jeudi 27 septembre 2018

Michèle Fitoussi, Janet – Editions JC Lattès

Janet, fière femme de lettres et de liberté

Un roman sans fioritures, sobre, honnête, aussi fluide qu'une libre vie remplie d'amours, de voyages et d'écriture. Partez à la découverte de Janet Flanner illustre méconnue, grande journaliste d'Europe en Amérique. Grande amoureuse de ses femmes, de son journal, et surtout, son Paris, la ville de tous les possibles. Vous ne pourrez que l'aimer, vous aussi.

        Janet... Si l'on avait pu la connaître... Elle est attachante, elle nous ressemble : un agrégat de contradictions qui mènent sa vie par d'étranges détours. Elle a des rêves et les poursuit, sans relâche. Elle est tendre, elle est généreuse, elle est loyale. Mais ne pas compter sur sa force de caractère et sa détermination serait une fatale erreur. Son ambition est intarissable et pourtant, ne se joue jamais au détriment des gens. Janet est fine, humble, séduisante, elle doute, elle veut toujours mieux faire pour elle et pour les autres. Elle est aussi mordante, implacable quant à sa liberté, quitte à faire souffrir ceux qu'elle aime et qui l'aiment, son propre désir est sacré. Mais au final, « on ne pouvait pas se fâcher contre Janet car elle était appréciée partout. » (p.121)
       Et puis, Janet n'est pas une femme comme les autres. C'est-à-dire ? Non, plutôt elle n'est pas la femme que l'on attend d'elle. Elle tente de se conformer aux exigences de la société puritaine américaine mais étouffée, elle s'en échappe avant de s'y perdre. Janet aime les femmes et veut écrire, elle va donc vivre ses amours et sa passion littéraire là où cela lui est permis : à Paris, loin de son pays « pour la première fois, Janet se sentait à sa place. » (p.116). C'est un univers de femmes que l'on traverse avec elle. Tout un monde de femmes de lettres et artistes aussi variées qu'il est possible d'imaginer. Certains hommes apparaissent bien sûr, Hemingway notamment. Mais cette famille que Janet s'est construite est une famille de femmes, solidaires. Elles s'aiment, se désirent parfois, s'entremêlent dans une tendresse idyllique. Elles se nourrissent intellectuellement, dans des discussions sans fin, se galvanisent. Et grâce à toutes ces rencontres et ces échanges, « L'entrecroisement des univers lui paraissait le summum de la civilisation. » (p.214) Un petit paradis s'écrit là.
          Janet est un livre sur la liberté, celle d'être une femme comme on a envie de l'être. Celle que l'on choisit d'être parce qu'elle dit ce que l'on est de l'intérieur. Souvent il y est question de « féminisme » mais il ne ressemble en rien à ce que nous connaissons. C'est un féminisme qui s'acte et se vit. Il n'est pas dans les mots, les harangues, les manifestations. C'est un féminisme vécu, sans tambours ni trompettes. Un féminisme qui refuse toute aliénation et qui n'entrave en aucun cas l'amour porté aux autres. De fait, la liberté sexuelle et toutes les autres, Janet en jouit et les chérit.

          Il est impossible de parler de Janet sans évoquer la magnifique fresque historique qui tient le récit. La France des Années Folles, qu'on connaît trop peu est là mise à l'honneur. Et l'on ne peut que valider, au regard de l'histoire de cette femme, l'appellation de ces dix années d'entre-deux guerres. C'est une vie de bohème, une vie de plaisirs, de fêtes, la vie de tous les possibles. En ressort un tableau de la France ou plus précisément de Paris que sans doute nous n'avons pas en tête. Paris est effervescente, elle attire les intellectuels et artistes du monde entier, elle bouillonne de création et d'innovations. Et Paris est aussi la ville de la liberté des mœurs, où l'on peut s'affirmer homosexuel sans être un paria. Ce monde brille de mille feux, l'on dirait une explosion perpétuelle, l'on ne s'en lasse pas. Mais ce monde a une fin. La montée des régimes autoritaires en Europe asphyxie peu à peu le Paris flamboyant. La narration de la prise de conscience, au rythme de l'intériorité du personnage est extrêmement intéressante. En effet, l'on prend conscience de la difficulté de l'époque à prendre conscience du danger, peut-être dans l'idée d'une sorte d'improbabilité. Aussi avec le souvenir tenace de la Première Guerre Mondiale. Nous qui, avec le recul jugeons aisément de la menace que représente le nazisme entre autres, nous avons ici un point de vue sans doute beaucoup plus humain sur la façon dont ont pu être vécues ces années. Le doute, l'incertitude, l'incompréhension. Et la sidération. L'humanité qui fait presque de ce récit de la guerre un témoignage nous remet à notre place de justiciers tardifs.
        Un hommage plein de cœur à Janet Flanner, figure oubliée de l'Histoire. C'est pourtant elle inventa le journalisme littéraire.


Michèle Fitoussi, Janet – Editions JC Lattès - 9782709656931


mercredi 26 septembre 2018

Dan Chaon, traduit de l'américain par Hélène Fournier, Une douce lueur de malveillance – Editions Albin Michel

Une étrange et douce lueur de malveillance 

La mort qui frappe un peu partout dans un roman aux allures policières trompeuses. Dan Chaon joue avec ses personnages, les formes, les genres, les codes les plus ancrés de l'écriture et bien sûr avec le lecteur et ses convictions. Tout cela teinté sans aucun doute d'Une douce lueur de malveillance. Pique au vif et fait chauffer les neurones.

        D'emblée, l'on a le sentiment de plonger dans un roman policier. L'on saute d'un personnage à l'autre, Dustin, Kate, Jill, Aquil, Aaron Rabbit et Dennis. Un psychologue, sa famille. Traditionnel. Mais un patient dérangeant Aquil. Et la mort qui surgit et resurgit de partout, elle qui paraît si loin, devant comme derrière soi. L'on navigue d'époque en époque. Les histoires se déploient. Doucement.
        Disons-le, l'on n'est pas tout de suite très au clair avec qui est qui où et quand. Mais ce n'est que le début, précisément... Pourtant si l'on accepte dans cette ambiance-là de roman peut-être policier, on n'accorde pas pour autant une totale confiance à ce narrateur. Un soupçon demeure dès le début, une prudence. Le titre nous y enjoint, même si nous ne nous en rendons pas compte. La citation primordiale de La Fontaine également : « On rencontre sa destinée souvent/par les chemins qu'on prend pour l'éviter. » On sent que l'on va peut-être se faire balader et en lecteur digne et fier, l'on s'y refuse sans avoir combattu avec honneur.
         En effet, on ressent vite ce malaise où réel et irréel s'emmêlent sous la plume de Dan Chaon. Non tant dans la narration qui est relativement claire sur ce qui est ou n'est pas, enfin...jusqu'à un certain point. Il s'agit davantage de personnages eux-mêmes équilibristes de cette frontière ténue entre rêve, fantasme, délire et réalité (où ce que présomptueusement l'on nomme tel). Dustin, Aquil, Aaron, leurs perceptions souvent subtiles, leurs souvenirs, leurs paroles deviennent tous sujets à caution, de pire en pire. La vue se brouille plus fort et plus aucun verre correcteur ne peut rien pour nous. Le psychologue est pris dans ses propres filets. Le patient devient l'homme de raison ? La drogue dévisse tous les boulons mais tous vraiment ? L'imagination, la suggestibilité nous donnent à voir l'incertitude de « cette existence de somnambule » (p.464). Seule la mort paraît une certitude. Et encore, paradoxalement, il faut la vivre.
        Sans aucun doute on ne sait pas qui est qui, qui fait quoi et pourquoi. Le sens dans toutes ses significations est interrogé. Dustin, Aquil, Aaron sont dans la méconnaissance de leur propre vie et de leurs tenants et aboutissants. Ils n'en tirent même pas les ficelles : « Et si nous n'étions pas les gardiens de notre propre existence ? » se demande Dustin, puisque l'  « on se souvient juste des pièces qui s'emboîtent logiquement » (p.135).
La narration n'en est pas pour autant théorique. Bien au contraire. Les personnages aussi perdus et troublants qu'ils soient nous entraînent dans leurs méandres intérieurs et leurs vagabondages aventureux. Et puis, nous, lecteurs engagés, ils nous donnent envie de comprendre cet imbroglio de variantes incompatibles de l'histoire.

         Le style d'Une douce lueur de malveillance défie les règles et casse les codes. La page est un espace de liberté et les lignes et les configurations admises volent en éclats. La typographie est notamment novatrice : respectueuse du rythme de la parole et de la pensée et non des règles intellectuelles et non vivantes. L'auteur utilise également une écriture en colonne, qui fait penser à une simultanéité des pensées que nous avons et aux liens qui se tissent sans cesse, voilà une hypothèse parmi d'autres. Bien sûr l'on peut demeurer un lecteur non pensant et disons-le confortable, c'est le droit de tout un chacun. Alors si tel est votre cas, vous passerez en diagonale sur ces passages qui vous paraissent étranges et vous échappera la subtilité du style de l'auteur. Tant pis pour vous ! Et tant mieux pour les autres. L'ampleur de ce roman réside aussi dans cette pensée de l'écriture par le lecteur. Et cela ne peut que vous donner envie d'inventer votre plume et de tenter.


Dan Chaon, traduit de l'américain par Hélène Fournier, Une douce lueur de malveillance – Editions Albin Michel – 9782226398963 – 24,50



dimanche 23 septembre 2018

Ton clan

Longtemps tu t’es couchée de bonne heure.
De bonheur ?
Marcel est un petit
Farceur
Sous ses airs policés,
Coincés du cul merde disons-le !
Tu éclates de ce rire
D’absurdine
Parce que tu te couchais oui
Sans dormir,
Priant pour oublier
Cette putain de journée.
Tu n’avais pas le choix,
Tu te taisais
Et tu avais bien tort
Tout aussi bien que
Tu avais raison.
Que peut-on faire quand
La solitude
Cogne le coeur
À coups de poings
Entraînés,
Entraînant
Au ring des bas-fond ?
Tu entends toute la chance que tu as
Eue.
Les oreilles rebattues,
Tu fais taire les
Importuns imbéciles.
Tu continues surtout,
Toi,
De te
Taire.
Tu en as appris
Le trésor.
Cette histoire-là aussi
En rond en rond,
Stop.
Tu as pris ton parti
D’une solitude qui est aussi
Ta liberté.
Dans ta tête,
Tu hurles les pires obscénités,
Tu rêves les plus folles jouissances,
Et tu te nourris
À toi seule.
Fière,
Goguenarde.
Les autres t’ont perdue.
Ils tendent les bras.
Ils disent,
Nous sommes les tiens.
Et mon rire
Alors
Tonitrue
À faire trembler la terre.

Tu t étais préparée
Avec douleur,
La belle liberté
Et la tête pleine,
Ça nourrit pas son homme
Et encore moins sa femme,
À foncer sans appel.
Sans plus jamais ne devoir demander
Pour ne plus ô jamais entendre
Le boum de la chute
Baleinique
NON
En plein béton
Et le corps arc-en-ciel
d'hématomes chatoyants.
Pas de parade à cela.
Toujours du sans filet.
Et plus de faux espoirs
Ridicules contes d'enfant.
Tu les raillais toi-même.

Mais ta naïveté était là même
Où tu pensais ta supéritorité.
Les tiens n’étaient qu’
Autres.
Tu en avais donc fini et conclu
Là point barre
Et final.
Sauf que,
Tu n’avais pas prévu
Ceux qui
Deviendraient
Ton clan.
Tu jurais tes grands dieux que
Jamais toi ô grand jamais tu ne serais
D’un clan !
Tu haïssais ces amas
D’êtres
Brutalement transformés
En insipides
Atrophiés
Pièces d'un puzzle.
Sauf que,
Tu n’as pas
Prédit ceux
Qui n’amputent personne.
Tu n’avais pas compris
Ceux
Qui déchiffrent
La partition secrète.
Tu n’avais pas saisi
Ceux
Qui plongent
Dans les yeux dans les mots,
Ceux
Qui te devineraient,
Qui plongeraient d'un plouf,
Dans tes alambiqués méandres,
Qui t’aimeraient
Pour ce
Qui fait de toi
Une seule.
Tu ne savais pas que
D’autres mais mêmes,
Faux autres et pas vrais mêmes,
Liraient dans ton silence,
Écouteraient tes larmes
Et derrière ton sourire,
Ensemble
vibreraient ta colère.
Ils aussi
Décrypteraient ton corps
Et son déguisement
Joyeux et tralala.
Tu ignorais aveugle
Ceux qui
Débusqueraient les mots
A leur exacte place.
Tu ne te doutais pas
Que tous ces autres-là
Ouverts aux quatre vents
Finiraient imprévus
par modeler ton clan.

C'est là où tu
Peux n’être que toi.
Là où chacun sans
Ni se connaitre,
Ni se savoir
Te dit :
Sois-toi et plus jamais ne te trahis.
Tu flamboieras.
Tu brilleras.

Ton clan t’aura appris
Le respect et pourquoi.



vendredi 21 septembre 2018

L'ultime boucherie

Tout cet amas
D’éclats
Disparates
Inaccordés.
Les brisures
Mal rustinées
Encore creuses
Ridiculement
Masquées,
Pour les seuls yeux qui
Ne regardent rien.
Les milliards d’yeux
Qui ne regardent
Pas.
S'y refusent
Leur bouclier armé
Tant pis.
Tant mieux.
Ils ne verront pas
Non plus,
Les pitoyables aveugles,
Les fêlures
S’affaisser
En béances,
Déliées,
Profonds canyons de
Vide à être.
Et les débris flotteront,
Chacun liberté recouvrée,
Tout heureux
De leur autarcie
Inepte.

Je suis
Désormais
De miettes
Et
Lambeaux.
Petits bouts là,
Tranches ici,
Du steak en stock,
Avis à tout boucher
Ou bien tout charcutier
En panne de matière
Très
Première.

Mais,
Quelque chose
Demeure
Entier,,
Impalpable,
Quelque part.
Et il ne sert
De rien.

Voilà,
J’ai explosé en pleine terre.
Éparpillée aux quatre coins
et en trois dimensions.
J’ai éclaté d’inexistence,
D’insuffisance,
D'incompétence.
Et j’ai cessé
un jour
de recoudre
Les craquelures
Fêlures
Brisures.
J’ai cessé de remplir
Et sourire.
Alors sans vraie surprise,
J’ai détoné
Kamikaze sans combat.

Depuis longtemps,
La fission menaçait.
Non non,
A toujours menacé.

Mais pourquoi ?
Pourquoi
reste-t-il
Cette puce
Minuscule
Qui dit
"Entière-vivante" ?
Je lui trancherais
La gorge si si !
Je l’écraserais de rage,
Cette folle qui
Assiste au chaos
Et dit
Encore Encore.
Espèce de délirante
tortionnaire
à camisole !

Invisibles,
Les aveugles frôlent
Mes chairs flottantes,
Eux
Compacts,
Réels.

Je laisse s’éloigner
Les débris
Épuisés.
La guerre est
Enfin
Terminée.

jeudi 20 septembre 2018

Yiyun Li, traduit de l'américain par Clément Baude, Cher ami, de ma vie je vous écris dans votre vie – Editions Belfond

Plongée en profonde intériorité

Yiyun Li nous enfonce avec une tranquille et pourtant formidable honnêteté dans la complexité de son intériorité. Nous découvrons ses rouages, absolument uniques, ceux qui disent ce qu'elle est derrière tout ce qui cache. Ses béances aussi. Et par milliards, ses questions. Qui suis-je ? Pourquoi écrire ? Pourquoi vivre ? Pourquoi mourir ? Un livre profond qui nous grandit.

         Cher ami, de ma vie je vous écris dans votre vie, roman. Bien, on reste un peu pantois devant ce drôle de titre, visiblement d'une longueur assumée. Cette liberté hors-normes nous ferait attendre une forme littéraire si ce n'est inconnue du moins un peu hors-normes. Mais non, pas de surprise de ce côté-là : Roman, notre forme habituelle d'écriture aujourd'hui. En réalité, il me semble que l'extraordinaire du titre est un avant-goût tout à fait fidèle du texte qu'il annonce. Et le roman perd peu à peu de sa légitimité parce que ce texte de Yiyun Li est bien plutôt indéfinissable. Il est si personnel, tellement empreint de sa pâte la plus intime que l'inscrire dans un quelconque cadre semble bien malaisé.
          Cette entrée en matière importe car met en exergue cet engagement de l'auteure dans son texte. Un engagement non politique, elle s'y est toujours refusée, elle qui précisément entend tenter d'échapper à toutes les attentes convenues qui lui sont soumises. Et cela me permet aussi de justifier la difficulté qu'il y a à parler de cet ouvrage. Il est, comme décrit ci-dessus, si personnel qu'il suit la logique propre de Yiyun Li et que cette pensée singulière. Yiyun Li ne ménage pas son lecteur, elle suit sa ligne de conduite : ne pas écrire ce qu'on pourrait espérer d'elle. Il faut l'avouer, elle met en difficulté, elle agace car ses raisonnements sont parfois très complexes et peu accessibles. Elle ne donne pas toutes les clefs au lecteur pour la déchiffrer. Elle lui intime en silence de faire les liens et d'y trouver le sens, un sens.
La finesse des réflexions de l'auteure, leur subtilité, qui tient parfois à un terme plutôt qu'un autre est extrême. Les nuances des pensées, réflexions et questionnements sont parfois vertigineuses. Des éléments autobiographiques viennent ponctuer, illustrer, souvent à l'origine de nombreuses pages. Parfois, il faut bien l'avouer, les moments de vie toujours authentiques et d'une honnêteté absolue (si cela est possible), nous paraissent un peu désordonnés, sans liens avec l'avant et l'après. Mais l'on ne peut pas tout comprendre. D'aucuns le pourront peut-être. D'autres non. En tout cas, il va sans dire que la philosophie a toute sa place dans ce livre. Qu'elle cache son nom ou pas, elle est là. Car Yiyun Li pense la vie, le soi et l'autre.
             En effet, diverses grandes questions existentielles sont abordées. Mais ce sont ses propres questions existentielles. Elle ne vise aucune universalité par son texte. Elle parle d'elle et l'humilité veille sans pitié. Il s'agit de lire et écrire qui sauvent, qui protègent, qui bâtissent le pont d'une vie à une autre, chacun : « Écrire de la fiction est ma manière de protéger [mon intimité] » (p.206) et « «écrire est une nouvelle manière de voir le monde » (p.181). Il s'agit de s'attacher aux gens, aux choses, à la vie et de ce lien qui emprisonne. Il s'agit de rêver l'invisibilité, non l'effacement mais l'invisibilité, la magie de l'observateur insaisissable. Il s'agit des mots qui trahissent toujours le mélodrame intérieur, aussi honnêtes et subtils soient-ils. C'est la relation à soi (« Il faut avoir un ego solide pour être égoïste » (p.25)), aux autres, à ses personnages aussi, la relation aux mots, à la langue (« Tout mot est le mauvais mot quand il est trop proche de l'indicible » (p.141)), à ses œuvres, à celles des autres, le rapport entre lecteur et auteur. Il s'agit de sa relation au monde, du fatalisme, de la vie et de la mort, du pourquoi de tout cela.
Yiyun Li est particulièrement émouvante quand elle évoque le vivre et le mourir, le suicide et le non-jugement qu'elle maintient face à ce choix : « Le souhait de mourir peut être aussi aveugle et instinctif que la volonté de vivre, et pourtant cette dernière n'est jamais mise en doute. » (p.57) L'auteure décale complètement nos représentations de leur entre habituelle. Elle tourne autour d'un autre soleil et l'on sait qu'elle parle d'expérience. L'on ne peut que l'en écouter davantage.
          Il y a également ce désir fou d'être l'autre. Ce désir naît pour elle vis-à-vis d'écrivains qu'elle admire. Pas de fan-attitude basique. Elle raconte ce désir de devenir l'autre tant il est aimé. Car tous ces auteurs qui ponctuent Cher ami, de ma vie je vous écris dans votre vie , sont aimés. Ils vivent qu'ils soient vivants ou morts, l'écrivaine en fait des acteurs de son monde intérieur, de son intimité si précieuse. Et ils semblent la suivre même dans les plus sombres périodes de sa vie : ses alter-ego ? Ou simplement ses tuteurs, au sens propre. Ceux qui font tenir debout.


Yiyun Li, traduit de l'américain par Clément Baude, Cher ami, de ma vie je vous écris dans votre vie – Editions Belfond – 9782714478368 -






lundi 17 septembre 2018

Julia Glass,traduit de l'américain par Josette Chicheportiche, Une maison parmi les arbres – Editions Gallmeister

L'artiste-roi Morty Lear est mort, dans sa Maison parmi les arbres

Un long roman intérieur qui va et vient entre les différents personnages et leur passé. Tout cela car le grand Morty Lear est mort. Autour de lui continue de briller tout un monde de succès mais aussi de questions restées sans réponses. L'occasion de penser et repenser du début à la fin.

         Il est rare qu'un écrivain de livres pour enfants soit à l'honneur dans un roman. Pourtant, c'est bien le cas ici. D'emblée ce héros-là introduit ses livres dans le livre, aussi différents qu'ils soient. Ce héros-là, Morty, est bien de ces artistes qui, même morts, sont de trop grandes vedettes pour l'espace dont ils disposent. Ses livres habitent le livre et lui aussi habitent la vie des autres.
         Morty vient de mourir mais tout un monde s'agite encore autour de lui. Tommy, celle qui l'a accompagnée durant des dizaines d'années, allant jusqu'à vivre avec lui, dans cette Maison parmi les arbres dans le Connecticut, s'est logée plus que quiconque dans l'ombre de l'écrivain. Elle n'est pas sa femme, ni sa compagne. Elle n'est pas le genre de Morty. Elle est devenue son ombre, professionnelle mais aussi personnelle. Une forme de vie que l'on ne comprend pas réellement comme on le voudrait peut-être. Une vie par procuration, sacrificielle. « Il t'a volée »(p.384), lui dit son frère mais Tommy affirme l'avoir choisie, cette vie. Vraiment ?
         Au fur et à mesure, surgissent Nick, Merry, Dani, touchants, attachants. Tous finalement si fragiles malgré les apparences parfois. Souvent. Et mène à cette question, enfantine oui mais juste : « Comment un être aussi beau pouvait-il souffrir d'un tel manque ? » (p.195) Chacun a une vie qui ne ressemble pas à celle des autres, certains ont réussi comme on dit, d'autres non. Nick est un acteur devenu star récemment. Merry a un poste important dans un musée de New York. Dani le petit frère de Tommy court de petit boulot en petit boulot etc. Ils sont tous derrière leur vernis insécures, se ressemblent, se rencontrent, se confondent parfois. Leurs histoires familiales résonnent les uns avec les autres, Morty mort y compris. Les mères meurent trop tôt, les pères sont absents, les vieilles filles n'ont pas d'enfants... Chacun est lié à l'autre d'une manière ou d'une autre. Leurs voix et leurs pensées se font écho tout au long du roman. Car en effet, l'on suit Tommy, Nick et Merry dans leurs élucubrations intérieures et leurs passé et leur présent rebondissent les uns sur les autres.
          Ce qu'ils font importent peu dans le roman. C'est ce qu'ils sont et ce qu'ils auraient pu, auraient dû, auraient voulu, ce qu'ils rêvent, ce dont ils se souviennent qui font vibrer les pages. Sans en prendre l'apparence, le livre aussi se cache et il est beaucoup plus intérieur qu'il n'en a l'air de prime abord.

         Tout au long de cette histoire, il est question encore et encore de la célébrité. Il y a l'apparence et la fragilité qu'elle masque. Mais il y a le comble de l'apparence : un autre moi et c'est celui des stars comme Nick ou Morty. Un autre moi qu'on enfile comme un gant. Mais l'on voit bien ici que chacun a sa manière d'être célèbre d'être un artiste, selon son art bien sûr mais aussi selon ce qu'il est tout au fond et que personne en voit ou presque. Tommy sait, elle. Mais elle est la seule en ce qui concerne Morty. La seule au monde. Et c'est la solitude qui prend le relais.
         Une chose est sûre : la transparence est impossible. L'artiste est ici un illusionniste, un joueur qui ne peut pas chercher la vérité. Le sens oui mais la vérité, il ne peut que la mettre en scène. L'art et l'illusion sont indéniablement liés.
Dans cet art de l'illusion, règne la séduction. La star, l'artiste célèbre, sont des séducteurs qui aimantent leur entourage. Pas toujours conscients de ce pouvoir d'attraction. Mais le charme ensorcelant de l'artiste ne faillit pas.
        Et une fois séduit, l'on devient une proie. Même si les intentions sont bonnes, la séduction est un filet dont on ne se sort pas aisément. Tommy est sans doute cette éternelle proie des artistes. Sans violence. Mais d'une puissance enivrante.
         Dans Une maison parmi les arbres, Julia Glass sait aussi charmer son lecteur, tout en douceur, avec une narration rythmée, avec des pointes d'un humour aux allures britanniques et des personnages qu'on aurait bien envie de rencontrer, nous aussi.


Julia Glass,traduit de l'américain par Josette Chicheportiche, Une maison parmi les arbres – Editions Gallmeister – 9782351781821 – 24,90



dimanche 16 septembre 2018

Abnousse Shalmani, Les exilés meurent aussi d'amour – Editions Grasset

L'exil en toute cruauté

Un roman puissant qui souvent laisse sans voix. L'exil bien sûr. L'amour oui. Les exilés meurent aussi d'amour. La lutte d'une enfant contre la haine familiale. Et la violence d'une pureté cruelle. La famille tueuse comme peu osent la dire. Et la liberté, envers et contre tout. Une bombe magistrale.

         On aurait envie d'un « No comment ». Ou peut-être de disserter pendant des pages. Un de ces textes difficiles à réduire aux contraintes de la chronique. Essayons donc de rester le plus fidèle possible malgré les déchirantes omissions nécessaires.
         Une famille iranienne réfugiée politique. La petite fille puis adolescente raconte : l'exil et l'incertitude sous les pieds, toujours flottante entre Paris et Téhéran. Mais l'exil est un contexte, un foudroyant déclencheur certes mais Abnousse Shalmani n'en use pas comme de ce talisman magique qui fascine les enracinés. Elle s'y refuse précisément et n'hésite pas à faire entendre au lecteur que cette fascination n'a rien à voir avec la réalité. L'exotisme du drame de l'exil politique, l'admiration du survivant. C'est la vie quotidienne de la famille Hedayat « cocon moisi » (p.142) qui constitue l'immense drame, et « les folies dont accouche l'exil » (p.210).
        L'auteure est impitoyable. Elle brosse le tableau d'une fratrie d'abord puis de toute une famille où règne la haine et le sadisme, une famille qui ignore l'amour ou le tue dans l’œuf. Cette famille est infernale. La violence de l'emprise des uns sur les autres est terriblement juste. Chacun tient son rôle dans la famille Hedayat et personne ne doit en sortir. La sentence sera sans appel si... Et précisément, la narratrice tente de toutes ses forces d'écrire et raconter pour s'échapper de la nasse putride où elle est née.
       Les personnages sont hauts en couleurs. Entendons-nous : ils ne sont pas drôles ni gentiment farfelus. Ils sont inédits. Ils sont cruels et sont prêts à ce que mort s'ensuive. La guerre qu'ils ont fuie est à la maison et l'exil est double pour Shirin, la narratrice. Elle a perdu son pays. Elle est perdue tout court. Seule dès l'enfance, en morceaux. « L'exil tue la filiation, il renverse le rapport de force. » (p.192), elle a perdu ses parents dans le refuge de Paris et de cette famille venimeuse. Enfant-soldat qui vit sous le canapé. La solitude est poignante. Quelques adultes providentiels apparaissent qui empêchent le naufrage : vous savez ceux-là même qui, à proprement parler, vous sauvent la vie et aident à « relier [les morceaux] pour devenir quelqu'un » (p.99)
             La culture iranienne n'est pas épargnée par le mordant du regard de Shirin. Elle évoque la place de la femme où « le corps de la femme n'existe pas » (p.221), la violence admise, le culte du malheur que l'on tient en respect, la politesse démesurée : « Aucun peuple au monde n'a poussé aussi loin dans l'absurde l'art de la politesse. » (p.285) etc. La colère est latente, permanente et la révolte gronde dans ce roman douloureux.
            Exilés politiques : il y est donc question de politique ou plus subtilement du rapport des personnages à la réalité. La politique est un prétexte pour entrer en relation avec le monde. L'idéalisme est ici battu en brèche dans un formidable plaidoyer pour la philosophie de l'entre-deux, de l'androgynie, du relatif. L'idéalisme exacerbé par l'exil de Mithra, Tala, Zizi, Amir et tous les autres mènent à la cruauté, l'humiliation, la folie : en naîtra sans que personne n'en entende rien, et pourtant Dieu sait que le silence est assourdissant, un sociopathe. Le fruit de toute cette violence tue : la figure vengeresse attendue.
           Le seul vrai havre est l'amour. L'Amour pour mieux dire, qui est l'antinome de l'Idéal, selon Shirin. Elle l'apprend hors les murs et elle y découvre son corps et son âme, son entièreté. Elle y puise de quoi bâtir une nouvelle lignée, libre. Pas d'amour fleur bleue. Ce luxe n'a aucune place ici. L'amour qui attache un quelqu'un à un quelque part.


Abnousse Shalmani, Les exilés meurent aussi d'amour – Editions Grasset – 9782246862338



samedi 15 septembre 2018

Amélie Cordonnier, Trancher – Editions Flammarion

Trancher et torturer à chaud, servir crû et sans merci

Amélie Cordonnier nous plonge dans la violence intime d'un couple. Non non, pas la violence de tous les jours, un peu banale : une violence d'une intensité irrespirable. Un roman infernale et subjuguant. Explosion en plein vol assurée.

         Trancher est aussi impitoyable que son titre à la serpe l'annonce. Une femme est mariée à Aurélien, ils ont deux enfants, Romane et Vadim. La famille aux apparences idéales. Mais le couple tangue, et c'est peu de le dire : il manque de chavirer chaque jour qui passe ou presque. Pourquoi ? Parce qu'Aurélien hurle régulièrement des insanités à son épouse, cette « connasse » (p. 15), cette « une grosse vache dégueulasse » (p. 109) qui ferait mieux de ferme[r] [s]a gueule une bonne fois pour toutes » (p.15) Ah certainement oui, Trancher détonne. Une bombe à multiples explosions. Amélie Cordonnier n'aura de cesse de faire cogner les mots dans notre petite tête de lecteur. Âmes sensibles, terrain miné !
          La violence s'écrit rarement aussi crûment. Le cinéma oui s'est attelé à mettre en scène une violence aussi limpide. Le roman s'y est peu distingué. Une fois n'est pas coutume. Et la violence écrite ici en toutes lettres en est d'autant plus pénétrante. Sans doute le support uniquement parlant, sans son, sans image, du livre éclaire encore mieux cette tuerie verbale. Nous sommes dans les mots, nous lecteurs et ces mêmes mots qui nous conduisent dans l'histoire sont ceux de la violence. La claque brûle aussi la joue du lecteur. Et finalement, le narrateur ? la narratrice ? mystère gardé sur l'identité de cette personne-là qui connaît pourtant si bien l'héroïne, nous fait sentir la déchirure bien plus puissante des mots qui lacèrent de l'intérieur, « des rasoirs sous [l]a peau et qui entaillent [l]a chair » (p.102) laissent leurs traces pour tuer à petits feux. L'émotion est intense, cela va de soi. Elle en est parfois asphyxiante. Amélie Cordonnier a donc accompli son œuvre et l'on ne peut que saluer son écriture poignante de la rage et de la douleur.
      Avec une grande délicatesse, Trancher nous donne à voir la complexité de la mécanique qui s'instaure entre Aurélien et sa femme. Nous sommes au cœur de la guerre et chacun des personnages, les enfants compris, est un soldat taraudé par ses démons et poursuivis par sa malédiction. Ils se contorsionnent pour résoudre la situation, pris dans des paradoxes insupportables. Sauf peut-être Romane qui apporte une touche de fraîcheur dans une famille à terre.
          Il aurait été facile de faire un portrait manichéen de ce couple, de noircir Aurélien sans nuances et de blanchir la femme quoi qu'il arrive. Cela n'apparaît ni dans un sens ni dans l'autre bien sûr. Il n'y a pas de jugement de valeur ici, malgré un thème à enjeux sociaux. La narratrice, disons que c'est une femme, raconte. Elle témoigne pour son amie, sa sœur de cœur qui disparaît peu à peu. Et se mêlent cruauté et tendresse, amour et haine. Comme un plomb qui saute, Aurélien se mue en enragé. Sa douleur n'est pas tue. Même si tout cela reste sans explication. Une énigme incompréhensible. Sa femme est pétrifiée, l'on craint avec elle, l'on voudrait sauter à la gorge de cet homme, mais elle, elle ne le peut pas. Alors « PARTIR ou RESTER : […] C'est entre ces deux mots qu'il faut choisir, trancher. » (p.70) Plus facile à dire qu'à faire. Toute la douleur s'y loge. S' autoriser, avoir le droit, abandonner... Au lecteur d'en tirer les conclusions qui s'imposent à lui ou le doute et la réflexion.

        La plus grande réussite de ce roman est selon nous le choix de la deuxième personne du singulier pour mener cette narration. Le lecteur devient d'office un spectateur privilégié de cette histoire, de la violence notamment. On a le sentiment d'être si proche de l'héroïne parfois qu'on pourrait la toucher. Cela rend l'histoire et les personnages palpables. Ce que suscite et interpelle ce texte chez le lecteur, ces émotions et autres, anime l'écriture d'une réalité troublante. Un peu fascinante. Quelqu'un parle à quelqu'un d'autre ; je les entends ; je les vois ; je suis avec elles/eux.
      Tout au long de cette lecture, le son qui résonnera le plus sera « Tu ». On a l'habitude de « Je ». On n'entend plus le « Jeu » ou presque. Ici, l'oreille non accoutumée à ces « Tu » répétés n'entendra-t-elle pas « Tue » ? L'esprit n'en formera peut-être pas la pensée. N'empêche. Qui peut assurer que son corps pris dans cette violence inouïe des mots n'entendra pas « Tue » chaque fois qu'il lit « Tu » ? Qui peut en être certain ? Hypothèse interprétative, sans doute. Amélie Cordonnier de toute façon ne vous donnera aucune réponse toute faite. Alors pourquoi pas ?


Amélie Cordonnier, Trancher – Editions Flammarion - 9722081439535


vendredi 14 septembre 2018

Gwenaële Robert, Le dernier bain – Editions Robert Laffont

La Terreur, le tyran, la meurtrière et les autres

Un roman historique ? Surtout un roman intelligent et subtil que ce Dernier bain. Presque pictural. S'emparant du passé et de ses énigmes, racontées sans prétention à les expliquer. L'humain est un immense paradoxe et son Histoire un tableau qui en cachent d'autres.

C'est un Paris pétri de vengeances, d'angoisses et de morts que Le dernier bain renferme en ses pages. La couverture du livre nous avertit sans cachotterie du sujet de ce roman : la mort de Marat. Donc, pas de réel suspens à vivre ni de rebondissements surprenants à attendre. L'Histoire est la toile de fond de ce texte. Solide support à un roman aussi elliptique qu'élégant.
Gwenaële Robert s'attelle à dépeindre une époque relativement méconnue de la plupart d'entre nous. Une époque passée sous silence dans la plupart des programmes scolaires. La Terreur ? On en connaît les très grandes lignes, vaguement. Pas bien joli. En effet. Et ce roman nous plonge dans ces années qui portent ce nom effrayant. Étonnant d'ailleurs que ce nom de Terreur, intrigant ne suscite pas davantage de curiosité. Serait-ce qu'il ne faut pas penser la sacro-sainte Révolution Française autrement que comme une libération ? Quoi qu'il en soit, l'auteure sait faire revivre ce temps qui ressemble bien à une guerre de longue haleine. Une guerre jusqu'aux cœurs des foyers et de leur intimité.
Jane, Théodose, Marie Anne Charlotte, Marat, Marthe, David le peintre nous emmènent à travers leurs yeux dans les coulisses de leur Terreur, chacun la leur. Pourtant, toujours ils portent des paradoxes indémêlables. La douce Jane, timide étrangère, bout de rancœur. Le jeune Théodose apostat se morfond de culpabilité et sert finalement tout de même le nouveau pouvoir en place. Marie Anne Charlotte Corday est une jeune femme provinciale apparemment inoffensive, à la beauté naïve mais aussi meurtrière en puissance. Marat l'homme qui mène à l'échafaud des milliers de compatriotes mais malade bientôt mort, à l'écoute du malheur d'autrui. On n'y comprend pas grand-chose, on ne sait plus qui est qui et comment faire la part des choses.
Un nouveau style de femmes prend sa place dans la société qui est décrite dans Le dernier bain. Des femmes féministes, moins impuissantes, qui veulent elles aussi se libérer grâce au chambardement politique et social. Celles qui habitent ce roman n'en sont peut-être pas tout à fait conscientes. Mais elles y sont inscrites par l'époque et les hommes qui témoignent : la féminité devient dangereuse car capable.

C'est à travers le dédale des musées que la narratrice en arrive à raconter la mort de Marat et ses autours. L'art et la conservation des œuvres et objets historiques font renaître l'Histoire et naître l'histoire. Ils sont dépositaires d'une mémoire. Non la mémoire, puisque celle-ci est subjective : David le peintre et sa foi inébranlable dans le nouveau régime donne à voir un morceau d'Histoire mais tous les autres n'ont pas créé leur œuvre pour compléter le kaléidoscope des mémoires.
Ce roman avance par touches. Gwenaële Robert ouvre des fenêtres une à une, de plus en plus grand et puis la voisine. Mais elle ne révèle pas le secret en entier. C'est comme un calendrier de l'Avent dont on décachetterait quelques cases, quelques jours, et, sans terminer l'ouvrage, qu'on découvrait la dernière, la case de Noël, l’acmé sans avoir respecté tout le long chemin pour en arriver là.
L'on connaît le tableau initial : il est visible de tous. Marat est mort tué dans sa baignoire par Charlotte Corday. Mais l'auteure nous donne à voir le tableau caché derrière. Le dessous de l'image simple et nette.
Sans doute après cette lecture, le lecteur aura le désir d'aller ouvrir toutes les autres fenêtres. Mais voilà un autre travail qui lui appartient. Le roman aura en tout cas fait son œuvre.


Gwenaële Robert, Le dernier bain – Editions Robert Laffont – 9782221218716 -

jeudi 13 septembre 2018

Nina Bouraoui, Tous les hommes désirent naturellement savoir – Editions JC Lattès

L'archéologie de soi : les origines

Elle se cherche, elle se souvient, elle avance et devient, se trouve pas à pas, au fil des rencontres. Elle fouille son enfance et sa jeunesse, dans le pire comme le meilleur à la recherche du sens de son désir et de ses amours. Nina Bouraoui nous livre une écriture des abysses de l'être, cet univers profond qu'on méconnaît souvent et qui pourtant nous fait tenir debout et parfois bancals.

       Puisque Tous les hommes désirent naturellement savoir, Nina Bouraoui ne fait pas exception et se lance dans la quête des origines de sa différence. Ce livre raconte l'histoire de l'homosexualité, et par là, la quête de la continuité de l'être et du désir. Malgré toutes les ruptures et le déracinement. C'est l'écriture de la jeunesse qu'elle n'a pas perdue et qui contient l'adulte à venir : « Je viens d'elle et elle m'annonçait. » (p.13).
On peut penser à l'histoire de la Tour de Babel et à la différence des langues qui séparent définitivement les divers peuples humains. Au départ, la petite fille d'Algérie ne s'interroge pas ou peu sur l'ineffable, l'incommunicable. Elle échange avec sensualité et plaisir avec le monde qui l'entoure : sa mère, sa nounou, Ali et la nature si variée et riche. Même si elle n'est pas dupe : elle sait déjà qu'elle se distingue, elle sait déjà qu'elle est « le fils qui manque » (p.117). Et puis, la jeune femme devenue parisienne sent combien sa langue se démarque de celles de la majorité. Elles sont si peu à la parler : c'est celle du Monde des femmes. Alors elle lutte pour se cacher. Elle lutte pour se libérer. Elle désire, elle a honte. C'est la guerre intestine.
Le récit de cette douleur est poignant. La jeune femme se contorsionne pour tenter d'allier ce qu'elle aime et désire, les autres femmes, et la normalité qu'on attend d'elle et dont elle est persuadée. Elle se tait. Elle devient experte pour n'être ni vue ni connue. Mais elle brûle d'autant plus fort qu'elle s'efforce de s'éteindre elle-même.
        L'angoisse qui s'est emparée d'elle lui colle à la peau. L'origine de la peur ? La narratrice ne s'embarrasse pas de précautions langagières : « La famille est le terreau de la peur. » (p.191) Bien, nous sommes donc fixés sur ce point. Sans rancœur mais avec conviction, elle dépeint la famille, la sienne en l'occurrence mais elle n'est qu'un exemple parmi d'autres, qui s'évertue à oublier, mentir, cacher, enfouir. Sa capacité à taire, elle la puise dans sa généalogie. Alors elle écrit comme pour conjurer le sort. L'écriture pourrait sauver du secret et du trou noir qu'il laisse à sa place. Tous les hommes désirent naturellement savoir est comme l'effacement de l'ère du secret.

          Aussi douloureux que soit le texte par moments, la poésie n'en est jamais évincée. Le réel est objet de toutes les superstitions et imaginations possibles. Le rêve est là, parfois cauchemardesque, parfois délicieux. En tout cas, où qu'elle vive et quoi qu'elle raconte, la narratrice le fait avec une sensibilité des profondeurs. Même le plus brutal se transforme sous l'alchimie de sa plume et son esprit. Tout n'est pas tendre, loin de là. Mais tout se rêve et s'écrit autrement, semble-t-elle nous dire. Quand la vie est un supplice, la poésie s'immisce aussi, fantasmatique, haute en couleurs. « Mon Algérie est poétique. Hors réalité. »(p.38) écrit-elle. Elle est terre de désir, terre de nature, de liberté. Elle est le paradis perdu qu'elle se refuse à perdre. Mais son Paris n'en est pas moins poétique, même si plutôt de noir et blanc. Peut-être justement que ce paradis qui vit en elle, toujours, qui ne finit jamais teinte tous les autres mondes qu'elle écrit.

       Avec Tous les hommes désirent naturellement savoir, nous entrons dans une danse ininterrompue où les souvenirs se font écho, s'éclairent mutuellement, se répondent. Se reconstruit sous nos yeux une jeunesse qui s'était éparpillée, apparemment, mais qui en réalité est une solide origine du monde. Un texte d'une immense et désarmante finesse.


Nina Bouraoui, Tous les hommes désirent naturellement savoir – Editions JC Lattès – 9782709660686 -


mardi 11 septembre 2018

Joann Sfar, Modèle vivant – Editions Albin Michel

Creuser le monde avec des yeux d'artiste

L'artiste est le chasseur de réel. C'est son trésor à lui. C'est dans cette aventure du dessinateur et de l'écrivain que Joann Sfar nous entraîne. Il prend autant de voies détournées que le réel l'impose. Immense complexité qu'il poursuit en nous parlant de lui, à cœur ouvert, sans impudeur pourtant. Une grande justesse.

       Joann Sfar lève le voile et nous fait découvrir les coulisses du dessin. D'anecdotes en histoires rocambolesques, qui parfois peuvent nous sembler s'écarter du sujet (et alors ? Est-ce qu'on s'en fout pas un peu d'une cohérence limpide, didactique et froide ?), nous approchons d'une définition de plus en plus précise du dessin et de l'artiste crayon ou stylo bille salvateur en main. Hommage rendu aux modèles qui s'offrent aux regards des dessinateurs. Humilité et fragilité de l'artiste face à ce réel nu qui se livre. Hommage rendu aussi au corps, à sa complexité exigeante et à l'émotion qu'il suscite « parce que le corps raconte plein de secrets. » (p.137)
        L'auteur nous parle finalement sans cesse du rapport que le dessinateur et l'écrivain entretiennent avec le réel. Il nous emmène dans cette confrontation permanente avec le réel que doit en permanence rejoué l'artiste. Il est humble, alors il parle de ce qu'il connaît : le dessin et l'écriture en écho. Mais sa réflexion semble toucher l'art en général, et l'artiste quelle que soit sa discipline. La discipline précisément, Joann Sfar la tient et la loue : celle de ne jamais oublier d'observer, de soupeser, de transpercer le réel.  « Le professeur c'est le réel et l'école c'est le carnet, il n'y a rien d'autre. » (p.167) La confrontation doit se renouveler encore et encore, sans jamais s'essouffler. Que cette discipline soit dure, il n'en doute pas. Elle est pleine d'inquiétude. Qu'elle soit absolument nécessaire pour être un artiste honnête avec lui-même et le monde qui l'entoure, il n'en doute pas davantage. Le dessinateur, l'écrivain, tentent de capturer un corps, une vie, un univers et de le contenir dans leur œuvre. Joann Sfar offre une émouvante représentation du créateur qui ne crée pas mais recrée et témoigne, son regard et son esprit fondant tout au creux du réel ; pour « faire le portrait du monde vivant sans en faire partie. » (p.203)
         Le regard esthétique comme le décrit Sfar n'est en rien fait de grands et gros mots. Sfar n'en parle même pas en ces termes et l'expression « regard esthétique » n'est sans doute pas très fidèle à son écriture sobre et concrète. Toujours est-il que les yeux de l'artiste nous sont par moments prêtés et l'émotion est au rendez-vous. Sans tralala ni froufrou regardez-moi, le monde réel s'éveille à travers ces yeux-là : incroyablement vivant.

       Auto-dérision, ton mordant, provocateur parfois mais jamais cruel : Joann Sfar est aussi piquant que tendre dans Modèle vivant. Son expression est la plus libre possible. Il joue, il fait rire. Il semble très vrai. On aurait bien envie de le rencontrer car il nous donne à voir qui il est et ne se cache pas. Ces êtres-là ne sont-ils pas toujours un peu fascinants ? Il cherche l'adéquation la plus juste avec lui-même par le truchement des mots. Chose qu'il souligne peu aisée dans le contexte social actuel. C'est ici que Sfar s'insurge. Il ne beugle pas, il ne vocifère pas. Il souligne de son regard aigu et travaillé les dysfonctionnements de notre époque. La censure en premier lieu qui règne sur les écrits et la difficulté à écrire le réel. Devoir se cacher, flouter toutes les références à la vraie vie, jusqu'à l'absurde dans « le monde actuel où tout se tait. » (p.63) La suspicion permanente qui plane sur l'homme face à la femme. La place de la femme aussi et les combats menés en son nom mais qui cachent d'autres motivations. Une société qui oublie de se confronter au réel avec humilité.
        A cette lecture, on est d'abord un peu étourdi. La tête bouillonne. Et puis aussi, on a une irrépressible envie de se jeter sur le premier musée venu, et de regarder à nouveau. Vraiment. Même si l'on n'est pas artiste, qu'on ne sait pas dessiner, l'on voudrait recommencer la visite du début et regarder à nouveau de l'intérieur ce qui nous avait échappé. L'intérieur du réel résonnant avec l'intérieur du regard. Faisant fi des enveloppes ou mieux : en percevant ces enveloppes comme la première couche de la réalité-oignon. En suivent des milliards d'autres. Travail à jamais inachevé.


Joann Sfar, Modèle vivant – Editions Albin Michel – 9782226437587 - 18

lundi 10 septembre 2018

Le corps en cavale

Le corps échappe,
Escampette à l’improviste,
Il joue la partition
Qu’il veut,
Aucun compte
Rendu à
Quiconque.

Le corps galope à
Sa guise,
Course poursuite
Gagnée d’avance ;
Je n’entends rien,
Sourde à son
Circuit
Dément.

À bout
De nerfs,
De force,
Exaspérée,
Prête à le cribler
De mauvais
Coups,
J’optai pour le
Plus
Sage,
Un peu moins folle que lui,
Je l’assertai
Fièrement.
Sûre de mon
Fait,
De mon enfin
Bienfait.

Je m’employais
Donc
À verrouiller,
Clouer,
Momie obéissante
En sarcophage,
Le corps
Fuyard,
Fautif,
Cavaleur
Invétéré,
Violeur de
Toutes les lois
De son
Suzerain.

Je l’enfermai
Dans la plus haute
Tour
Du château,
Loin de tous les
Regards,
Occupant pourtant
Prétentieux
Tous les
Esprits,
Tellement caché
Qu’
Exhibé plus que tout.
Mon corps,
Princesse maudite
Cloîtrée
Pour le meilleur.

J’ai veillé sur la tour,
Bien sûr.
Et libre enfin
De diriger
La danse.
Corsetée certes.
Mais libre
Plus que jamais.

Mais le corps est un immense
Malade de liberté
Et je ne
Savais pas
Que jamais il
N’accepte
Le maître qui aboie
Et la laisse qui
l’enserre.
Le corps est
Sanguinaire
Révolutionnaire
Si
Nécessaire.

Par les meurtrières
De la tour
Fameuse,
Il s’est glissé.
S’est découpé
En
Dix mille
Morceaux,
Démis
Les articu-
Lations
Trop rondes
Pour les minces
Filets
Meurtriers.
Et la douleur ?
Le corps s’en
Moque.
Il se brisera jusqu’
A
Sortir de son trou.

Des bouts de corps,
Peu à peu,
Travail longue haleine,
Ont filé hors
L’enceinte.
Ils ont tissé
Autour de moi
Un tout
Bizarre,
Petites formes
Insensés
Suspendues
Dans les airs,
Un bras toujours
Se tenant à
Moi-même,
Infographie
Délégendée.

J’étais là,
Comme couronnée
De bouts de corps,
De la tête aux pieds,
Auréole agrippée
À tout mon
Etre
Penaud.

J’étais
Donc
Là,
Le fuyard collé
Aux basques,
Stratège
Impénétrable.

Je me rendis
Pour m’assurer
De l’évasion
Impossible
De la tour
Des furieux.
Vide,
Le vent sifflant,
Un rire à faire
Pleurer
Monsieur Muscle et
Madame Bonheur.

Je m’assis
Au-dessous
Des tourbillons
Escaliers.
Je fixai
Le plafond
Tout là-haut,
Très loin,
Très froid.

Je cessai
Cette torture
Et libérai
Le corps.
Il se ramassa aussitôt
Instantané
Comme un café
Et repris place
Entier
au rythme de mon souffle.

Pourtant,
Je me promis
de ne pas laisser le crime
Impuni.
Le combat
Corps à corps
N’en était qu’en
Genèse.




dimanche 9 septembre 2018

Oeil du dedans, oeil du dehors

Quand les yeux
Restent
Rivés
Vers
L’avenir.

Quand les yeux
Pris d’un
Soudain
Nystagmus
Cherchent
Débusquer
Le grand trésor,
Partout autour.

Quand les yeux
Pleins,
Noirs de
Désirs,
Affamés,
Avides même,
Dilatés
Du plaisir
À tenir.

Quand les yeux
Furètent et flairent
Jusqu’au plus
Fou
Recoin
De la terre,
Ferme,
Tangible,
Sûre.

Quand les yeux
S’aventurent
Par tous les vents
De toutes les armes,
Dans tous les rangs,
Pour enfin
Assouvir
L’en-vie.

Je ferme les yeux
Sauvages
Bientôt féroces
D’impuissance,
A croire
Une nouvelle fois
Que les coins et
Rebuts du monde
Combleront
Leur
Espoir.
Il suffit d’un
Et la machine
S’enraye.

Je ferme les yeux
Et je les laisse
Lutter
Pour sortir de
Leur cage.
Vite,
Ils s’épuisent et
Se souviennent
Le dernier
Tour du monde.
Ils sont en sueur,
Perlent
Gouttent de partout,
Les cages fermées
Ne peuvent
Tout endiguer.
Mais ces effluves
Ne sont que de
Sains et collatéraux
Dommages
.

Je ferme les yeux
J’attends
Qu’ils retrouvent
L’en-flamme.
Ravivés,
Comme
Toute post-épopée,
Je les chéris,
Mes joyaux,
Mes trésors,
Et je me déshabille
De pied en cap,
Nue comme un ver.
Mes yeux sont des
Voyeurs ?
Bien entendu !
Mais se
Détournent
Lorsque la vue
Se floute,
La ligne par trop
Interférée.
L’à-peu-près
Finit par les
Exaspérer.
Je dois rester
Nue et entière.
Honnête.
Accessible
Sans brouilleurs,
Dé-brouillée.

Alors,
Mes yeux me
Regardent
Et ensemble
Défrichons
Notre monde
Et l’espoir.

Ils ont repris leurs couleurs
Ineffables.
Ni pleins.
Ni vides.
Aussi insaisissables
Que la nudité
Vraie.



Juliette Arnaud, Comment t'écrire adieu – Editions Belfond

Comment s'écrire soi-même : l'écriture de l'intime insaisissable


Comment t'écrire adieu ? Comment écrire tout ce qui tourbillonne dans la tête, tout ce qui y chante et y flashe ? Comment écrire ce qui ne se laisse pas dompter ? Juliette Arnaud se lance dans cette recherche du récit de soi dans toute sa complexité.

Comme le fil d'une pensée qui lie, relie, délie, dévie, jaillit, foisonne, accélère et ralentit, en suspens puis repartie de plus belle. Nous sommes plongés au cœur d'une pensée qui se déroule presque comme si on la vivait de l'intérieur. On n'en comprend pas tout. C'est le principe même d'une véritable subjectivité. On ne peut pas tout saisir. C'est ainsi. Il faudrait relire et être très pointilleux pour tout entendre et comprendre dans sa résonance avec ce qui précède et ce qui suit.
Juliette Arnaud nous ouvre les portes d'une sensibilité proprement singulière et qui s'affirme dans ses paradoxes. Pas de bienséance de rigueur. Il s'agit bien davantage d'être fidèle à ce qui anime l'intérieur de l'être. Elle écrit sans filtre, parfois abrupte, sans prévenir,

Elle tord la forme du roman et la plie à la forme de sa pensée : entre parenthèses multipliées et références musicales continuelles, elle s'affranchit de nombres de contraintes de l'écrit et de son support silencieux de prime abord. La poésie n'est pas silencieuse me direz-vous. Oui mais elle chante la mélodie du langage. Ici, la musique est partout, et l'on doit ouvrir ses oreilles en même temps que ses yeux et son esprit lecteur qui n'a généralement pas nécessité d'oreille, ni absolue ni autre. Ici, l'ouïe est convoquée en permanence et l'exercice est ardu mais les chansons font aussi cette histoire. Pas seulement les mots. Une forme d'intertextualité, pas inédite, mais rarement aussi présente.
En parlant des mots, tous ont leur place dans Comment t'écrire adieu, du plus soutenu au plus familier voire grossier. La vraie vie intérieure ne fait pas le tri entre toutes ces facettes de nous qui s'entremêlent et peut gueuler férocement que « la mémoire est une salope. » (p.135). En écrivant nous clivons d'habitude bien gentiment les bons et les mauvais mots, par souci de cohérence et par souci du lecteur.
La narratrice n'a absolument pas l'intention de prendre soin du lecteur. Elle est exigeante. Si vous attendez que l'on vous berce. N'ouvrez pas même la première page. Vous aurez de toute façon d'emblée le mal de mer. Juju est complice et intime avec sa langue et ses mots, tout l'éventail qui s'offre à elle. Elle s'arme de cette langue sans concessions et imprévisible pour, si ce n'est malmener, du moins provoquer et narguer le lecteur qui s'approche. Elle est drôle elle qui est « devenue adulte. Mais pas de [s]on plein gré[...] » (p.72), elle force au lâcher prise sur sa propre pensée, elle force à la suivre dans les méandres de la sienne. Et l'on doit vraiment accepter de s'y enfoncer comme dans une forêt touffue pour lire ce roman.

Juju tourne l'humain en dérision, exprime avec humour et pudeur une épreuve de vie incontestablement douloureuse. L'humain est un animal parmi d'autres et La narratrice ne se prive pas d'user de comparaisons animales burlesques. De la mise en scène oui. De la théâtralité bien sûr. Mais jamais sans un deuxième degré qui remet les choses en perspective. Et puis, l'honnêteté est là et nous accroche. Des remarques sur de tous petits riens de tous les jours mais qui parlent, car ils sont au fond de notre tête sans sortir de notre bouche. Politesse. Peur du ridicule surtout. Mais le ridicule ne tue pas. Et l'honnêteté est bien plus puissante que lui.
L'objectif de toute l'entreprise de notre chère narratrice, c'est de parvenir à être elle et à être où elle est. L'objectif de tout cela, c'est d'arriver au « plein-emploi d'elle-même et c'est ardu pour les femmes en général, […]. » (p.114) Juliette Arnaud parle au final du fait d'être soi en tant que femme moderne qui tente tout pour vivre libre mais pas seule.
Comment t'écrire adieu est un roman de notre décennie. Il est d'actualité. Il paraît léger de prime abord. Il n'en est rien. Il virevolte et vous entraîne dans sa course infernale et comique, celle de la vie et ses douleurs d'amour. Il est plein de sens et de voix. Vous n'en ressortirez pas indemnes. Un coup de pied dans la fourmilière. Peut-être qu'on aimerait bien s'autoriser aussi.

Juliette Arnaud, Comment t'écrire adieu – Editions Belfond – 9782714479938 -  17 €


samedi 8 septembre 2018

Sfar est un je

Son livre en mains,
La mer intérieure
Grabuge
Ronronne
De plaisir.
Son livre dans mes mains,
Un petit morceau de
Lui,
Inconnu,
Juste un nom,
Des œuvres
Entendues encensées
Par le grand censeur
Frère.
Un inconnu
Dont j’admire
Fraternellement
Le talent.
Ma confiance est
Sans bornes
Quand cet homme-là
Aime.
Son livre entre les mains,
Il prend forme.
Pas de pas à pas,
Un direct en mer intérieure.
Boxeur à
Coups de crayon,
L’artiste est un vivant
Sur-le-champ.
La main seule et
Son arme,
Souvent.
L’on ne s’aventure pas
Au-delà du
Nom couverture et
De la droite
Ou gauche
Scripte.
Cryptage
Mutuellement
Scellé.
Lui non dit
Je
Je
Je
Ferme
Humble
Pas joli.
Je
N’est pas fait pour
Les jolis cœurs.
Je
Je
Je
Sans miroir narcisse,
Un je
Sans ménage-
Ment,
Démenteur,
Démé-
Nageur,
Déjoueur
Des tours
Gigolos
Du monde qui
Tourne.
Un je
Qui appelle
Tu,
Qui baigne
Bien gentiment
Dans sa
Jacente
Mare mer
Intestine.
Il dit
Je
Je
Je
Pas pavaneur,
Provocateur,
Percée
Dans la polie police
Des mœurs.
Le je
Osé,
Obèse d’aucune
Caresse oblique
Et louche.
Le je
Juste
Je de
Sa mer intérieure.
Il a foré
Son grand canal
De Suez
Et
Ce je-là se
Lit
Avec un
Bond
Au sein,
Réveille
Le je
Maladroitement
Masqué.
A poil
Je
S’en va
Vadrouiller
Dans le
Vrai monde

mercredi 5 septembre 2018

Chinelo Okparanta, traduit de l 'anglais par Carine Chichereau, Sous les branches de l'udala – Editions Belfond

Amours interdites en terres nigérianes


Chinelo Okparanta rouvre le thème des liaisons dangereuses. Ici, c'est de l'homosexualité dont il est question mais au fond de l'entêtement des hommes et de leurs lois, de l'entêtement de l'amour aussi. De cette lutte millénaire, qui sortira vainqueur ?

       Sous les branches de l'udala est l'histoire d'Ijeoma, depuis les années 70 jusqu'à nos jours. Elle nous raconte ses épreuves, celles d'une petite fille qui grandit dans la guerre, entourées de morts, soumise à la faim, puis surtout d'une jeune fille et femme qui devra se confronter à l'impitoyable carcan de la société nigériane. Étonnamment, la douleur de la guerre et d'un pays en feu puis à l'équilibre fragile n'est pas celle que l'on attendrait et surtout pas la seule qui abîme une vie. Loin de là.
En effet, Ijeoma aime les femmes mais cela lui est absolument interdit. On l'enjoint de se défaire de ce démon qui l'habite, de cette malédiction. Et elle prie, avec sa mère, elle lit La Bible et entend résonner « l'abomination » que ses amours représentent. Chaque jour, elle entend la voix de sa mère, écho de la voix de tous, qui lui montre sa folie. Mais elle n'entend jamais la voix de Dieu qu'elle appelle au secours tant et tant pour la délivrer du Mal, Amen.
        C'est ici une écriture brillante de l'abandon et de la séparation. Devoir s'éloigner. Devoir oublier. Devoir aimer ceux que l'on vous ordonne d'aimer. Parce que c'est ainsi. Parce qu'il n'en va pas autrement. Parce que l'on n'est pas libre d'aimer une femme quand on en est déjà une, que l'homme et la femme sont les deux roues d'une même bicyclette et qu'il n'y a pas d'autre combinaison à envisager. Peu à peu, Ijeoma s'enfonce dans une existence dont elle n'a rien choisi. Parce qu'il faut essayer, faire des efforts pour être « normale ». L'injustice est poignante. Le lecteur ne peut que sombrer comme l'héroïne dans le désespoir. Le désespoir de devoir se vider de sa vérité intérieure, de devoir se trahir, mentir et ne pas être réelle. Être celle que l'on attend de vous. Et cela parle à chacun d'entre nous, sans aucun doute.
Mais l'écriture de Chinelo Okparanta non, n'est pas brillante à proprement parler. Elle est bien plutôt mate. Franche. Charnelle. Quelque chose de profondément authentique qui donne aux émotions une intensité farouche. La douleur d'Ijeoma étreint. Et son impuissance est à hurler de rage. La poitrine bondit. Les intestins se tordent. Quelque chose de tripal.

      Chinelo Okparanta écrit l'homosexualité féminine dans la société nigériane. Impitoyable. Elle écrit la toute-puissance des traditions, de la religion et de l'Eglise, l'étroitesse de la liberté et la nécessité de se plier aux règles, sous peine de mort. Parce qu'en effet, l'auteure n'hésite pas à dire que c'est bien la mort que l'on risque au Nigeria lorsqu'on n'aime pas la personne qu'il faut. Ceux qui ne respectent pas les normes sont monstrueux. Le Bien et le Mal sont clairement définis et sans appel.
La narration ne se déroule pas de nos jours alors on peut toujours se dire que..., fiction. On peut. Mais Chinelo Okparanta veille à percuter et, sauf si l'on est un as de la cécité intellectuelle, il est impossible de ne pas entendre la réalité qui s'écrit derrière la fiction. Entendons-nous bien : ce roman n'est pas un pamphlet, n'est pas non plus un documentaire. L'héroïne raconte, coule son histoire comme une rivière accidentée, nous entraîne dans son lit : un roman. Mais comme les vrais romanciers, l'auteure cuisine le réel dans l'imaginaire et les entremêlent avec un naturel émerveillant.

       Les rêves, les contes traditionnels sont d'ailleurs là qui ponctuent le récit de merveilleux et de fantastique. Ils sont cruels et magiques, tous autant qu'ils sont. Ils empêchent le repos de l'âme. Ils prennent la place que la société vole aux sentiments. Ils révèlent l'être et chargent comme un taureau en furie : cauchemars, flashs, rêves érotiques, comptines... Peu importe la forme, l'irréfragable noyau intérieur luttera jusqu'au bout.


Chinelo Okparanta, traduit de l 'anglais par Carine Chichereau, Sous les branches de l'udala – Editions Belfond – 9782714475954 -


mardi 4 septembre 2018

Alain Jaspard, Pleurer des rivières - Editions Héloïse d'Ormesson

Pleurer des rivières mais sourire à travers les larmes

Alain Jaspard, avec humour et finesse, raconte des personnages attachants et gais, atteints de certains désespoirs aussi. Une histoire de la vraie vie en somme. Lecture intelligente et rafraîchissante. 
 
        Pleurer des rivières : comme ce titre est dramatique ! me direz-vous. Oui certes, le titre l'est. Enfin si l'on y regarde de plus près, l'image est farfelue quand même. Au secours ça déborde ! Mais l'on ne s'en rend sans doute compte qu'après lecture. S'agit-il de faire croire au lecteur à un mélodrame et de le surprendre dans sa mélancolie préfabriquée ? Stratagème d'écrivain ? Si c'est le cas, réussi.
Bien sûr que Séverine pleure des rivières. Bien sûr qu'elle souffre de ne pas être mère. Puisque c'est bien là le drame, son impuissance à enfanter. Julien ne pleure pas même s'il a le cœur serré. Elle pleure pour deux. Ben oui ! Séverine et ses rivières, ça suffit pour eux deux. Les autres, Franck, Sammy, Mériem, le brigadier sont des gens du banal, qui pleurent sans doute mais on ne les y voit pas, et surtout, ils nous font sourire et parfois rire.
        Le drame de Séverine et autour, des morceaux de vie, des bouts d'univers qui se rejoignent. Des univers qui ne sont en aucun cas voués à se rencontrer mais Séverine et ses rivières les nouent, sans même vraiment le vouloir. Tout est possible pour un bébé. La bourgeoisie aisée, les gens du voyage, le fonctionnaire de Police, le Professeur de médecine se retrouvent dans un melting-pot, reflet de la pluralité de notre société. On ne les connaît pas très bien au final, tous. On les rencontre plutôt. Comme ils se rencontrent et s'aiment pour certains.
Et au final surgissent les folies auxquelles on est prêt quand un désespoir pointe son nez. Et milieu social ou autre catégorie carcan n'ont alors plus rien à voir là-dedans.

      Ce roman est d'emblée amoureux, grave et farfelu. C'est une sorte de drame bouffon pourrait-on dire. Même si la douleur et les duretés de la vie se racontent, le ton reste primesautier. Pas naïf. Juste l'idée que l'on doit avancer, malgré tout, chacun dans ses problèmes et avec ses solutions.
Une bienveillance bienvenue traverse ce récit. Le narrateur, les personnages. Rien n'est parfait hein ! Ne nous emballons pas. Mais ce défaut de cruauté et de violence qui parfois apaise l'âme. Sans doute également une forme de regard amusé et tendre sur les choses et les gens.
        La lecture est légère et fluide. Rien de prétentieux et même une bonne dose de désinvolture et de dérision. Les résonances avec notre propre réalité nous amusent et ne peuvent certainement pas nous échapper.

     Alain Jaspard tente avec succès un style personnel, qui nous rapproche de la vraie vie. Pas d'aventures stylistiques révolutionnaires. Mais des jeux avec les mots, une langue qu'on prend à pleines mains et qui est tout aussi digne d'être populaire.


Alain Jaspard, Pleurer des rivières – Editions Héloïse d'Ormesson – 9782350874746 -



dimanche 2 septembre 2018

Paola Masoni, traduit de l'Italien par Marilène Raiola, La Masaia, Naissance et mort de la fée du foyer – Editions de La Martinière

Un conte philosophique révolutionnaire : la société, la femme et l'âme


Féministe, anti-conformiste, l'âme révolutionnaire, Paola Masino nous entraîne dans un conte drôle et inquiétant à la fois questionnant le sens de l'existence. Ni plus ni moins ; ouvertement. Et elle dresse pour cela un douloureux et incisif portrait de la vie d'une femme. D'une actualité déconcertante.

           La Massaia, Naissance et mort de la fée du foyer : ces titre et sous-titre nous donnent un aperçu immédiat de la tonalité de ce qui nous attend dans cet ouvrage. Ironique d'un bout à l'autre, burlesque, farfelu, tout est hors normes dans ce roman. Tout est révolutionnaire. Tout travaille avec éclat à déborder les règles auxquels nous sommes soumis et nous soumettons.
         Ce livre est une révolte à lui seul. Le fond et la forme ne cessent de se rebeller. Il ne faut jamais séparer le fond de la forme, certes. Mais beaucoup d'ouvrages aujourd'hui travaillent peu la forme. La forme exprime intrinsèquement le fond et la structure du récit est une histoire et une révolution à elle seule. Conte philosophique, conte merveilleux, fable, légende, fresque sociale, biographie, pièce de théâtre, mémoires : toutes ces formes sont contenues dans La Massaia. Mais le lecteur n'est pas vraiment perdu. Ce sont des formes qu'il connaît, assez classiques finalement, seulement agencées avec une ironie, une désinvolture feinte et une finesse provocante indéniables. L'on ne cesse d'avoir des références qui viennent à l'esprit, surgissant sans qu'on le veuille, l'auteur certainement les faisant surgir avec espièglerie : Platon, Voltaire, Shakespeare, Balzac, La Bible bien sûr etc. La liste exhaustive en est impossible et elle appartient sans doute aussi à chacun dans sa sensibilité et dans l'agrégat de livres qui l'ont forgé. C'est un vrai plaisir que ce foisonnement de littératures qui s'entremêlent, honorées et ridiculisées tout à la fois et en permanence. Précurseur, puisque le texte date véritablement des années 1936-37, le théâtre de l'absurde est déjà à l’œuvre ici. Ce roman devrait être placé au rang des classiques.
         Sans vergogne, Paola Masino qui ne déguise pas vraiment son narrateur et dont on devine la voix sans peine, s'attaque aux institutions, la famille, la religion, le pouvoir politique, l'éducation, la place de la femme dans la société, à de nombreux tabous et notamment la mort. La Massaia est une enfant anormale, une tare, un fardeau. Elle pense, elle ose penser alors que « penser est un vilain défaut, n'est-ce pas ? » (p.291) et ne pas aimer le monde matériel comme il lui est proposé. Elle devient la femme parfaite, dans une métamorphose qui n'a rien de magique : la société et ses normes sont passées par là, rouleaux compresseurs imparables, saupoudrées de culpabilité, du désir de se conformer, de faire plaisir, toujours faire plaisir, et la folie matérielle prend le pas sur l'esprit. Il s'agit même pour elle de s'empêcher de rêver au bout du compte. Car les rêves dérangent les apparences, la superficialité du monde, la bienséance implacable qui plonge dans une lente agonie. La Massaia est dans l'impossibilité absolue de s'accomplir, plus elle s'oublie, se sacrifie, plus elle est encensée. Se trahir soi-même est donc le succès que flatte la société. « [...]tout le monde m'exhorte à me mentir à moi-même » (p.241) Et l'incompréhension mutuelle est de mise.
         Le personnage principal est une femme et c'est autour d'elle que se construit le récit, dans un esprit féministe bien sûr. Il est question de la femme-objet, de la femme réifiée pour le plus grand plaisir de tous. La femme désâmée qui pourtant porte le poids des autres sur ses épaules.
Mais derrière elle, les hommes bien que moqués sont tout aussi prisonniers. Et donc la grande question du sens de l'existence se pose. Elle se pose en réalité dès les premières pages intrigantes, avec cette drôle d'enfant qui vit dans une malle et se nourrit de pain moisi. Et l'on se doute que la réponse à cette question est acerbe et sans concessions.

        Des moments de merveilleux, oniriques viennent ponctuer le récit, parfois fantastique, un peu effrayant, parfois simplement merveilleux quand les objets prennent vie pour la jeune fille. Et la poésie de ces passages est aussi chaleureuse que le reste est mordant.

        « Le monde est un théâtre » : Paola Masoni n'est ni la première ni la dernière à le dénoncer. Mais son combat contre les carcans dénaturants de la société s'inscrit dans l'histoire littéraire. Le foisonnement des formes, des couleurs et des idées est envoûtant. L'on a envie après cette lecture avec La Massaia de scander : « Tu n'as besoin de personne pour te trouver et t'accomplir. »(p.141)


Paola Masoni, traduit de l'Italien par Marilène Raiola, La Masaia, Naissance et mort de la fée du foyer – Editions de La Martinière – 9782732485928