Toujours émerveillée. J'aimerais échanger plus longuement avec M. Proust mais il s'affaire à animer les conversations. Je l'observe de loin. Il est délicat. Toujours subtil. Doigté. Perspicacité de l'absolu détail. Rien au hasard. Il est fascinant, œuvre vivante écho de sa Recherche. Peut-être pourtant qu'on aurait envie qu'il tombe le masque. Mais son personnage semble lui tenir à cœur. Son personnage, son masque apposés ou fusionnés avec l'être. La chose est indiscernable. Soudainement, il s'éloigne, contraire à toutes ses précautions et douceurs sociales. Il s'appuie sur la cheminée un peu courbé. Il se tient la poitrine et tousse doucement et douloureusement.  La gorge râle. Un frisson me traverse. Personne n'y prête attention ou presque. Je suis prête à m'élancer pour le soutenir quand un jeune homme terriblement chic se dirige vers mon hôte. Il s'adresse en anglais à son cher ami encore crachotant. Celui-ci, un mouchoir sur la bouche, lui sourit reconnaissant. Et les voilà tous deux transportés dans un débat on ne peut plus britannique au sujet du vieux William. Ce dernier est d'ailleurs absent. Je parcours la foule du regard, sans succès. Dommage. J'aurais aimé croiser le vieux briscard.
Le jeune homme, c'est M. Wilde. Je ne peux détacher mes yeux de cet individu altier séduisant, magnétique. Les deux hommes rient et se taquinent. Au jour, leur trop grande sensibilité, leur conscience aiguë du monde. Et l'insouciance et l'inconséquence qui leur manquent pour goûter vraiment la vie. Tout a un sens et ils le cherchent. J'ai envie de leur sauter au cou comme une gamine.  Je me perds dans leur contemplation. Ils sont beaux. Ils brillent. Tintinnabulent. Éclairent. Ils sont morts. Ils sont comme je les ai rêvés.

Parfois, les rêves sont exaucés.

            Dans un coin, la tête dans la main. La tête lourde de pensées infinies, M. de Balzac se prélasse et scrute. Il promène sur la foule son regard acéré. Il ne bouge pas mais ses joues rubicondes sont animées de soubresauts intéressés. Il semble repus. Satisfait. Satisfait de lui ? Impossible à dire. Satisfait ici et maintenant. Tel un psychanalyste en séance, il pourrait donner l'impression de dormir. Son regard a beau être perçant, M. de Balzac ne laisse entrevoir qu'une minime fente de pupille. M. de Balzac se cacherait-il ?  Enigmatique, pour le moins.
            En voilà un autre derrière ses toutes petites lunettes rondes. L'air meurtri. Il désole. Il angoisse aussi. Sombrement, il joue aux échecs avec son compatriote et sa fidèle pipe. Zweig s'absorbe. Freud fume avec ostentation. Il sait pourtant qu'il en est mort ! Inconscient ! Rien ne sert donc d'être si grand connaisseur de l'âme. Chassez le naturel il revient au galop. M. Freud le sait bien mieux que moi sans doute. Il a dû en prendre son parti. Alors, il fume.
L'art du paradoxe.
Zweig me rappelle Baudelaire. Il a les mêmes yeux creusés, maigre et émacié. Il est conforme à tous les clichés. Mais un quelque chose chatoie en lui que je peine à définir. Sigmund paraît lui aussi très intrigué. Joue-t-il d'ailleurs réellement aux échecs ? Ou n'est-ce qu'une ruse de thérapeute ? Certainement que son adversaire n'est pas dupe. Mais Sigmund se rencogne dans son fauteuil et se congratule en silence : croit-il entourlouper son monde ? Il est en tout cas bien antipathique. Stefan aussi. Malgré tout, ils font s'ouvrir grand les yeux.

            Je suis un peu ivre. Aucun de tous ces gendelettres ne me laisse indifférente. Je voudrais tous les regarder pendant des heures. M'abreuver de leurs folies et de leurs génies. Aussi, de leur normalité émouvante. Je voudrais que ce bal ne s'arrête jamais.
Et le défilé en effet continue. On pourrait s'en lasser. Mais j'aime passionnément leurs mots, leurs pages offertes à la postérité. J'en suis faite. Leur verbe me fait tenir droite. Leurs mots m'architectent. Mes piliers. Et quand je tangue ou que le sol tremble, je les invoque. J'aimerais le leur dire. J'aimerais qu'ils sachent combien de fois ils m'ont sauvé la mise.

            Un drôle de bonhomme de guingois m'approche. C'est le premier qui vient à moi. Hormis mon cher Marcel. Il est étrange. Il ne s'en cache pas. La tête toujours vers les étoiles, le cou tendu à un ciel invisible. Jorge Luis Borges me fait l'honneur d'un sourire détonnant. «Vous savez Julia, nous sommes tous là parce que nous savons... Que vous nous chérissez plus que tout. Votre respect est également le nôtre. Considérez cette réception comme une reconnaissance réciproque. Sans amoureux comme vous, nous serions morts depuis des siècles. »
Son gros accent ourlé, sa voix gutturale m'enveloppent. Je lui fais une drôle de grimace, enfantine, gênée et ironique à la fois.
« Vous êtes étonnante ma chère. C'est un vrai plaisir. »
Je ris. Je sais que c'est là son plus beau compliment. Je me contente d'un silence ambigu. Il sourit d'aise à cette nouvelle incertitude que je lui sers.
Nous rejoignent aussi antinomiques qu'il est possible deux grandes femmes. Borges plonge dans son verre mais garde les yeux sur tous les lointains qui nous habitent.
« Bonjour Julia. Comment vas-tu ?
   Parfaitement Madame.
   Madame ! »  Elle pouffe. « Ne me donne pas du Madame. Simone. » Nous nous serrons la main. Elle me broie à moitié les doigts. « Je te présente mon amie Sévigné. Nous discutions femme d'hier et d'aujourd'hui. Pourrais-tu compléter notre réflexion ? » Interloquée je lève un sourcil. » Qu'y-a-t-il d'incroyable ? Tu es des nôtres.
   Des vôtres ? ...
   Et pourquoi pas ? N'as-tu pas fait des choix de véritable femme libre ?
Sans doute fait-elle ici référence à mon célibat tenace, mon style androgyne et mon franc-parler. Je ne suis pourtant pas sûre d'avoir vraiment fait ces choix-là. Mais ne résistant pas à l'invitation flatteuse, je m'exprime avec entrain. Madame de Sévigné piaffe de joie. J'admire cette femme qui en un temps barbare a écrit à cœur ouvert, habile et authentique. Elle a la mine espiègle et spirituelle dans ses froufrous et sa robe gigantesque. L'autre en jeans à ses côtés rehausse encore le contraste. Elle m'aperçoit la considérer de haut en bas.
« Les jeans Julia. Un vrai bonheur. Je ne porte plus que ça là-haut. Je me sens libre comme l'air. Ça, c'est être une femme. »
Je ne suis pas tout à fait d'accord. Mais je sens qu'elle y tient comme à une liberté essentielle. Je la laisse en jouir. Son intelligence redoutable n'en est que plus belle.
La discussion s'éternise. Je m'y plonge avec volupté. Toutes deux disent leurs espoirs et l'avenir. Elles finissent par m'enjoindre de poursuivre l’œuvre qu'elles ont commencé d'accomplir.
« Je ne suis pas une héroïne. Vous en attendez trop de moi.
- Certainement pas ma chère, retorque Sévigné. Nous vous avons à l’œil depuis longtemps. Et, en mémoire de nous, vus pourriez...
   Vous me prenez par les sentiments.
   Précisément.
   Allez Julia, rajoute Simone. Ne doutez pas de vous comme cela. Que la femme advienne ! »
Et nous trinquons haut et fort.

            Marcel nous rejoint et s'enquiert de mon humeur. Toujours sa main sur mon épaule, il veille sur moi. Il me réchauffe le cœur. Je l'aime éperdument. Prise d'un élan toqué, je l'attrape et le serre dans mes bras. Le corps fluet que je tiens me surprend par sa légèreté et son évanescence. Il se raidit un peu, surpris. Puis il me rend mon geste affectueux à sa façon aérienne et dense.

            Sans crier gare, un autre éclair flashe la pièce. Tous se sont tournés vers moi. Je découvre encore d'autres visages pour lesquels je n'ai pas eu le temps. Je me déçois de ne pas les avoir abordés. Ils me saluent chacun à la mode de chez eux. Adieu baroque qui ouvre tous les possibles. Le monde entier est là.
« Nous reviendrons. »
Un troisième éclair et me voilà seule dans mon salon. Je regarde l'heure, circonspecte. Il est 20h00. Et j'imagine que ce bon vieux Jorge me regarde, en fantastique.