dimanche 12 février 2012

Il y a quelque chose que je n'ai pas compris ?

Non, ce n'est pas là le réquisitoire d'une victime éplorée de cette méchante société que serait la nôtre ! Non, je ne ferai pas la concession de ces jérémiades insipides, ineptes et stériles. Trop facile d'accuser sans davantage d'explications ! Trop facile de s'en tenir là et de se lover dans son petit confort de victimes inoffensives et inutiles ! J'en ai fait partie et j'espère que cela n'arrivera plus jamais. Mais là n'est pas la question. La voici la question qui me taraude, qui me met en rage comme aucune autre et que je vous pose à tous : y a-t-il quelque chose à comprendre à l'humain qui recule devant tout miroir qui peut s'offrir à lui ? Y a-t-il quelque chose à comprendre, réellement ?
Enfant, adolescente, mon univers était peuplé de créatures, je dis bien créatures et non personnes, plus ou moins dangereuses. C'était en fonction du degré de méfiance que je devais adopter avec chaque humain que je croisais, quelque âge qu'il ait, quelle que soit sa fonction auprès de moi, que j'évaluais celui qui me faisait face et mon attitude en retour. Je me cachais sans cesse, personne ne savait ce qui m'habitait et certainement pas moi-même. Je savais une chose : j'avais peur, honte, souvent envie de disparaître et les autres faisaient peur et mal. C'était pire quand j'osais les aimer. Je ne pouvais évidemment pas m'en empêcher, heureusement, la survie n'épargne personne. J'attendais le drame, la prochaine erreur que j'allais commettre et qui me ferait me haïr un peu plus et me pousserait du bord de la falaise où je me tenais, dans le trou noir. Vous pourriez vous dire que l'enfant, l'adolescent s'imagine toujours des choses bien plus dramatiques qu'elles ne le sont en réalité. En réalité ? J'ignore ce que cela veut dire mais passons là-dessus. Eh bien, vous vous leurreriez : le drame arrivait toujours, plus ou moins rapidement mais mon rêve de me terrer dans les profondeurs chaudes d'un sous-sol se manifestait toujours un moment ou l'autre..
Ca a été comme ça et il n'est plus temps de s'en désespérer ni d'accuser. Cet univers était tenu par le fil de l'éclatant espoir de voir ma vie d'adulte s'attendrir grâce à l'intelligence humaine que j'attribuais aux adultes face à un autre adulte... N'est-ce pas mignon ? Cela m'a fait vivre, et tant mieux. Mais j'en ai longtemps souris amèrement. J'étais sûre, plus tard, de trouver le moyen de communiquer, de se comprendre et d'avancer sur un chemin commun.
J'ai mûri, vieilli, j'ai continué d'aimer malgré tout, bien sûr. Et puis, après avoir eu bien trop mal bien trop longtemps, j'ai arrêter d'aimer. J'approchais de l'âge que je considérais comme celui de l'adulte, qu'enfant j'avais arbitrairement fixé comme celui de l'adulte que je rêvais d'être, celui qui n'aurait plus peur, celui qui serait compris ; et rien ne changeait. Une fois que j'ai eu cet âge-là, l'enfant que j'avais violemment fait taire s'est retournée dans sa tombe et m'a tiraillée de plus belle. On ne me comprenait pas. J'étais accablée oui, mais une colère absolument incontrôlable m'animait aussi et c'est elle qui est devenue le moteur de ma pitoyable vie. De fait, je m'en suis tenue à une attitude face au monde qui m'entourait : haïr et mépriser. J'étais comme un élastique sur lequel on avait trop tiré, qui avait cédé, à bout. Je n'étais pas tout à fait consciente de ce que je faisais, se rassurera-t-on. Pas tout à fait inconsciente non plus, nous ne voilons pas la face, et pas insouciante du tout. Quelques rares trouées de tendresse se dessinaient de temps en temps, rares, fugitives mais parfaitement sûres et jusqu'à aujourd'hui, je ne les ai jamais oubliées, ni ceux avec qui je les ai partagées. Pour la première fois de ma vie, j'avais le sentiment d'obtenir ce vers quoi j'avais toujours tendu vainement. Ils me comprenaient. Et les autres, que faisaient-ils, cloués dans leur monde minable qu'ils chérissaient tant du simple fait qu'il était leur ? Je les méprisais de toute mon âme avec une méchanceté et une violence inacceptables, que je ne disais pas, bien entendu, puisque je n'avais plus aucune confiance en la moindre parole. Cette haine, appelons-là par son nom, je la montrais, je l'exhibais, j'étais la laideur qu'ils ne voulaient pas voir, la réalité de notre déchéance et de notre petitesse que je connaissais si bien et qu'ils semblaient se cacher si facilement à eux-mêmes. Je refusais non seulement de comprendre mais même, d'essayer de comprendre. A mon tour, je restais fixée et je regardais sans bouger, mi-goguenarde, mi-désespérée. J'attendais égoïstement qu'on vienne à moi, comme j'avais si souvent vu faire, croyant sans doute faire changer les choses, tout au fond de moi, loin derrière.
Je me suis insurgée encore et encore jusqu'à aujourd'hui contre ces gens qui ne comprennent pas, plus ou moins violemment. Ceux qui ne comprennent pas, qui avancent dans la vie à l'aveugle, qui parfois savent très bien qu'un miroir les attend à chaque tournant mais qui parviennent à toujours l'éviter, non sans dégâts collatéraux. Après m'être contentée de les mépriser, j'ai essayé de me mettre à leur place. J'ai bien vu, à mon grand désarroi, qu'ils ne m'étaient pas si étrangers. Ils étaient comme un repère pour moi ; facile de s'orienter grâce à ce qui nous révolte, beaucoup moins grâce à ce que l'on espère accomplir. J'ai changé, je me suis assouplie. Mon univers n'est plus le même, ses habitants changent,ses paysages changent, mon regard change, ma vie change et reste cet agacement quotidien, se muant en profonde colère, en blessure brûlante, en incompréhension muette, en larmes chargées de tous ces sentiments, au gré des événements et de mes vagues intérieures. Je ne peux pas admettre ce refus, pourtant si humain et parfois touchant il est vrai, de se regarder en face et de se mettre à nu volontairement même une seule petite seconde et d'oser regarder. Je ne peux pas l'admettre. J'en crèverai. Jusqu'au bout de mon existence, je sais que je tiendrai ce fil : lutter et me révolter même inutilement contre cette lâcheté qui me touche démesurément.
Pour qui est-il facile de se regarder, de voir combien il est fragile, combien il est humain ? Pour qui ? Pour personne, sans exception et ceux qui semblent à l'aise et qui le sont peut-être avec les affres de leur psyché, ne sont pas épargnés par cette douleur de voir. Que cette imbécillité de croire qu'il y a des gens qui sont faits pour se comprendre et comprendre soit abolie ! Qu'on ne me resserve pas ce réchauffé ! Il n'en est rien et je risque le pari que ceux qui le disent savent parfaitement de par la conscience que nous détenons tous, de par cette angoisse existentielle qui nous est commune, qu'ils ne font que fuir. Et gare au jour où la mort les surprendra sans aucune issue, ce jour où ils devront lever les yeux, lever la tête droit devant eux et regarder sans détours la noirceur, l'horreur, l'immonde qu'ils auront mis tant d'énergie à repousser ! Leur douleur n'en sera que plus vive. Sans m'en réjouir, ce jour-là, je ne m'attendrirai pas.
Je crois que le plus triste reste précisément le constat de toute cette énergie et ces efforts vains, de tout ce temps perdu. Pourquoi ne pas descendre dans l'arène et affronter la terrible brûlure de la lucidité et la surmonter, en hommes et femmes incroyablement résistants que nous sommes tous, et jouir enfin de l'apaisement de savoir qu'on n'en meurt pas, qu'on est plus fort que cette torture d'un moment et de pouvoir ensuite jouir de l'épanouissement du monde ? Toutes les réponses me convainquent, aucune ne me satisfait. Je continue de chercher dans tous les miroirs que je croise.