samedi 27 juin 2015

Experience

Cette fois, cela l'avait sans doute encore davantage blessé que par le passé où il savait avoir à faire à des enfants ou des jeunes immatures et méprisables. Il avait des adultes en face de lui et rien ne changeait. Demeuraient l'ignorance et l'égoïsme. Il en était tombé malade de déception. Une grippe violente l'avait mis à terre. Ce n'était qu'une honte supplémentaire qui marquait ce début d'année à l'Ecole, le début de sa vie d'adulte. Il l'avait pris comme un signe et s'était définitivement enfermé avec ses réflexions, il n'avait pas besoin de faire appel aux autres. Plus besoin de s'aliéner à ces idiots cruels et vulgaires. Depuis qu'il avait pris cette résolution, il se sentait beaucoup plus libre et serein. Il s'e, remettait au jugement de ceux qui en valent la peine. Il balayait les autres d'un envers de main. Ses pairs étaient d'emblée éliminés et il se plaisait dans sa solitude apaisée. Les autres le laissaient tranquille et il pouvait s'adonner à toutes les pensées qu'il voulait. Il ressortait gardien et soulagé de ces moments avec lui-même. Sa propre valeur apparaissait d'autant mieux à ses yeux, même s'il laissait bien sûr lace au doute galvanisant. Même si ce doute le torturait. Mais il savait qu'il était le garant de son objectivité et de la vérité de ce qu'il pensait et affirmait.
Il passait de longs moments à reconstruire tout le système de transports, d'approvisionnement...de France. La situation actuelle était loin d'être optimale. Il avait des rêves de perfection. Pas pour lui. Pour les ambitieux ?  Pour les conquérants. Dans sa tête cependant, il dirigeait tout avec dextérité. Il bâtissait. Il préservait son secret. Son système ne prenait pas corps. Il ne le devait pas. Il se sentait fébrile quand il commençait à penser à tout cela et il ne pouvait lus s'arrêter. C'était l'engrenage et il savait que cela pouvait durer longtemps, qu'il perdait une part de conscience.
 
Heureusement, tout cela n’était pas du temps perdu puisque précisément l’Ecole le vouait à travailler dans ce domaine. Il n’aurait pas supporté de perdre tout ce temps en rêverie si elles n’avaient pas eu un but avouable. Rêver pour le plaisir n’était certainement pas envisageable. Cela le rendait très nerveux, ne se sentant pas à sa place, il en arrivait à se tortiller dans tous les sens sans même s’ne rendre compte. Adolescent, il s’en était oublié et une mare nauséabonde s’était formée sous son banc d’écolier. Aujourd’hui, il prenait soin de donner un but et une utilité à ses délicieuses divagations. L’agrément en devenait secondaire et c’était le principal.
La sœur avait quitté le domicile familial. Elle était entrée dans les ordres. Elle n’avait pas terminé sa formation mais elle était déterminée. Quand elle avait annoncé son projet, il avait ri de bon cœur. Mais contrairement à l’habitude, il riait seul. La sœur le dardait de ses yeux qui roulaient de colère. Il n’avait jamais vu la sœur en colère. Cette première fois avait été terrifiante. Elle avait un visage qu’il ne lui aurait jamais soupçonné, une fulgurance dans ses yeux blessés qui le pétrifia. Elle avait cessé de sourire. Il s’était arrêté net. Par-dessus le marché, la mère, qui était au courant de cette entreprise depuis plusieurs semaines, s’était indignée froidement cassante, rajoutant à sa honte : « Tais-toi ! » L’espace d’un instant, elle était devenue l’Aïeule. La sœur retenait difficilement ses larmes. La mère intervint : « As-tu besoin d’agresser ta sœur de cette manière ? Surtout quand elle croit pouvoir te confier un dessein qui lui tient tant à cœur ? Tu ne serais pas digne de sa confiance alors ? » Les mots cinglèrent et qu’on remette en cause sa dignité et sa fiabilité le heurtaient profondément. Il était quelqu’un de bien, de très bien même. Il n’était pas possible que sa mère dise ou pense même le contraire. Cela n’était pas possible. Il sentait que sinon, son monde pourrait s’écrouler. Après s’être tu, il était resté muet de longues minutes. S’empêcher de pleurer de rage et de désespoir. Il s’était pourtant juré de ne plus se soumettre à une quelconque émotion. Surtout ces émotions insupportables qui l’envahissaient parfois lorsqu’il était plus jeune, mêlées d’une monstrueuse honte. Il avait réussi et il s’en croyait débarrassé. Et voilà que Mère les faisait resurgir de leur exil. Il avait eu envie de frapper la mère. Il la haïssait de ce qu’elle avait commis. Il ne savait plus comment se défaire de cette haine et revenir dans le commun des mortels. La sœur se calma rapidement. Elle n’était pas une pleurnicheuse. Mais son regard demeura dur et froid. Il était parti en claquant la porte, les deux femmes interdites. Et outrées. Cette scène était désormais un secret d’Histoire. Toujours était-il que la sœur partait s’offrir à Dieu et il continuait d’être abasourdi par cette nouvelle. C’est vrai, il n’avait jamais parlé avec la sœur, réellement. Ni joué avec elle, réellement. Qui plus est, il perdait son temps avec elle. Elle ne lui enseignait rien. Elle ne savait que rire et s’amuser. Il s’était drôlement trompé ! Pour être acceptée, elle avait dû faire montre d’un savoir solide. On n’admettait pas n’importe qui. Elle était peut-être en réalité une jeune femme réfléchie et cultivée, derrière une légèreté apparente. Et puis, tout d’un coup, il se dit : « Peut-être qu’elle est heureuse et aime sa vie.» Et peut-être n’avait-elle pas besoin d’être autrement que spontanée. Il ne put réprimer l’idée qui pointait forcément juste après celle-ci : peut-être ne serait-il jamais heureux. Il refusait de penser en ces termes. Il balaya donc cette réflexion. A partir de ce jour, elle fit malheureusement toujours partie de sa conscience. Il avait toujours eu l’idée de la sœur un peu idiote, franchement limitée dans ses études et sans caractère ni volonté. C’était sans doute ce qu’il voulait qu’elle soit. il s’était trompé d’un bout à l’autre. Il n’était pas triste de cette erreur de jugement. Il se sentait menacé  la sœur pourrait elle, lui faire de l’ombre. Etait-elle capable de prendre le devant de la scène ? Etait-elle capable de l’écraser ? Il avait à trouver une tactique d’ici à ce qu’elle soit officiellement Soeur. Peut-être qu’une des solutions aurait été de rentrer dans son univers et d’en comprendre les ficelles pour être sûr qu’on ne lui échappait pas complètement ? Se protéger au cas où. Depuis, il avait redoublé d’efforts à l’Ecole pour se hisser au premier rang (très inconfortable) ou deuxième rang, fait pour lui. Il refusait de se l’avouer mais le premier rang l’effrayait terriblement. Pas de limites au-dessus de lui, il se voyait chuter dans un canyon à des mètres de profondeur, ressentant pendant d’immenses secondes le vertige, le vide insensible qui l’entourait et l’horreur de l’impact qui n’arrivait pas. Ce cauchemar, il le faisait très souvent. Il se réveillait en sursaut, prêt à crier mais le son n’était jamais sorti. Il évitait ainsi une énième honte. Il désirait moins que tout redevenir le petit freluquet froussard des jours passés.

       Depuis l’annonce, il avait assisté à des messes au couvent où la sœur se préparait. Il s’y était tout d’abord rendu avec la mère puis seul en secret plusieurs fois par la suite. Parmi les novices, une jeune fille, plus jeune que la sœur, lui était apparue. La première fois, il était arrivé curieux de voir sa sœur en robe de future citoyenne de Dieu. La mère et lui s’étaient installés tout près et étaient arrivés très en avance. Ponctualité et correction.

Il en allait ... Toute puissante.

En effet, elle avait l'air vraiment jeune, par rapport aux autres jeunes femmes. Elle était alerte et avait tout de suite remarqué qu'il la regardait. Elle avait souri, narquoise et complice à la fois. Il avait dû réprimer la réaction physique du désir qui n'était sûrement pas de mise en ce lieu. Il se contrôlait, bien, habilement. Il jouait ainsi avec ce désir et ce qui aurait pu être un désagrément. Il relevait, après un moment, les yeux vers elle. Il la regardait intensément et sans équivoque. Elle répondait de même. Il sentait à nouveau son membre se durcir et il se calmait avec le même flegme que la première fois. Et cela durant près d'une heure. Cet exercice l'épuisant et il devait cesser de se tourner vers sa jolie rousse le temps que la cérémonie finisse. Il prit goût à ces célébrations et devint un habitué. La soeur le surprit pluie sûres fois, elle saisit d'emblée de qui il retournait. Elle ne s'en offusqua pas car elle n'imaginait pas tous les détails de ce qui se passait et car il était dans son tempérament de rester a l'écart des affaires des autres, même de ses proches, si elle n'était pas directement concernée. L'atteinte à la morale que ces scènes représentaient ne la fit pas davantage réagir. A chacun en son âme et conscience de décider et d'agir librement. Elle était de ceux-là. Elle aurait mérité d'être protestante de ce point de vue. En l'occurrence, cela l'arrangeait bien, lui, de ne pas avoir à se justifier. Il n'aurait bien sûr jamais rien avoué mais inventer une histoire à laquelle personne ne croirait le décourageait d'avance. Il n'avait pas dImagination et ne faisait aucun effort pour que cela change puisque l'imagination était fausse et trompeuse. Il l'avait appris et vécu. Quoi qu'il en soit, il pouvait assister aux messes du couvent à sa guise et il ne s'en privait pas.
        Le jour où il prit conscience du laisser qu'il y prenait, quand ce mot surgit dans sa tête, il fut saisi d'un lourd malaise. Il ne pouvait pas faire tout cela pour le plaisir et quel plaisir ! Il en eut un haut-le-cœur. C'était répugnant, il était lui-même un être répugnant. Il faillit vraiment vomir sur place. Il respira mais cette idée s'était fichée en lui et son corps commençait déjà à l'absorber. Il en pourrait jamais s'en débarrasser ! Jamais. C'était une conviction presque divine qui s'abattait sur lui. Il pouvait lui aussi appartenir à ces êtres répugnants qu'il méprisait tant. Ils l'avaient contaminé. Il n'était pas comme cela, auparavant. Il était pur. Mais la vie l'avait attaquée trop durement, il était tombé comme les autres.
          Ce jour fatidique, il avait été pris d'une frénésie qu'il reconnaissait bien : il avait dû se laver les mains pendant 30 minutes sans s'arrêter, recommencer dès qu'il avait touché de la nourriture pendant 10minutes encore, lorsqu'il avait tenu de l'argent. Plusieurs jours durant, il avait souffert le martyre de ne pas pouvoir se nettoyer pendant deux heures entières en classe. Il était pris de tremblements nerveux, de frissons incontrôlables et de nausées régulières et puissantes. Il n'en montrait rien et restait le plus concentré possible. Il avait envie de hurler et de déchirer ses habits pour se faire désinfecter de haut en bas. Des images défilaient dans sa tête de rats grouillants, des montagnes de déchets sentant la merde sur s terrains vagues où des pauvres se promenaient et fouillaient à la recherche d'un trésor. Ces scènes s'imposaient à lui et il devait tout de même pendant quelques instants reprendre ses esprits pour continuer son travail.
        Cet enfer s'était prolongé pendant cinq immenses journées qu'il aurait voulu effacées à jamais de son existence. Il était marqué jusqu'à la mort. Et il ne croyait pas si bien dire. Pendant cette courte semaine, il avait mis en place des stratégies afin que ses ablutions restent cachées, cela s'avérait compliqué mais pas impossible. Il était un homme d'organisation. Le moment de loin le plus pénible était celui du changement de vêtements : après sa douche matinale dont il s'extirpait avec douleur, il devait enfiler dessous, pantalon, chaussettes, chemise... La culotte était l'élément le plus périlleux car il ne touchait que les extrémités hautes, s'appliquait aux hanches du bout d'un doigt si possible. Le pantalon et tous les frottements qu'il lui faisait subir était assez terrible à son tour. Quant aux chaussettes, il avait finalement décidé d'aller acheter des gants de cuisine ou d'artisan quelconque pour les mettre. Il haïssait ce passage. Autant les dessous le dégoûtaient et lui retournaient le cœur, autant les chaussettes le mettaient en fureur. Il écumait de rage lorsqu'il devait s'approcher de la paire préparée par Mère sur le petit tabouret. Il se contrôlait pour ne pas frapper le mur de toutes ses forces et insulter il ne savait qui ni quoi. C'était ce qui l'arrêtait.
       Petit, vers l'âge de cinq ans, il se souvenait très clairement, il avait tout d'un coup commencé à se laver les mains nuit et jour, toutes activités cessantes pour cette tâche prioritaire. Il se relevait la nuit. Comme les fumeurs. Il ne s'en était pas caché puis l'Aïeule avait souligné le ridicule de sa démarche et lui avait asséné une gifle monumentale sans plus d'explication. Il avait eu tellement de mal à arrêter ! Il n'avait pas réussi d'ailleurs et cela lui avait valu la colère permanente de sa grand-mère qui ne lui adressait plus la parole. Il n'avait pas compris alors la raison de cette colère monstrueuse. Il n'avait pas d'ailleurs cherché à comprendre. L'été était arrivé, ils étaient partis au village au soleil, et cela lui était passé. Les choses se répétaient. Et rien que de penser à ce petit garçon se lavant les mains cinquante fois par jour, il était haineux. Il avait bien soupçonné l'Aïeule de faire elle aussi des choses étranges dans la salle de bain. Elle parlait seule, elle marmonnait, il pouvait percevoir le rythme régulier de ses paroles. Ce n'étaient pas des phrases, c'était comme une comptine, une chanson pour l'enfant qu'il était. Il avait essayé d'écouter au mieux mais n'y était pas parvenu. Aujourd'hui, il savait qu'elle comptait et peut-être qu'elle prononçait des mots aussi. Ils étaient donc de la même étoffé, tous les deux. Elle l'avait senti, c'était pour cela qu'elle s'était montrée dure avec lui. Elle savait qu'ils étaient tous les deux un peu spéciaux.
       Aujourd'hui, il avait cessé ses allers-retours aux toilettes. Mais il était toujours aussi pointilleux sur les situations "tangentes". Et il tenait à maintenir la vigilance sur ces dangereux moments. En tout cas, il avait arrêté net d'aller aux cérémonies du couvent, et il savait que la jeune fille n'était pas en mesure de lui demander son dû. Il ne lui devait rien. Il était tout de même mal a l'aise, notamment au coucher, seul dans le noir, avec cette idée qu'une jeune fille le savait s'être fait plaisir face à elle, dans une égalise, au milieu des communiants. Si elle n'achetait pas son cursus, qu'elle abandonnait et le vendait ? Si elle venait le trouver et faire du chantage ? Si elle allait s'en soulager à son confesseur ? S'il lui ordonnait de donner son nom qu'elle ignorait et que la soeur s'était bien gardé de dévoiler, s'il lui ordonnait de le décrire ?  Il était pris de panique à ces idées et il ne s'en sortait pas à moins de se relever, d'allumer la lumière et de lire ou travailler jusqu'à s'endormir sur ses feuilles. En général, il devait procéder à un ou deux passages à la salle de bain, d'autant plus périlleux qu'il ne devait pas se faire entendre. Il n'aurait pas d'explications valables à donner. La mère était assez subtile pour le percer à jour dès qu'il ouvrait la bouche pour mentir. Il était un menteur minable. Il comptait donc sur sa dextérité plus que sur ses belles paroles.
Il ne faisait pas confiance aux mots.
Pas plus aux gens.
Pas davantage à lui-même.

mercredi 17 juin 2015

Le coeur désaccordé

            Quelques années, des mois et des mois, à la queue leu leu, le cœur s’est arrêté. Il a battu encore, bien sûr, mais juste un métronome, seul dans son coin de cage. Il est réglé. Il suit la règle. C’est un réglo. Il cognera quoi qu’il arrive.

Pourtant, il s’est arrêté.

Parce que tout un chacun sait que le cœur gongue jour et nuit sans restriction, sans RTT, sans assurance.
Pourtant, mais oui !, il s’est arrêté. Il a cessé d’être le premier. Il a laissé sa place. Il a lâché ses veines et artères. Il les a libérées. Il les a déléguées aux autres belligérants. Il a laissé le monde rouler sans lui. Non pas parce que le moment était venu. Mais parce qu’il n’en voulait plus. Plus être la force. Plus être Le cœur. Plus n’être qu’un organe parmi les autres. Sans plus de vie qu’un foie ou estomac.

Il s’est arrêté au beau milieu de l’immense route. Les conditions qu’il avait jusqu’alors acceptées sans broncher, toujours courageux volontaire, toujours fidèle, il les a fait valdinguer. Dans l’espoir du pour toujours.
Il s’est arrêté. Il s’est laissé emporter par le mouvement enregistré de tous les autres. Ils ont suivi la longue habitude Ils ont fait comme les seize années passées. Ni plus ni moins. Lui, il les a laissés barrer et se porter et se supporter par leurs propres moyens.
Le cœur n’a pas dit ce qu’il cachait derrière la tête. L’idée que bientôt, tout cela pourrait être différent. Que le climat s’adoucirait, que les prédateurs s’éloigneraient, que quelque chose l’accueillerait chez lui. Comme dans son corps à lui.

Il n’est pas tombé dans le bon corps.
Il aurait dû d’emblée être affilié à son corps. Voilà comment font les cœurs. Et Dieu. Et les géniteurs. Quoi que ces derniers soient bien moins capables qu’ils ne le croient. Ils ne créent rien du tout. Et parfois, la machine est dès le départ une poubelle. Une grande poubelle où on a fourré tout ce qu’on a dit qu’il fallait. La bonne conscience. Sauf que tout s’entasse en insensé. Rien n’y rythme à la même mesure. Autant s’abstenir alors. N’est-il pas ?
Parole de cœur désaccordé.

Il a espéré comme les enfants s’endormir sans mourir. Et se réveiller un autre jour à une autre place. Dans le corps adéquat. Il a espéré quelque chose d’un peu magique. Bien qu’il soit lui parfaitement mécanique. Bien que…
Il a cessé d’être sage pour changer de vie. Il ne voulait plus de ce qu’il connaissait. Il s’est gelé. Bien sûr, nous l’avons déjà souligné, il a continué la besogne. A minima. Sans plus tout l’entrain qu’il avait voulu y mettre auparavant. Sans plus aucun amour. Juste l’énorme colère qui fait lâcher le guidon et traverser l’autoroute, les yeux droit plantés au fond de ceux qui nous aiment. La tête et la folie ont pris les rênes. La folie mènerait au-delà de l’enfer. Elle peut tout. La place du cœur est bien sa préférée. Elle trépigne d’empoigner le pouvoir.

            En effet, le cœur avait raison. Un autre corps et l’esprit fou sont apparus. Un corps de glace et de métal. Sa colère l’aveuglait et il s’est soumis avec délice à l’ordre déjanté. Il aurait tranché la gorge au monde entier.

            Et puis, peu à peu, il s’est vu ralentir.
La colère même. S’est rétrécie.
Il a eu peur.
Plus d’une fois.
De suffoquer.
De ne plus avoir les forces.
Plus d’une fois, encore et encore.

Jusqu’à tout doucement accepter une nouvelle chance. Une nouvelle vie sans nouveau corps. Lui-même à l’identique. Bien que…
Jusqu’à tout doucement se reconstruire. Ila préféré la colère à la mort.
Il a été prudent.
Puis il a réchauffé.

Parfois, même, aujourd’hui, il brûle.

lundi 15 juin 2015

Liberté


Aujourd’hui, exceptionnellement, il ne prendra pas le bus ni n’empruntera le métro. Il fera la route à pied. Pas si longue. Pour le dernier jour de cette vie, il marchera jusqu’à chez lui. Il n’est ni heureux ni malheureux. Mais les jambes fourmillent. Il a besoin de se dégourdir et d’être au clair. Il va observer tout ce qu’il croise et tout s’éclairera sans doute. Cela se passe ainsi généralement. Presque soixante-dix ans, il commence à se connaître. Il sait les méthodes qui lui conviennent. Il est tout à fait au point. D’autant qu’il a mis, justement, un point d’honneur à la méthodologie. Parce que la vie et l’homme en ressortent toujours plus riches et efficaces. Anna est un modèle d’anti-méthode. Elle ne comprend rien à ce qui fonctionne. Ou elle ne s’en préoccupe pas. Ce qui est pire encore. Il ne pensera pas à elle durant cette promenade. Il effectuera le passage. Il doit accomplir cela seul. Même en pensée, elle ne doit pas venir le troubler. Anna est le trouble-fête.

Il a rangé tous les papiers, tous les dossiers depuis plusieurs semaines. Il a tout bouclé, comme disent les collègues. Il a nettoyé parfaitement. Pour que tout soit comme il le souhaitait. Il a fait le ménage jusqu’à la dernière goutte. Il a toujours ainsi fait. Il ne serait pour rien au monde parti sans s’être attelé consciencieusement à cette tâche. Il le devait à tous ses fidèles collaborateurs.
Il s’est levé de son grand siège de pape à 19h54. Plus personne n’était là. Le silence des bureaux désertés fit place au grincement habituellement exaspérant du grand siège de pape, ce soir humoristique puisqu’il ne l’entendrait plus à l’avenir. Il entend aussi que c’est son grand corps qui se déplace, qui brasse de l’air et libère le pauvre siège, épuisé de ces années sous son gigantisme.
Il s’est dirigé vers la porte, l’a atteinte, ouverte, puis tirée à lui. Il l’a tenue. Il s’est enfin retourné. Sans précautions. Sans timidité non plus. Pour voir une dernière fois. Pour sourire avant de partir. Il a vite fait volte-face et refermé la porte derrière lui, courbé, pour passer sous le chambranle trop bas pour lui. Sans y penser là non plus, puisque l’habitude fait que.
Il s’est avancé dans le couloir. Vers l’ascenseur. Il appelle les deux ascenseurs et prend le premier qui arrive. Tout est une question de temps. Il ne peut pas perdre son temps. C’est une philosophie. C’est une nécessité. C’est ainsi. Le temps ne se perd pas. Ni ne se prend. Le temps se conserve précieusement. En toutes circonstances. Une des clefs du succès. Une de ses bottes secrètes.
Pour peut-être la première fois depuis qu’il côtoie ce bâtiment, il s’est affaissé quelques secondes en attendant la cage de verre. C’était un mouvement invisible bien entendu. Mais lui, fier comme un I, a accusé le coup. L’un des deux engins est enfin arrivé à son étage. Il est monté. Il a pivoté afin d’accéder au tableau de bord le plus efficacement possible. Il ne s’est pas retourné face à la porte, à son habitude. Il a été attiré par la glace, derrière. le miroir du fond de l’ascenseur. Il s’est observé, les yeux dans les yeux. Il a approfondi le sujet. Il n’a pas trouvé précisément ce qu’il attendait. Il a trouvé des tas de choses inconnues. Ses sourcils se sont légèrement soulevés devant ce spectacle. De surprise. Cela n’a fait qu’accentuer l’inconnu qui s’offrait à lui. Déjà, il n’est plus celui qu’il croyait être. Déjà ? Il n’est même pas sorti de l’immeuble qu’il est devenu quelqu’un d’autre. Il sourit méchamment à ces pensées idiotes. Ce n’est pas ainsi que roule le monde et il le sait. Il s’y tiendra encore et toujours. Il est indubitablement une force de la nature.
Il s’est retourné et il a perdu quelques secondes à attendre l’arrêt de l’appareil. Il n’a pas réussi à réfléchir. Il s’est avancé dans le vaste hall. Vide ou presque.
A l’opposé, s’en allait en même temps Richard, le vieux collègue. Il a doucement pressé le pas vers lui. Il sait bien sûr que c’est le dernier jour. Richard a toujours été un gentil bonhomme. Pas vraiment véloce. Mais calme. Sans exception. A en hurler parfois. Richard ne s’est jamais départi de son sourire. Même au cours de ses hurlements. Les autres se moquaient un peu. Mais lui, John, il savait que Richard était beaucoup moins bête qu’il n’en prenait l’air et que le sourire aussi était narquois.
Il a cessé de sourire une fois à sa hauteur. Une autre première fois en ce jour. Il a affiché une mine sérieuse, qui paraissait presque sinistre sur son visage joyeux depuis 30 ans. Il a tendu la main et il l’a regardé très droit au fond des yeux : il a aussi vu l’inconnu. Il n’en a rien dit. Il a seulement dit : « John, rentre bien. Heureux d’avoir construit tout cela avec toi. Profite de ta liberté retrouvée. »
Il est resté coi. Richard a vu juste. Puis, il est parti après sa lourde poignée de main. John l’a suivi de près, interdit encore. Richard l’insaisissable. Des années sans savoir qu’on se comprend. Bref, pas de mièvreries. Pas plus le moment qu’un autre.
Il est dehors. L’air est froid. Il pique Il aime cette aigreur. Cela aiguillonne son esprit. Cela l’oblige à penser. Il doit penser durant cette marche de retour. Il faudra aussi accepter de s’arrêter. D’arriver à bon port. Et de s’immobiliser à domicile. Ou peut-être qu’il marchera des heures et qu’il ne rentrera qu’au milieu du noir, ou même à l’aube, un peu éméché, beaucoup, davantage.
Il traverse la première rue, un peu chez lui. Finalement, la quitter elle sera plus dur. Parce qu’au-delà d’elle, c’en est réellement terminé.
Il arrive bientôt sur le pont au-dessus des rails. Il ne fait pas de pause mais depuis le début de la semaine surgit ce passage-là. Toutes ces voies ferrailleuses, accueillantes et questionnantes. Elles l’attirent. Pour partir découvrir loin, très loin tout ce qu’il n’a vu qu’à la va-vite autour du monde. Il emmènera Anna sous le bras. Elle rechigne mais elle aime ça. C’est évident. Elle trépigne de bonheur à l’idée de ces périples. Elle peut le suivre n’importe où. Elle est increvable. Ereintante mais increvable.
Elle mourra sûrement bien après lui. Elle est hors du commun. Plus que lui. Elle est insupportable par conséquent. Un peu comme lui. Ils ne sont pas comme tout le monde. Ils sont plus grands. Beaucoup plus haut perchés. Ils sont différents. Elle est sublime. Il est génial. Ils ne s’accordent pas. Pourraient-ils l’un à l’autre s’accorder ? Il en doute. Depuis longtemps. Loin, aux confins du monde civilisé, ils ne se connaîtront plus. Ils pourront se fuir et regarder la montagne ou le désert. Ils marcheront. Ils chercheront. Ils seront bien obligés de se tenir les coudes. Ils dissoneront moins.
Il a passé le vieux pont, un peu ridicule. Il imagine tout près le brouhaha et la cohue de Saint-Lazare. Il poursuit sa route. Et il vise l’horizon. Il tente d’apercevoir un bout entre les édifices. Ceux qu’il a lui-même fait bâtir et tous les autres. Les vieux aussi. Il est vieux désormais. Il est officiellement vieux. Pas délabré ni usé. Il est vieux et libre. Richard l’a dit. C’est lui qui l’a dit. C’est cela qui fait tanguer. Et qui enivre. Il boira sec ce soir. Exceptionnellement. Avec Anna. Moins seule pour cette fois. Peut-être qu’elle l’aimera mieux. Lui aussi peut-être. Peut-être qu’ils s’aimeront bien. Il redeviendra ce qu’elle attend de l’homme. Elle lui en veut d’être fort et d’en tirer profit. D’être une belle femme. Elle s’en repaît aussi et elle se déteste. Elle le déteste. Il ne veut pas comprendre. Il ne perd pas son temps. Il lui faut découvrir et penser.
L’heure se déroule sous ses pieds qui le porteront bravement lui, John le géant, jusque chez lui.
Il tourne à gauche, à droite. Il suit sa parfaite boussole intérieure. Il ne se soucie pas de cela. Il cavale. Sûrement.
Ce soir, il rentrera et les filles seront là. La petite et la grande. Elles sont de famille aujourd’hui. Pour l’occasion ? Il ne sait pas. Il n’a rien demandé. Il n’a rien à fêter. La liberté et la solitude oui. Mais ce sont des choses qu’on ne dit pas. Les règles du jeu.
Ces heures entières programmées à ce qu’il souhaite analyser jusqu’au trou noir. Atteindre le nerf des questions. Chercher sans réponse. C’est le chemin qui compte. Bien plus que la réponse. Il n’a pas toujours dit cela. Il a désiré plus que tout des réponses et des vérités, à une époque. Il en a fini. C’est aujourd’hui le dernier jour des certitudes. Implacable il le restera. Mais les questions s’étendront aussi loin qu’elles le doivent. Elles s’ouvriront, aussi libre qu’il est de mourir désormais. Il s’endormira ce soir-là avec la peur intense de ne plus se réveiller. Les lions sont lâchés.

La retraite prend forme les jours qui suivent. Tous les matins, il se réveille bien. Il soulève les paupières et s’étonne. Il est moins rationnel. Il s’inquiète à se voir faiblir ainsi. Il s’aventure aussi gaiement. Une forme sombre de gaieté. Celle, sans doute, de celui qui n’a plus rien à perdre. Tout est accompli ou déjà perdu. A partir de là, tout est bonus. ? Plus rien n’est nécessaire. Sale coup.
Il passe ses heures dans son salon. Il prend possession d’une pièce. Le territoire. Il respecte les horaires. Les mêmes. Il les inculque à Anna, l’indocile. Elle se rebiffe. Elle s’éclipse sans crier gare. Alors c’est lui qui crie.
Il calcule tout le jour. Il plie le monde en chiffres et symboles. Il est le seul à des kilomètres à la ronde à comprendre ce charabia. Il griffonne jusqu’à l’appel du repas. A heure précise. Et seul à table, il attend d’être servi. Il ronchonne. Le temps se perd. Il ne prend toujours pas le temps. Il peut encore moins que jamais, puisque, il a franchi la première porte vers la mort.

La question du courage

J’écris, je gratte la plume, je frotte le papier dans l’espoir de bellement l’enflammer.
Il sort des étincelles. C’est mieux que rien oui. La grande flamme se fait attendre. Elle paresse dans l’encrier. Elle ne quittera pas le corps chaud de la plume.
J’écris, j’avance. Doucement. Sans jamais bondir ni virevolter. Les pirouettes se font rares. Elles me font sentir vive et voix. Je ne sens qu’une histoire qui n’a pas trouvé sa magie. Je n’ai pas besoin de plus de baguette, de plus de trucs. Mais je piétine autour du cœur. Je tournicote. Je fais des ronds dans le sable. Je dessine, bien je dessine, mais autour du cœur. Je ne parviens pas à l’atteindre.
Je relis quelques pages et je sens pourtant un beau fond. Une ligne pas si bête. Mais le chemin est lourd et crevard. Les talons pèsent.
Je cherche le cœur, j’avance, je recule, je tâtonne. A la force du poignet. Je suis courageuse. Je ne baisse pas les bras. Presque pas. Je me rapproche mais jamais ne le touche.
Je suis près. Je n’y suis pas.
Et puis, je me dis que je dois y être pour quelque chose. Ce cœur, puis-je vraiment l’atteindre ? Le désiré-je vraiment ? c’est cette ultime question. Toujours. As-tu ta part dans tes obstacles Clémence ? Ne les aimerais-tu donc pas ? Ne les chérirais-tu pas ? Ne pas arriver jusqu’au cœur pour continuer d’imaginer, de croire. Continuer de rêver et cauchemarder. Continuer avec les monstres apprivoisés. Ne pas perdre ses repères même vicieux. Continuer d’imaginer un énorme monde là où l’on n’y voit pas. Derrière le rideau. Ne pas se retrouver avec un tout petit cœur dans les mains. Pas plus grand les mains. Pas plus gros. Un modeste cœur. Et tomber de la falaise où on s’était hissé pour surplomber l’énorme monde. Tomber de haut et de rien. Tomber de sa hauteur. Tomber de son propre vertige.
Rien de plus juste que le vertige. Absolument imaginaire. Absolument limpide de son néant. Le vertige, plein de rien. Le vertige sans forme sans couleur. Le vide absolu. Angoisse qui tourne sur elle-même. Le chien qui court après sa queue, qui l’attrape, s’y accroche et continue tout de même de tourner. Angoisse qui s’angoisse. Spirale psychédélique.
Et après le vertige, on doit bien en sortir. On doit bien reculer du bord et revenir à l’environ, l’autour plutôt lointain surtout si, on est soucieux de sécurité.
Et alors reprend la danse en circonvolutions lâches autour du cœur-totem. On ne touche pas au totem. On le respecte et le vénère. Et on n’apprendra donc jamais le réel ? On se nourrit d’histoires. C’est idiot et nécessaire. Les faits ne suffisent pas. Et bien entendu qu’on se nourrit d’histoires chacun à son niveau d’imaginaire. Mais je ne dispose même pas des faits. Les médiévaux s’en délectaient d’histoires avec habileté et intelligence. Je ne sais pas faire sans l’Histoire d’aujourd’hui et ses calculs. Je ne suis pas si sage qu’eux. J’ai besoin de savoir pour croire. J’ai besoin de comprendre une lutte pour l’abandonner. Ils sont tous morts et enterrés. Ils ne parleront plus.
Il reste, oui, leurs enfants. Je ne pose pas de questions. Je ne pose plus ou n’ai jamais posé. Je ne sais même pas. Je sais que quelque chose me répugne dans cette conversation. M’écœure. Comme les mariages et les beaux sentiments. Comme les meringues mauves et vichy rose. Comme les déclarations dégoulinantes et les extravertis trop tendres. Je suis arrêtée par mon esprit de propreté et de correction dans cette affaire. J’ai peur de mon mépris, des larmes de ceux qui doivent tenir le coup pour moi leur fille quoi qu’il en coûte. Je ne veux pas les consoler. Je ne veux pas encore absorber leur souffrance. Mais ce sont bel et bien les riches détenteurs de cette science généalogique. Le courage n’est pas toujours là où l’on croit. C’est peut-être davantage mes nausées que mes peurs que je dois affronter. Les nausées viennent et reviennent, avec la lune. Je peux donc aisément les laisser aller et venir. Rester tranquillement en transat. Penser, penser, penser encore et dire que je réfléchis dur. Faire taire ceux qui disent que je ne bouge pas. C’est le cerveau qui bouge les mecs, c’est un truc invisible. Mais c’est la course sous la caboche, faut pas croire ! Tout en n’avançant pas d’un iota. Ils ont raison. Cette passivité assise ou allongée. Jamais debout. Ou alors en vitesse. Et puis, avec regrets. Regretter de prendre sa place en humaine érigée. Plutôt creuser mon trou dans le fond du transat increvable. Il tient des décennies. Jusqu’à la mort s’il doit. On peut tout demander au transat sans bouger. Il ne bougera pas plus. Aucune patte ne poussera. Aucun cerveau non plus. On est sûr de son inefficience. Alors, voilà ! on ne craint rien. Plus idiot il sera, moins j’en aurai à craindre. Je penserai seule et seule. C’est mieux que le courage. Je ne trouverai rien de plus. Je suis handicapée. Et la guerre est finie. Et je fais mon yoga sur le champ de bataille sanguinolent. Sans plus penser à ça. Je suis handicapée, c’est acquis, c’est ainsi. Amen. Et cours la vie. En transat loin du bord.
Aujourd’hui, je suis face à un immense mur. Le mur de Chine tout autour de mon cœur et du leur, ceux qui m’ont engendré. Sans percée, sans pierre branlante, sans aucune imperfection salvatrice. Alors, oui, ceux que j’ai haïs de me dire d’avoir plus de courage, aujourd’hui je les entends. Résonnent leurs paroles accusatrices. Elles ne l’étaient sans doute pas. Elles disaient « Sacrée bonne femme, mets-toi debout et ouvre ta gueule ! » Si je ne veux pas reculer et traverser le transat cul par terre, j’entends que je n’ai plus le choix. A moins de ne jamais grandir.

Alors j’écris cela, en attendant le courage, j’écris que je me demande et que peut-être en l’écrivant, le cœur sera à ma portée. En l’écrivant, je cesserai de me détourner du vrai cœur. J’espère. Certains parlent de la magie des mots. Je parle de la magie de l’encre. Les mots parlent parce qu’ils caressent, parce qu’ils existent plus que dans l’air. Les mots seulement vibrés ne m’animent pas. Je dois les coucher et les voir se courber et se rythmer sous ma main. Les mots s’impriment et se laissent boire par le papier. Ils s’accouplent, ils partousent. Ils n’ont peur de rien. Ils sont fous. Il y a des lois mais qui oblige ? Les mots sont libertins toujours prêts à partie fine. J’exploite à l’envi leur insatiable libido.