vendredi 31 août 2018

Marie-Sabine Roger, Les bracassées -Editions du Rouergue

Que vivent les bras-cassés et rions de tout !


Deux femmes, Fleur et Harmonie, racontent avec humour et tendresse (impitoyables souvent aussi) la lutte pour la vie et l'amitié. Pas celle de la faim et la soif. La lutte pour la survie sociale quand on est un oiseau rare, qui a « bataillé double pour être et pour avoir » (p.143). Handicap et indignité admise ou alors construire un nouvel art du regard.

Peut-on rire de tout ? La question divise. Il y aura sans doute ceux qui l'affirment fermement Oui l'on peut rire de tout tant que... et ceux qui le récusent avec véhémence et concision : Non. L'argumentation manque de panache. Toujours est-il que voilà l'un des sujets qui agitent souvent les média. Les Bracassées l'illustre.
Ce roman n'est certainement pas un livre polémique. Disons qu'il est bien plus subtil que cela..., tendre et drôle. Seulement, la lecture de ce roman peut prendre un tour engagé, socialement parlant. Encore une fois, là ne réside peut-être pas l'intention première de l'auteure. Quoi que... Peut-on mettre en scène Fleur Vieille dame obèse agoraphobe et angoissée de tout en général, Harmonie atteinte du syndrome de Gilles de la Tourette, Elvire d'un nystagmus, Tonton femme des plus viriles et Monsieur Poussin très vieux et très laid ? Peut-on mettre en scène cette bande de bras cassés sans s'engager un peu, au moins un peu ? Question rhétorique à laquelle votre lecture répondra comme votre sensibilité l'entendra.
Car ce roman fait appel à la sensibilité du lecteur et l'interpelle dans des émotions assez intimes. Un ton léger, entraînant, comme une jolie chanson, une écriture fluide et qui fera nécessairement sourire, pour parler de vraies douleurs. Il s'agit de faire partie d'une minorité, d'être jugé, d'être mis dans une case, moqué, exclu bien sûr. Tous ces personnages sont en effet socialement exclus, n'ont qu'un entourage extrêmement restreint, voire uniquement composé d'un animal. Pas de pathétique au rendez-vous. Marie-Sabine Roger évite sans aucune difficulté cet écueil. Pas non plus de révolte stérile. Un roman de rencontres et d'amitiés entre infirmes de notre société hyper-normative.
Le mot n'est pas galvaudé : il s'agit bien d'être infirme, handicapé par les regards au point pour Fleur, Harmonie (les bien-nommées !), Elvire, Tonton et Monsieur Poussin de tourner dans leur solitude en n'espérant pas davantage. L'instinct de survie a raison de s'habituer à la solitude : « Vivre n 'est pas le problème. C'est vivre ensemble qui. » (p.257). Mais l'impuissance apprise est-elle la seule issue ? Finalement, le premier lien se noue entre les esseulés eux-mêmes, handicapés qui font peur aux autres mais ne se font pas peur entre eux. Le ghetto des handicapés ? Bien sûr. Et là réside une pure réalité. Ils ne sont pas normaux. Cela suffit. Harmonie en effet est déroutante avec ses Bordel de Pute à tout bouts de champs, Elvire avec ses yeux foufous, Tonton avec sa manière tout à elle d'être une femme. Déroutants. Mais la peur dont parle Le vieux monsieur Poussin est bien celle qui pourrit tout de l'intérieur.
Se forme la fine équipe, le club des Bracassées, le nouveau club des Cinq version anti-conformiste, en un seul mot et avec un E parce que les femmes sont largement majoritaires et que même à soixante-seize ans, Fleur s'offre le luxe d'un accès de féminisme légitime. « La volière des oiseaux rares »(p.143)

L'auteure joue avec l'onomastique pour rire de ses personnages avec eux, pour leur donner les outils de l'auto-dérision. Il en va de même avec leurs particularités qu'ils utilisent aussi pour s'amuser, même si la souffrance n'est à aucun moment déniée. Mais elle est pudique et tapie dans son coin tranquille.
Les deux femmes narratrices de ce récit mettent à jour leur propre rire sur elles-mêmes et leur lucidité, Fleur pour qui « le stress change [s]on cerveau en gélatine molle » (p.213). Elles sont toutes sans pitié avec la famille et son pauvre soutien, sans peur de choquer personne, la parole libre puisque de route façon elles ne font pas partie du monde des autres. Fleur et Harmonie nous incitent à nous plonger dans le rire de la grosse dame qui danse et de la jeune fille fragile qui tape dans les murs et insulte copieusement ses interlocuteurs. Alors finalement l'on rit de tout dans ce roman, tant que le respect et l'empathie sont là. Cette constatation est d'une banalité confondante ? Absolument. Pourtant, on en ressort d'autant plus convaincu après cette lecture.
Avec pour certains l'envie de monter au créneau, changer de regard et se battre pour une société plus compréhensive...


Marie-Sabine Roger, Les bracassées -Editions du Rouergue – 9782812616358 - 20

Et au-delà des mots

Dans un souffle,
s'exhale
la vérité des
mots.
On ne sait pas
quel
aspi
ni quelle
ex
a tout laissé
fuiter.
Un trou dans
le tuyau,
un truc de
plombier.
Insensible,
plus de.
Et se fige la
première couche
de l'univers.
Brusque,
la bouche se ferme,
mais
enfin
calme.
Profite de la panne
évapore,
vaporeuse,
poreuse la
deuxième couche
de l'univers.
Pas de silence,
l'énorme brouhaha
des coulisses.
Sans vérité.
Sans cette animale
invention
humaine.
Enfin réel.
Les mots voltigent
paniquent
pauvres glands
seulement prêts à
tomber
écrasés
sous des pieds
randonneurs,
écrasés dans
tous les disques
durs.
Ce moment-là
n'a plus de
mots.
Sans Pin-Pon
De pompier.
Les yeux vigiles
se ferment
avec la bouche.
Les oreilles
et nasaux,
sans fumée
ni fanfare
ouvrent grand la
troisième couche
de l'univers.
et la bête
enfouie
écumée
poubelle ! fierté d'être un sacré humain,
écumante
respire
de tout son
corps.
Elle ne rue
pas,
elle ne brise
rien.
Elle nous prend
dans le
monde des
souvenirs absurdes,
métaphores loufoques,
rêves délirants.
Les mains s'appliquent
sur les
pavillons choux
et assourdi,
l'on entend
palpiter
le sang,
la tuyauterie
reprend
ses droits
de vie
sans faille.
Ma bête
et ses exacts
contours
dit qui je
suis.
Ma vraie,
intrahissable
malgré tous les faux
mots
et masques,
intarissable
tant que
le souffle
tient.

Et je m'endors
vers la
quatrième couche
de l'univers.



Alain Mabanckou, Les cigognes sont immortelles – Editions du Seuil

Rêver contre la guerre 

Quelques jours, une petite famille, sans histoires, un petit pays d'Afrique récemment apaisé. La violence politique éclate pourtant jusque dans l'intimité des vies simples et même dans l'esprit poète et rêveur du jeune Michel. Devra-t-il cesser de rêver ou serait-ce son arme fatale ?

Trois jours durant lesquels nous suivons Michel, treize ans, dans sa vie de tous les jours. Mais ces jours-ci ne sont pas des jours comme les autres : le camarade président Marien Ngouabi Chef de l'Etat du Congo s'est fait assassiner. C'est comment Michel, Papa Roger et Maman Pauline traversent ces graves événements politiques de Mars 1977 que nous raconte Les cigognes sont immortelles. C'est la vie intime, celle de l'individu et de sa famille qui s'entremêlent absolument à la vie politique, deux échelles qui s'entrechoquent aussi éloignées qu'elles paraissent l'une de l'autre.
Bien sûr, c'est l'occasion pour Alain Mabanckou de mettre en lumière une partie des rouages du pouvoir, ceux de son pays natal. Ce ne sont que trois jours que nous vivons là et pourtant ce tout petit laps de temps nous offre de nombreuses clefs pour comprendre. Ce sont sans doute des clefs que nous n'aurions même pas chercher, sauf à être spécialisé en politique africaine ou encore plus précisément congolaise. Se découvre véritablement une Histoire inconnue pour la plupart d'entre les lecteurs, probablement, et notre France paraît bien lointaine. L'auteur sait nous plonger dans ces quelques jours fous, tout en sourdine. Et en même temps, à qui cela ne rappelle-t-il pas l'exercice du pouvoir où qu'il soit et quelle qu'en soit l'époque ?
Certains passages peuvent perdre le lecteur qui doit se montrer tenace car les noms s'accumulent et les informations se multiplient. On ne comprend pas tout. Mais peut-être est-ce bien là le but recherché par Alain Mabanckou que de, comme Michel, nous noyer par moments dans l'incompréhension des mécanismes politiques.
On y entend en tout cas l'endoctrinement de l'enfant dès son plus jeune âge, à l'école et en famille, pris par l'affect et la pensée commune imposée. On y entend la pluralité complexe des ethnies qui se partagent un pays découpé par les colonisateurs. On y entend la polygamie usuelle. On y entend le pouvoir des Blancs. Pas de drame, pas de mise en scène catastrophe alors que pourtant... Mais le constat est là.

Le style faussement naïf du narrateur, Michel étant un héros rêveur et peu concerné par la vie adulte, glisse avec douceur. Sous ses airs pacifiques et drolatiques, le récit de Michel est profondément ironique mais Michel lui ne le sait pas. Et ces deux voix qui se choquent dans la tête du lecteur interpellent. La violence et la critique souvent acerbe sont omniprésentes. Et l'on ne s'en rend presque compte qu'à la toute fin de ce roman.
Michel, comme nous le disions, est un rêveur patenté et son imaginaire imprègne le roman de bout en bout. L'imaginaire n'est pas un invité qui prend place de temps à autre ou qui même évincerait le réel. Imaginaire et réel ont leur place respective dans le même espace. Par moments, cet imaginaire pleins de couleurs et de métaphores effacent le langage qui n'est plus qu'un instrument. Et surgissent des tableaux saugrenus, faussement naïfs encore une fois, pleins d'animaux, de fruits et d'objets presque vivants.
Ce monde fait penser à des œuvres du Douanier-Rousseau : à regarder de beaucoup plus près que ceux qui crient fort leur révolte et leur art.

Les cigognes sont immortelles est-il un témoignage romancé de l'écrivain ? Sans doute voilà des pages où des convictions s'affirment. Pas seulement : la poésie du quotidien, l'efficacité de cette écriture primesautière et ironique, humble et lourde de sens.
Et l'on imagine sans mal l'auteur caché au fond de la salle, petit sourire en coin, des yeux d'enfant rieur, plus subtil que la guerre et les cris.


Alain Mabanckou, Les cigognes sont immortelles – Editions du Seuil – 9782021304510 – 19,50

jeudi 30 août 2018

Shih-Li Kow, traduit de l'anglais (Malaisie) par Frédéric Grellier, La Somme de nos folies -Editions Zulma

Et nos petites folies humaines, tout au bout du monde


La Somme de nos folies mène à la grande folie du monde ? Qui sait... C'est surtout la vie sans fard dans ses multiples vérités que nos petites folies nous montrent. Auyong, Mary Anne, Beevi et leurs douce déraison nous ouvrent leur univers. Le microcosme d'une ville de province de Malaisie aussi lointain que familier. Improbable...

Un microcosme parfaitement imprévisible pour un lecteur français n'ayant jamais mis les pieds en Malaisie. Parfaitement imprévisible et pourtant complètement accessible. Il suffit de savoir lire pour entendre ce monde. C'est la force de l'écriture et d'une forme d'universalité malgré l'étrangeté indéniable d'un univers où tout est à repenser pour nous. Le fossé culturel est immense. Le lecteur pourrait être un touriste égaré un peu stupide. Mais ce n'est pas le cas, on ne se perd pas dans cette histoire. On se retrouve. On se sent presque chez soi, aussi bien accueilli en tout cas même si le voyage est des plus dépaysants. Et voilà qui est grisant que de voyager si loin en s'y sentant si confortable.
On en rencontre dans ce roman de ces touristes occidentaux ou humanitaires issus des grandes puissances économiques mondiales pleins de condescendance. On les rencontre après avoir déjà plongé dans le microcosme drôle et douillet de Lubok Sayong. Et on espère très fort ne pas leur ressembler et regarder les autochtones « comme s'[ils étaient] une espèce récemment découverte » (p.143)

Shih-Li Kow nous livre un roman sur le monde des petits, ceux du moins considérés comme tels. « Petit » pays, « Petite » province, « petites » gens. Les grands de ce monde sont tournés en dérision et n'ont une place que très secondaire et assez inutile voire invalidante, contrairement à ce qu'ils croient. L'orgueil n'a pas sa place dans ce microcosme de Lubok Sayong. La dignité oui. Et tout y est à échelle humaine. La vraie vie voilà l'Histoire qui compte : «Les bonnes histoires vraiment savoureuses, c'est celles qui se sont échappées des livres. » ( p.154)
Pour parler de ce monde des « petits », l'humour est de rigueur, un humour sans prétention, léger, burlesque. On rit beaucoup, notamment grâce aux histoires de Mami Beevi dans lesquelles «  il y autant de monde que de nouilles dans une soupe [...] » (p.155) On sourit à toutes les pages. Et les émotions sont transmises à travers ce rire. La pudeur est de mise. La réalité est souvent dure mais elle est contée, non seulement racontée. Elle est enveloppée de magie car « un peu de magie dans l'air, c'est toujours bon à prendre »  (p.16). Personne n'y croit vraiment mais le merveilleux appartient bien au quotidien. En tant que réalité tout aussi valable que les autres. Et les Grands Sérieux auront beau tout dire ou faire, ce petit univers-là s'en nourrit et en vit.

Auyong, Mary-Anne et Beevy la mamie « inconcevable » et les autres derrière eux ne peuvent que nous donner envie de les suivre. Ils n'attendent rien de nous, lecteurs. Ils suivent leur chemin de personnages, un peu à distance, toujours entourés d'une dose de mystère. Ils sont vrais, un peu fous, certains déjantés même. Et ce qui interpelle dans ce récit c'est la capacité à vivre ensemble et à rebondir avec les autres, aussi différents qu'ils soient. Pas de leçon bien-pensante de tolérance. Leur vivre-ensemble est plus subtil et bien plus aimant que cela. Et les liens « inconcevables » comme dirait Mami Beevi se tissent. Toujours dans le rire et la pudeur, mais le respect de l'autre et de la somme de ses folies dans ce tout petit monde provincial finit par les attacher solidement les uns aux autres.
Les personnages sont tous des caractères trempés et d'horizons variés. Ils semblent, mais là l'ignorance est à admettre de la part du lecteur néophyte en matière de Malaisie, représenter diverses franges de la société malaise. Et l'on pénètre la réalité sociale de ce pays : le brassage ethnique et la lourde hiérarchie entre les différentes origines. Bien sûr, il s'agirait d'aller vérifier par soi-même, sur place puisque c'est un auteur, individu singulier, qui apporte sa vision de son pays. Il n'empêche que quelles qu'en soient les réponses, les questions sont posées.
Et en effet, combien l'on a envie de partir sur-le-champ voir ce qu'il en est dans ce bout du monde...

Un bravo tout particulier au travail de transmission fidèle du texte original par le traducteur. L'authenticité du verbe ne peut nous échapper, malgré le filtre de la traduction. Remercions donc la nécessaire finesse de cette dernière et de son artisan.


Shih-Li Kow, traduit de l'anglais (Malaisie) par Frédéric Grellier, La Somme de nos folies -Editions Zulma – 9782843048302 – 21,50

mercredi 29 août 2018

Amélie Nothomb, Les prénoms épicènes – Editions Albin Michel

Le conte de notre narcissique modernité

Les prénoms épicènes ne se cachent pas derrière de jolis personnages et de beaux décors. Ils sont asexués, nus. Ils annoncent un récit aussi acerbe que l'apparence en est lisse. Ne vous laissez pas berner par le calme qui prévient ce qu'on sait.

A son habitude, Amélie Nothomb écrit un monde sans superflu, apparemment simple et calme. Presque tendre au début. Mais les personnages sont des prétextes, des images et leur aventure vaut pour ce qu'elle questionne. Calme histoire dans son inouïe violence. Douceur muée en brutalité insipide. D'autant plus sidérante qu'elle n'a ni odeur ni saveur. Une violence déniée, sans bruit, qui laisse coi et sans larmes. Dans ce nouveau roman, la cruauté que la narratrice expose froidement, du moins rationnelle et scientifique, est un mal dont on parle beaucoup : l'emprise et la manipulation. Le couple est pathologique, la famille est potentiellement un enfer et l'écrivaine ose une fois encore attaquer ce tabou de la famille-haine. La famille est un potentiel mouroir et en écrire la réalité est un engagement. Peut-être n'est-ce pas le but de l'auteure. C'est une lecture en tout cas et qui ne peut laisser indifférent.
Alors, bien sûr il est possible de parler de la forme de conte que prend ce récit et de son aspect évanescent. Car en effet, l'atmosphère de ce roman est d'une fluidité déconcertante. Le cœur nous échappe, la lecture en est trop facile. On reste impatient, mécontent de soi-même et l'on cherche. Mais voilà, il s'agit bien plutôt d'un conte, cruel comme il se doit, suivant un chemin bien connu de chacun d'entre nous, lecteurs, passé et repassé. Alors traversons le miroir de l'histoire de famille et observons tous les détails.
L'on retrouve avec plaisir en ce qui nous concerne ce personnage d'enfant doué, trop doué. L'enfant si jeune, Épicène, qui sait déjà et a compris ce que les relations signifient et ce que les adultes se refusent à voir et surtout à dire. Elle se tait. Elle opte pour le silence, comme la plupart des enfants. L'enfant est ici comme ailleurs le meilleur menteur bien intentionné qui soit, protecteur sans limites des adultes qu'il aime. L'enfant n'est pas un innocent mielleux. Il est un acteur invisible du meilleur et du pire. Épicène opte pour le silence mais le silence ne prend—il finalement pas possession d'elle ? Comme de tous ceux qui l'entourent. Puissance maléfique par excellence.

Se déroule la vie de Dominique et Claude, parents d’Épicène, porteurs (sains ?) de ces prénoms précisément épicènes. Ils donnent leur titre au livre. Ils en sont les héros ? Eux ou leur costume de lettres ? Aussi réels qu'ils puissent être, aussi réel qu'un livre puisse être. En revanche, impriment-ils leur empreinte à leur propre vie ? A travers le prisme du prénom bon pour tous, prêt à tous les usages, invariant, dépossédé l'auteure interroge sans doute l'homme pantin, la femme poupée, les humains prisonniers de leurs croyances et de leur haine.
Ce jeu avec les prénoms est ici porté à son comble et toute une symbolique, comme nous l'avons vu ci-dessus, s'y déguise. L'enfant Épicène en est l'acmé, le début et la fin de la chute, le point d'orgue du scénario.

La rancœur, pour ne pas dire plus, l'esprit de vengeance et tous les actes auxquels ils mènent tous deux font croire à un sens et un but. Leurres addictifs immensément répandus. La morale au sens de celle que contient un conte, entendons-nous bien, est peut-être banale de prime abord. Pourtant, terriblement utile dans cette époque où le Fort et le Courageux balayent l'émotion sans adrénaline comme une vulgaire pleureuse : « la personne qui aime est toujours la plus forte. » (p.132) Détermination sans pitié, passages à l'acte, sensations fortes, impulsions, désir désir désir sans obstacles, comme tout cela enivre ! Qu'en reste-t-il au final ? A nous de voir et soupeser sans préjuger de rien.


Amélie Nothomb, Les prénoms épicènes – Editions Albin Michel – 9782226437341 – 17,50

mardi 28 août 2018

Nouilles en chaudron : la tete sur les épaules

Chaudron bouillonnant
Sans sorcière,
Sans cuillère,
De longues nouilles
Gluantes
Chinoises.
Aussi pâtes
Alphabet
D’enfance
Sautillantes.
Imperceptibles
Filaments,
Petits boudins
Italiens
Ou frisettes
Torturées.
Un immense
Plat de pâtes
Dans ce chaudron
Fourre-tout,
Dur comme trop cuit,
Dur comme vieux cuir,
Sans opercule,
Sans ouverture
Facile.
Le scier
Pour l’ouvrir,
Scalper
Et dedans,
Le gros plat de nouilles
Gigotent,
Fluoresce
Électrise
Foudroie
S’éteint,
Par endroits.
Il ne craint aucun
Ogre
Ou si,
Sauf
Seigneur Temps
Et
Mesdames les Idées-Pré-
Mâchées-Sûres-Certaines
Qui
Jettent
Tout ce qui
Dépasse
Et
Désordonne.
Le bordélique
Congénital sait
de quoi
Il retourne.
Tout se retrouve
Et ranger
Reste le
Meilleur moyen de
Tout perdre.

Chaudron magique
Juché fièrement
Au bout du cou.
Et Les milliards de pâtes
Font jaillir
Des étoiles.

lundi 27 août 2018

Fausse route

Le palpitant,
Encore en parler !
Encore gonflé
Gros ballon
De baudruche
Pshitt
Au premier coup d’
Armistice.
Il cogne
Comme un hochet
Toc-toc.
Il mange tout le
Parc joujoux.
Il s’amuse comme un
Fou.
Le palpitant gonflé
À bloc,
Essentiel minus
Devenu bœuf,
La grenouille rouge
Jubile.
Il tourne la tête
En bilboquet,
Envie de vomir
Pour les
Comparses,
En passe de
Chute,
May day !
Mais lui pousse
Tous les autres
Comme le gros tigre
Peluche
Qui règne que
Sa cour
De petites bêtes
Et monstriots
Inexistants.
Le tapis de jeu
Lui
Appartient,
Il éclatera comme le
Batracien
Présomptueux.
Peste de palpitant
Péteux.
Il pousse de toutes
Les côtes,
Mais ridicule,
Les autres ne s’écartent pas :
Ils font tas
Dans un coin.
Mal rangés.
Maman va beugler...
Et l’autre continue
Fier de son sang
Bleu
D’ouvrir grand les
Bras.

Sauf que,
Personne n’a rien
Compris,
S’agace,
Se plie en
Quatre
Pour faire place
Nette
À Monsieur
Palpitant.
Qui a planté ses yeux
Dans les siens ex-
Orbités,
Il ne danse pas
En
Roi joujoux.
Il se débat
Et tend les bras
D’attraper
Une main
Desphyxiante.
Il va exploser
En ballon crevé
Prétentieux
Pressé comme un gros
Pamplemousse
Juteux,
Lui le petit citron
De plumes.

Et s’il pouvait parler,
Palpitant
De pacotille.


Libération

             Elle sort précipitamment, en pleine voie rapide, en plein boum. A-t-elle voulu se ranger sur la bande d’arrêt d’urgence ? Peut-être. Elle laisse tout en plan. Elle s’en serait cogner la tête au volant si elle avait continué.
             Elle avance à travers les voitures. Elle ne pense plus à rien. Et puis, elle se souvient de ses pieds. Elle les pose aussi proche du sol qu’elle le peut. Mais il manque quelque chose. Alors, elle enlève ses chaussures. Elle doit sentir la terre sous elle, la porter, celle sur laquelle s’élancer. Celle qui génère et rattrape au vol même si parfois avec quelque fracas. Elle marche, se déroule, se relève, se décreuse. Elle n’entend pas autour d’elle le concert de klaxons. Elle entend sa marche qui rythme ses poumons.
            Est-ce que les klaxons la klaxonnent ? Est-ce qu’ils la chantent ? Es-ce qu’on est pleine comédie musicale où tout le monde danse sur son capot et loue l’héroïne libérée ? Sûr et certain qu’on n’en sait rien et qu’elle s’en contrefiche, elle les ignore : elle a trouvé sa bulle. Elle y roule et les autres n’existent plus.

        La voilà  sur le bord du ruisseau, le tout petit ruisseau qui traverse la ville. Elle est assise par terre, en tailleur et talons à la main. Probablement la culotte à l’air. Elle ne sait pas l’heure qu’il est. Elle ne sait pas pourquoi ici. Les gens la regardent bizarrement. Elle pourrait aussi se regarder bizarrement. Elle aurait pu. Mais elle s’admire maintenant. Non ce n’est pas ça. Elle ne se regarde plus. Elle s’est trop regardée. Elle se contemple de l’intérieur. Elle, la femme accomplie, working girl qui ne doit rien à personne, libre comme l’air. Mensonge éhonté qu’elle a nourri tendrement.
Elle a fini ce temps-là.
Et c’est ici qu’elle respire de ses propres ailes.

dimanche 26 août 2018

La fin de l'idylle

Il l’a plaquée,
Définitivement.
Il en avait été fou.
Il en aurait vendu son âme.
Mais il s’en est lassé.
Il a toujours été celui qui
Finit par s’ennuyer.
Insatisfait.
Ou simplement qu’il voudrait
Toujours encore mieux ?
Il ne regrette rien.
C’était une belle histoire.
La plus longue qu’il ait jamais vécu sans
Doute.
Il lui a été magnifiquement fidèle.
Il en a pris soin comme
Personne.

Il sort de son rendez-vous
Les mains vides.
Il ne s’accrochera plus
À elle,
Elle ne le suivra plus partout.
Il a perdu son ombre,
Son refuge.
Il est seul.
Il marche.
Lui qui ne marche pas.
Même pour un journal ou une baguette.
Mais le cardiologue,
Franchement,
Le vieux bonhomme lui a fait peur,
Il en était prêt à se mettre au
Footing
Tous
les
jours
Mais non ! il lui a dit :
«Séparez-vous d’elle une fois pour toutes ! »
Ca l’a choqué.
Il s’est récrié.
Il a fait ses yeux de diable, Monsieur le docteur.
Alors il a dit oui
Penaud.
« Je revendrai ma douce compagne,
Vous avez ma parole. »
Ca lui a déchiré le coeur.
Il repartait de zéro.
Et le voilà maintenant
Qui marche dans la rue.
Seul,
Nu comme un ver.
Mais tiens,
Drôle de sensation...
Il sent l’asphalte sous ses pieds,
Il sent la mécanique des jambes qui chauffe
Et les rouages qui s’engrangent.
Il se sent formidablement automobile.
Il retrouve la magie de
Solitude,
Au corps à corps.
Et ses poumons salis bouchés
S’ouvrent
Sans broncher
Pour la première fois depuis
Bien quinze ans.
Il se sourit à lui-même.
Ca aussi,
Ça faisait un bout de temps...





samedi 25 août 2018

Jérôme Ferrari, A son image – Editions Actes Sud


A son image et à sa guise : requiem argentique


Jérôme Ferrari nous plonge au cœur de la vie de l’Île de Beauté. Ce n'est pas sa beauté pourtant que raconte A son image mais son histoire, ses guerres, les luttes vaines des hommes qui ne savent au final pas qui ils sont. Malgré la foi, malgré les images, malgré les morts.


       Dieu créa l'homme à son image. Quelle image ? Quel Dieu ? Quel homme ? Ce roman prend la forme d'un enterrement religieux, il suit les chants d'un requiem et en porte toute la solennité. Le temps est à la gravité et il ne s'agit pas d'y échapper comme on le fait si souvent, par peur ou par pudeur.

       Cette cérémonie est l'occasion de s'enfoncer dans la Corse des villages et dans cette vie insulaire si particulière. Ce sont la culture et les règles de cette société qui sont dépeintes. Le touriste est un intrus dans ce roman. La religion et son poids pèsent mais ce sont également d'autres croyances qui sont en jeu et qui enferment des vies dans des croisades tout aussi ridicules et dangereuses. Les yeux d'Antonia ont vu cette inanité de la violence quelque forme qu'elle prenne. Mais le choix est ardu entre des combats engagés et vains et « l'habituel triomphe de l'apathie » (p.193-194) face à eux.

      Antonia derrière son appareil photo comprend peu à peu ce dilemme qui tenaille ses pairs, qui en réalité la prend elle aussi aux tripes. Elle a foi en son art de la photographie. Elle croit en son pouvoir. Elle lui attribue des magies, elle que les dogmes des autres laissent de marbre. Mais la photographie n'est autre qu'un culte parmi d'autres : elle capte un instant, une éphémérité exaspérante, elle crie la mort par sa fugacité et elle reste impuissante à témoigner et à sauver quiconque. L'apathie dirige le monde et les yeux se détournent. L'image sans un regard ne change rien. La photographie ou l'art de la mort.
Au final, peut-être vaut-il mieux que les yeux se baissent ou se ferment car Méduse est tapie là, partout, derrière chaque image. Prête à pétrifier. Prête à crever les yeux de celui qui sera trop droit. Le mensonge est salvateur et l'aveuglement va de pair. Tout n'est pas à voir semble-t-il. Pourquoi se laisser happer par la Gorgone aux cheveux de serpent si l'on peut s'y soustraire ?
L'idéalisme est battu en brèche et dans le vif par Jérôme Ferrari. L'attachant personnage du parrain témoigne, sans photo, mais dans son cœur et ses pensées de la vie de celle qu'il a aimée plus que tout au monde, peut-être même davantage que Dieu. Lui aussi effectue sa traversée du désert. Chaque personnage affronte le réel et s'en déçoit, mais s'en relève aussi. Parce qu'il faut vivre. Et quand la mort surgit, elle est absurde et inattendue.

         A son image est aussi sombre que riche. Pas de faux-semblant. Pas de flagorneries. La complaisance est exclue. Ne pas s'attendre à flâner rêveusement dans les tendres villages corses. Jérôme Ferrari fait sonner en nous le cor de la morale, entremêle des mondes réels, mythologiques et artistiques et ce, en empruntant un imprévisible chemin de traverse. Imprévisible car invisible. Le monde de la photographie s'ouvre au lecteur et l'amour de l'auteur pour cet art nous contamine, aussi néophyte qu'il soit en la matière. Des vocations naîtront.


Jérôme Ferrari, A son image – Editions Actes Sud – 9782330109448 - 19

vendredi 24 août 2018

Hétéromobile

Matin bouchon
Pointe à 14’ à l’heure !
Première deuxième ?
Le coeur balance sur le cran du levier de vitesse,
Vitesse...
Qui est ici automobile ?
Je me retourne et vois
Devant
Derrière
Latéral gauche
Latéral droit
Même obliques nord-est ou
Sud-ouest,
Points cardinaux tout autour de
Moi au volant de
Mon monde
Roulant.
On est chez soi
Dans cette cabane
De grand.
Majeur et vacciné.
On s’y sent sérieux
Et libre arbitre de
Son destin,
Si l’on a l’âme
Lyrique.
Mais arrivé
Dans l’énorme accordéon
De toutes les autres machines roulantes
Immobilisées,
Immobilisantes,
On est handicapé,
On est outil de la machine
Et qui est de moi ou d’elle
L’intention
L’intuition
L’esprit,
Qui est le maître ?
L’angoisse du bouchon matin.
On voudrait qu’il
Reste,
Comme dans les petites rues
Voisines
Le prolongement douillet du foyer,
Voire même si l’on a poussé le vice jusqu’à s’envelopper
De son plaid de voiture,
Celui du lit
de sa couette accueillante.
Nostalgie du matin...

Mais
La claque du matin bouchon
Réveille digne
D’un patron brutal.
Accueillant lui comme une porte de
Prison.
Coincé entre d'innombrables
Congénères inconnus,
L’on doit se battre pour la
Survie.
L’on n’obtiendra sa place que
Si et seulement si,
Petite touche mathématique,
L’on roule en
Prédateur.
Menacer suffira.
Pas besoin d’attaquer,
Quoi que quoi que...
Pas d’attaque trop frontale
L’automobile est en plus un
Précieux et cher objet
Qu’il ne faudrait pas érafler
Sous peine de...
On ne sait trop quoi au juste...
Bref,
Fuir vous crèvera,
Cela ne fait aucun doute.

A l’arrêt,
L’on observe ses pairs.
Ils ont l’air tout aussi
Déçus d’avoir
Perdu
Leur petit paradis.
Pas tous,
Il y en a qui sont comme de gros poissons
Dans l’eau.
Il faut être gros très gros pour
Se sentir dans son eau.

Alors on se prend à
Rêver,
Les yeux se ferment dangereusement,
D’un peu d’air frais
À bicyclette...
L’on fredonne,
L’on s’évade.
Le collègue bobo bio écolo
Tous les jours invariablement
Ébouriffé par son casque
Vélocipédique.
Et pourtant,
L’on se prend à penser à lui.
L’envierait-on là juste là ?
L’envierait-on... ?
Dans l’habitacle qui pourrait si
L’on se laissait prendre par les tentacules du
Matin bouchon bouchon matin
Devenir cage,
Dorée mais cage quand même,
L’on se sent terriblement
Hétéro !
On nous avait promis auto mais
La gageure !
Jamais aussi hétéromobile,
Machino-dépendant.
Moi homo sapiens
Devenu hétéropitèque.
Ce soir,
En s’endormant,
Il faudra songer
À tout ça
Et demain ?
Qui vivra verra.




jeudi 23 août 2018

La foule, le livre, sans Nous

La foule
Berce,
Tourbillonne,
Effervescente,
Elle a mille visages,
Mille couleurs,
Tous les possibles
Visibles et
Invisibles.
Tous les combinaisons
Du chiffre.

Puis,
Désertion.
Il n’en reste que deux.
Elle regarde tout
Autour,
Même un planant
Perdu
Au-dessus d’eux
Deux
Qui ferait
Des ronds,
Oublié.
Mais elle est face à face.
Elle n’a pas peur.
Elle ne sait pas
Etre
Deux.
Elle se tait,
Elle parle trop,
Elle perd le corps,
Pour être
D’autres.
Elle invente
Convoqué
La foule
Qui les entourent
Alors,
Non elle seulement.
L’autre,
Là,
Sait être
En nous.
Le simple deux
Va.
Il regarde droit devant,
Droit dans les yeux,
Pas toujours,
Parce que...
Pourquoi faire ?
L’ensemble ne tient pas
Par les yeux.

Elle est plus
Seule
Que jamais
Quand c’est deux.
Qui que soit le
Second,
Elle est perdue
En nous.
Elle omet tout,
Elle rejoue
Les comédies
Millénaires,
Elle automate
Pire qu’une poupée
Chiffe molle,
Machine fausse
Parce qu’être deux
C’est aimer trop,
C’est aimer tellement haut
Que le vertige
Terrasse
Et elle s’affaisse.
C’est comme son coeur
Dans ses mains
Pulsant,
Vivant,
Hors d’elle-même,
Catastrophique
Badaboum
D’énergie écarlate.

Ils sont nous
Et elle voudrait disparaître.
Son reflet
Force toutes ses
Barricades
Et
Chaque fois,
Le coeur
Se jette dans
Ses mains.
Nausée...
La machine prend le relais.
Respiration assistée.
Ils sont trois,
La poitrine se referme.
La machine demeure,
Précaution.

Elle voudrait être
Seule,
S’échapper,
Seule,
Elle existe
Moins.
Elle n’a plus ce nous
Du corps,
Elle est juste ce qui
Va.
Seule,
Elle est folle.
Elle reprend place
Dans son
Monde.
Sans corps
Sans coeur
À portée de main,
Pleine pourtant de
Toutes leurs
Promesses.
La magie de l’esprit
Et elle est seulement
Elle.
Les livres
Bâtissent les murs
Tapissent les sols.
Ils en sont
La matière.
Ils,
ne demandent pas
De
Nous.
L’à-deux n’impose
Rien,
Il est celui qui
Va.
Facile.

Enfin seule,
Sans corps
Sans cris.
Ensuite,
Elle ressortira
Se jeter
Dans la foule
Et s’y perdre
Délicieusement.
Juste bain
Régénérant.
L’entre-deux,
Son dilemme.

mercredi 22 août 2018

Zadie Smith, Swing Time - Editions Gallimard


Danse, chante et tu sauras qui tu es




Roman gargantuesque, subtile comédie musicale, touche-à-tout, savamment construit, piquant les questions de notre société occidentale, sans ambages, sans ambiguïté. Swing Time ressemble à un énorme éventail déployé au-delà de notre pouvoir de lire. Chapeau bas.

La danse, ici celle de Zadie Smith commence et termine ce monde. Et dans sa chorégraphie, l'on peut vivre trente vies à travers le monde entier. La roue tourne dans tous les sens et le cycle s'achève sans prophétie à la clef. C'est bien plutôt la finesse de la nuance que chante et danse ce roman. Alors en voilà quelques bribes aussi fidèles que possible au foisonnement engagé de Swing Time.

Une narratrice qui devient notre guide, une partie de nous-mêmes. Elle nous attache, ne nous ligote pas, ne nous heurte pas, ne nous bouscule pas mais on en oublie son prénom... Elle n'est pas insipide. Elle sait raconter ce qui doit l'être, en personnage secondaire de toutes ses vies, pourtant bien voix première de ce récit. Elle n'en est pourtant pas l'héroïne. Le projet la dépasse encore davantage que les autres peut-être. Ou alors elle l'est bien plus que tous, jeune métisse, complexe singulier, tête penchée interrogative, avec le sentiment de l'importance « de se considérer soi-même comme une espèce d'étranger, afin de rester libre de tout préjugé par rapport à son propre cas. » (p.133)
Précisément jeune métisse, trop noire en Angleterre, pas assez en Afrique, pas violemment discriminée mais très nettement mise dans une case, jamais la même, toujours changeante selon le lieu du monde où elle se trouve, ou même le quartier d'une ville où elle déambule. Où est-elle chez elle ? Où sont ses pairs ? Partout et nulle part. Son métissage est unique et toutes les sociétés l'identifient à partir de cela. Sans s'en tenir bêtement là mais c'est à en perdre le tête. Elle la garde pourtant sur les épaules grâce à ses doutes et son auto-dérision.
Il y a cette mère et son discours sur l'importance des origines, de son Histoire mais, nuance notre guide, « sans être déformée par elle » (p. 447) : savoir d'où l'on vient... oui mais quand aucun regard porté sur vous n'est le même ? Hormis si vous vous en tenez à votre pâté de maison originel. Et là, le poids de la classe sociale s'abat et dessine une fatalité. Ou ce qu'on croit tel.
Le déterminisme de classe ou non, les chances et malchances de la vie familiale, l'éducation, la personnalité de chacun, tous ces éléments conjugués qui tracent une route. Swing Time nous raconte ce que chacun peut devenir ou pas avec ce dont il dispose au départ, avec son origine sociale, géographique, avec ses ressources propres et l'aura de son éducation. Sans doute que l'idée que l'on garde au final est, non que l'origine sociale scelle un destin, mais que c'est l'éducation qui marque au fer rouge. L'éducation résonne comme un tambour de la plus petite enfance à l'âge adulte, encore et encore. Et elle fait de nous bien davantage que ce l'on voudrait bien reconnaître.
Les éducations et les classes sociales s'affrontent à travers tous les personnages, leurs choix de vie et leur trajectoire plus ou moins prévisible. Et Zadie Smith ne prend pas de gants pour nous montrer que cela concerne en premier lieu les enfants et ce que nous appelons leurs amitiés. Les deux petites filles métisses du cours de danse qui se lient de tendre amitié ? Non, cette amitié est d'emblée cruelle et ce n'est pas l'attachement du cœur qui compte mais ce que ce lien apprend sur la vie. L'amitié enfantine pleine d'enjeux de pouvoir et reflet des luttes parentales, sociétales. L'amitié enfantine sans innocence, la dominante, la dominé et la vie qui s'ensuit et glisse.
Toute relation est ici semée de lutte de pouvoir, de hiérarchie, d'images sociales et de malentendus. Chassés-croisés de vies qui cavalent dans un sens ou un autre, s'entremêlent et se détachent, se rapprochent de manière insensée, sans amertume. Mais toujours un pourquoi ?
Il y a aussi le star-système, le pouvoir de l'argent, « la culture du cadeau » (p.100), l'injonction au bonheur, les amours croisés, les infranchissables fossés culturels et tous les deuils qui construisent peu à peu ces personnages.

Mais au final, la danse la danse la danse. C'est là que les racines s'ouvrent et se creusent, le rêve et l'espoir se déploient, l'expression et le langage s'épanouissent, sans un mot, le corps qui tisse les liens entre les vivants. La danse qui tisse les fils de ce texte qui lui rend un hommage amoureux.


Zadie Smith, traduit de l'anglais par Emmanuelle et Philippe Aronson, Swing Time – Editions Gallimard – 9782072701696 – 23,50

Le grand ami

Le grand ami
Ne sait pas
Compter.
Il jette ses doigts
D’apothicaire,
Ceux des chiffres
De tous les jours.
Il a les mains
Grand ouvertes
Et elles ne font
Qu’un.
Il ne pèse
Pas,
Il ne balance
Rien,
Il encaisse
Dans ses mains
Offertes
Plus larges
Que tous les horizons
Rêvés.

C’est un panier
Percé,
Le grand ami
N’économise
Aucun
De ses
Soucis,
Fait voler
Les valeurs
Et il pleut
La richesse.
Avec ses doigts
Compteurs,
Il jette tous
Ses billets.
Il vide ses
Poches
Et
Fait chanter
L’averse.

Les parapluies
Se referment
Puisque
Tombe
Du grand ami
L’exact nécessaire.
Il connaît les rouages,
Il connaît les recoins,
Exiguïtés
Et grands déserts.
Il connaît mon pays
Parfois même
Mieux que moi.

Sans limites,
Il nourrit
Son souci
Et porte nos peines.
Il s’en dessècherait.
Dans le silence,
Dans l’attente,
Il accepte
Presque
Toutes les
Conditions.
Puis,
D’un coup,
Tonne
Et
Tout le monde
Debout.

Inqui-
et
Délicat,
Comme ce
Qui a manqué.

Mais
Le grand ami
Se cache.

Et viendra le jour

Je promets !
Moi aussi
Je ferai
Pleuvoir
Son plus bel
Orage.



mardi 21 août 2018

Quelques mots et l'enclume

Quelques mots,
Osés,
Affirmés,
Pesés
Et qui soulèvent
Le coeur.
L’enclume qui
S’y logeait
A fondu
Un instant,
Deux minutes,
Plusieurs heures.
Quelques jours.

Quelques mots
Sans pitié
Sans larmes
Sans douceries.
Juste
Réels pour elle
Pour lui
Qui les offre,
Justes,
Qui soulèvent
Le coeur
Et achèvent le puzzle,
Quelque part.

Quelques mots
Entiers,
De majuscule
A point,
Sans accroc,
Francs,
Droits.
Justes de
Justice,
Justes de
Respect,
Du respect que
L’autre me délivre
Et que je
M’interdis
Quel qu’il soit.

Quelques mots
Qu’on sait déjà
Qu’on gardera
Tout contre soi,
Loin des neurones et leurs
Ébats,
Qui lèvent les yeux
Vers l’horizon,
Qui ouvre l’espoir
À tout rompre
Quoi qu’on en dise.

Quelques mots
Dont l’auteur ne
Se souviendra
Pas.
Sans folie,
Sans spectacle,
C’est déjà dit.
Pas de fanfreluches
Mais les paupières
Malgré tout
Clignent
Plus fort :
L’enclume sort par
Les yeux.

Parfois,
Quelques mots
Intimes
Ou même secrets,
Préservés de la moindre
Autre ouïe
Qui
Calibrent le
Nouveau cours
Des choses.

Quelques mots
Qui
Couvrent
Sans fracas
Aucun,
Calmes
Le caquètement
Douteux
Du monde.

Quelques mots
Et l’on se
Rappelle qui
L’on est.

lundi 20 août 2018

Eric Fottorino, Dix-sept ans – Editions Gallimard


Petite maman n'avait que dix-sept ans : les origines


Eric Fottorino nous invite à une plongée dans l'extrême. Pas celui du saut à l'élastique, de l'expédition au cœur de la jungle. Un extrême bien plus terrifiant, qui nous concerne tous : celui de notre intimité la plus ultime.

        Le narrateur nous invite dans son intimité la plus profonde. N'ayons pas peur des mots. Aussi profonde et intestine que peut l'être l'intimité. Aussi cru et cruelle, dans le tréfonds des entrailles.
Avec ces mots, Eric cesse de se défiler. Il a fui, pendant plus de cinquante ans, il a fui. Pas vraiment son histoire. Il a fui sa mère. Sa toute petite maman qu'il ne peut pas appeler autrement que par son prénom Lina, parce qu'à dix-sept ans, est-on une mère ? Est-elle vraiment sa mère ? Mais au fur et à mesure, il s'aperçoit que la question n'est pas là. Eric part à la recherche de ses origines. Voyage initiatique sur le tard. Il retrace depuis sa vie intra-utérine jusqu'à aujourd'hui ce qui a tissé cette relation de désamour qu'il entretient avec sa mère. Il ne la connaît pas. Il la méconnaît. Il ne peut pas la toucher ni la laisser le toucher. Il ne peut pas l'aimer. Et il ne comprend pas. Ou il croit comprendre mais son intuition lui dit qu'il se trompe. Qu'il n'a pas tout vu ni tout entendu.
Les fantasmes dans leur plus grande impudeur sont évoqués, impudiques oui mais bien réels et tout répugnants qu'ils puissent paraître si on les évite, ils sont les plus puissants. Mais, les regarder en face ne peut-il pas enfin soulager et faire tomber le dégoût et la rancœur ?
        Le désespoir, l'amertume, la douleur ancrée des origines fracassées, recollées, brisées à nouveau, toujours fissurées s'écrivent au fil des pages. La violence des émotions est au rendez-vous et le cœur du lecteur doit être bien accroché. La haine de soi, jamais vraiment dite, jamais vraiment loin avec cette entrée ratée dans la vie : « comme si ma vie avait commencé par une faute de goût.» (p.37) raconte Eric. L'authenticité de ce récit est prégnante.
Le narrateur nous entraîne dans les méandres de la mémoire et les bouffonneries de l'oubli. Tout se reconstruit car l'oubli œuvre, comme un insensé croit-on de prime abord. Mais le bouffon est toujours plus sage que celui qui se dit tel. L'oubli protège et atténue les douleurs, les amours insupportables et l'abandon à chaque coin de rue. L'oubli est un bouffon à apprivoiser et il laisse courtoisement sa place quand la conscience s'éveille vraiment. Il n'a alors plus lieu d'être, il découvre ses tours et le voile se lève.
La famille... Un immense sac de nœuds où les masques sont multiples et se superposent, où l'on fait croire avec le plus grand sérieux cette fois-ci les choses les plus fausses mais dans lesquelles on a foi. Les luttes de pouvoir, la haine et la rage sont là, partout. Et les usurpateurs ne sont pas ceux qu'on croit. Les méchants et les gentils n'existent plus. Chacun a sa nuance de gris, nébuleuse et singulière. Indomptable. Il s'agit de se souvenir et puis, de faire avec.
        Dans cette aventure intérieure, la nature et les sensations qu'elle suscite sont omniprésentes. Elles rythment la marche vers l'histoire et aident à reconstruire les ruines. Nice, la Charente, les paysages, leurs couleurs, le bleu partout où Eric s'arrête et comprend. La poésie des sensations vient bercer la violence de l'intime à nu. Certainement révèle-t-elle aussi la poésie propre de l'intime.
       Le fin mot de l'histoire est une boutade, comme l'oubli-bouffon, mais bien plus véridique que les grandiloquences : « L'être humain est comme une mayonnaise. Pour que ça prenne, il faut verser les ingrédients au bon moment. Sinon rien ne se passe, c'est trop tard.» (p.68-69) Eric Fottorino nous offre un écrit d'un grand courage, le plus grand courage sans doute dont on puisse faire preuve. A admirer avec humilité.


Eric Fottorino, Dix-sept ans – Editions Gallimard- 9782070141128 – 20,50

dimanche 19 août 2018

Cloé Korman, Midi - Editions du Seuil


Midi sonne La Tempête et ses échoués


Un roman sur le respect de l'enfance, troublant récit d'un acte manqué, dans un décor de féerie apparemment invraisemblable. Pourtant rêve, théâtre et réalité sont bien sur le même bateau.

          Midi est un monde d'enfants, de piailleries, de pirateries puériles et de petites mains blotties dans les grandes. Mais attention pas trop de douceur. Les enfants ne sont pas tout gentils tout beaux, ni eux ni les mères et pères qui les entourent. Les clichés de l'enfant innocent et des parents aimants à l'écoute sont mis à rude épreuve. Les incompréhensions et les mensonges souvent nécessaires, parfois seulement lâches semblent entraver les relations. Il s'agit en fait d'arriver à entendre la parole muette de l'enfant et de la supporter. Si vous rêvez encore de la famille idéale, abstenez-vous de lire ce roman. Midi nous remet les pendules à l'heure, à nous adultes responsables et moraux. La conscience chatouille. N'allez tout de même pas penser à un drame à la Dickens ni une leçon de morale : l'onirisme ponctue chaque page et nourrit notre imagination avec délectation.
Les enfants de ce groupe ne forment pas une masse informe, tout au contraire. Ils ont chacun leurs petites mais essentielles particularités qui en révèlent beaucoup sur eux, Bastien le diabétique bègue, Marcel le timide enfant prodige, Morgane la princesse de la cour de récré, Mario le cancre attitré, Jo la pestiférée, élément essentielle de la bonne marche du groupe, etc. Chaque petit est un être singulier et Cloé Korman les fait vivre, peut-être revivre tant ils paraissent réels.
        Du début à la fin, la narratrice ménage une tension subtile, loin d'être insupportable ou digne de l'horreur. C'est une tension lancinante, comme un flux et reflux qui ne s'arrête jamais, même quand on croit ne plus y penser. C'est une bête, mais une grosse bête qui monte qui monte... C'est un suspens oui, parce que l'on sait d'emblée qu'il y aura un drame en plein midi mais rien de plus. C'est le suspens de la vie de n'importe qui : celui du secret, du silence, de la culpabilité qui ronge. Qui n'a pas une histoire qui le poursuit ainsi ? L'histoire que nul ne soupçonne et qui pourtant s'agite en soi tous les jours que Dieu fait. Et c'est davantage cet avant de la révélation que le lecteur traverse avec Claire.

          La sensibilité et non sensiblerie, comme d'aucuns pourraient le penser puisque c'est un livre sur l'enfance et ses tempêtes, est à fleur de peau. Les tableaux aux cinq sens parsèment le roman. Les mots ne suffisent pas s'agace la narratrice ! Pourtant, au souvenir de cette lecture, couleurs, danses, odeurs et sensations de toutes sortes resurgissent.  « Leurs chuchotements crépitent ici comme un feu dans des aiguilles de pin, leurs cris sont acérés par la réverbération et se propagent dans un air qui pue le vieux sandwich au beurre et la chaussette sale,[...] » (p.62) Comme quoi, malgré sa frustration, l'opération est réussie.
        Le naufrage aussi. La tempête gagne. Puis le silence se fait. Un silence de mort où même les oiseaux se taisent. La Tempête de Shakespeare souffle au fil du texte, partout présente, poétique, créatrice, galvanisante, elle ouvre un souffle communautaire où chacun prend sa place et trouve son utilité. La Tempête, irréelle, fantastique, ou bien alors métaphorique et annonciatrice... Le théâtre révélateur photographique de l'existence dite réelle. La littérature prend vie, elle est là partout et elle s'insinue chez les enfants et les adultes qui s'en emparent et qui, ironiquement, ignorent celle qui gronde au-dessus de leurs vraies têtes. Le rêve catastrophe rejoint la brutalité du réel. « Le monde entier est un théâtre » écrivit M. Shakespeare ; le théâtre est aussi le monde entier, à n'en plus douter.


Cloé Korman, Midi -Editions du Seuil – 9782021403558 - 18

vendredi 17 août 2018

Emilie de Turckheim, Le Prince à la petite tasse, Editions Calmann-Lévy


L'étranger et l'écrivain


Accueillir, être accueilli ; lire, être lu ; écrire, être écrit ; les deux côtés du miroir. Émilie de Turckheim nous promène dans l'aventure improbable de l'exilé qu'elle réfugie dans son foyer, qu'elle protège comme son enfant et qui bouleverse son monde et sa langue.

       Emilie de Turckheim n'est ici pas celle que l'on attend. Elle surprend. Elle n'est pas ironique ni provocante comme elle peut l'être dans ses romans. Elle n'a pas ce rythme déroutant. Elle témoigne ici en son nom propre et l'on voit apparaître la personne et l'émotion sans fard derrière l'auteure à travers une expérience humaine hors du commun.
En effet, c'est l'accueil d'un réfugié afghan dans une famille française que nous est raconté de l'intérieur. L'on a lu et entendu des récits de ceux qui vivent l'exil et l'étrangeté absolue en fuyant leur pays en sang. Mais voilà un point de vue véritablement original pour aborder ce thème. Il y a celui qui vit le drame mais il y a aussi en face de lui, celui qui tente de l'adoucir et qui, secrètement, rêve de le faire s'achever, peut-être combler « le manque tentaculaire d'une mère » (p.57). Être accueilli oui, on en connaît ou intuitionne les difficultés, mais accueillir en tant que personne ? Non en tant que pays et en termes politiques mais en tant qu'individu. L'accueillir est un art, « un voyage joyeux » (p.146) qu'à la lecture de ce récit nous ne pouvons qu'avouer ignorer. L'avons-nous oublié en croyant évoluer ? C'est une autre question.
        L'émotion est intense et presque permanente au long des pages qui se tournent. Des morceaux choisis de l'existence partagée de la famille de Turckheim et Reza-Daniel. Les moments d'intensité. On imagine qu'il y a tous ces autres moments presque habituels que nous n'avons pas sous les yeux. Mais peut-être aussi que l'auteure veut nous faire entendre que l'habitude n'a pas sa place dans cette expérience-là et que l'émotion est à tous les coins. Des émotions méconnues et tripales.
       Il n'y a pas de doute, en ouvrant un livre d'Emilie de Turckheim, l'on ne s'attend pas à cette sorte d'émotion-là. Qui plus est, voilà une vie intérieure que l'on s'arrange souvent pour éviter. Trop exigeante. Trop tourmentée. Le lecteur doit donc prendre le temps de s'accoutumer à cette intensité et ne pas s'en protéger comme il serait plus aisé de le faire. Accepter ces émotions et les incongruités de deux mondes qui se rejoignent. Accepter de se laisser toucher. Le Prince à la petite tasse ne ménage pas son lecteur là-dessus et implique une nouvelle expérience aussi pour celui qui le lit. Reza, dont elle dresse le portrait fait nécessairement chavirer, à un moment ou un autre et c'est grâce à lui que les gonds sautent brutalement. A chacun son moment et sa sensibilité. Celui-ci par exemple ? « Et voilà que sort de sa bouche cette parole inimaginable : « Pardon pour toutes les fois je ne pas compris. » » (p.192) ou celui-ci : « Il sait ce que fuir veut dire. Avoir le corps pour seul abri. Avoir comme monde entier son propre corps . » (p.23)

      C'est également le journal d'un écrivain que l'on découvre. L'auteure ne se cache de rien. Du moins, l'on en a l'impression. Elle est celle qui vit dans un océan de livres et qui écrit dès 4h du matin. Elle intercale les poèmes qui racontent la vie, qu'elle doit écrire pour raconter la vie. Lire, écrire, les mots, la langue partout tout le temps, sont une façon de vivre et la rencontre de Reza, son existence de survivant improbable interrogent : « Ecrire ou accueillir, il faut choisir » (p.33)
De fait, le lecteur va lui aussi à la rencontre d'une personne qu'il n'aurait pas soupçonnée. Celle qui existe derrière la main qui écrit, derrière celle que l'on s'imagine avec volupté en évoquant un nom sur une couverture. L'écrivain et la personne réellement vivante ne sont jamais les mêmes. Proust nous avait bien prévenus mais qui ne s'y laisse pas prendre ? L'humain a mille visages.


Émilie de Turckheim, Le Prince à la petite tasse – Editions Calmann-Lévy – 9782702158975 - 17

mercredi 15 août 2018

Les algues et les nuages

La tête
En algues
Rampantes
Flottantes
Enroulantes.
Les rouages
S’enrayent,
Elles les infiltrent,
Les fuitent,
Les étouffent,
Les violacent.
Les algues
Du fond des mers.

Alors le cou se tire
Et ouvre la bouche
Pour happer
L’air du ciel
Et ses moutons cotons,
La tête attend sa
Nébuleuse
Salvatrice.
Il faut ouvrir
Toutes les fenêtres,
Le bec et
Tous les pores
Le plus grand
Possible
Pour que le chef
S’embrume.

Les algues sont
Omnivores,
Font pas les
Difficiles,
Plantées au creux
Des reins
Et tout le monde
A la renverse
Au fond des pieds,
D’autres coincés en
Genoux.
Les algues inondent
Et
Reste l’ivoirien
Squelette,
Flambant neuf,
Seul au monde.

Le cou s’allonge
Toujours plus haut
La bouche ouverte
Le nez avide,
Même les oreilles,
Ça peut toujours servir
En quête de gros
Nuages.
Blancs noirs ou gris
Sans discrimin’,
Bon gros nuage
Qui crève les
Algues insidieuses.
Il poussera chacun à
Sa place,
Tout doux ordonnanceur
Après
La plongée sous-marine.



Elle a un avis sur tout

Elle a un avis sur tout. Elle sait de quoi l'on parle et ne s'en laissera pas conter. Elle n'est pour ainsi dire jamais d'accord sauf avec elle-même.  Elle ne se tait pas ou peu. Non, elle ne parle pas à tort et à travers mais ! elle ne manque jamais d'intervenir. Elle ne doit pas laisser passer l'occasion d'affirmer son avis. Pas besoin de haut et fort mais ! sans appel. Ceux qui la connaissent sourient. Ceux qui ne la connaissent pas reculent ou l'affrontent. Se sentent offensés et elle prend son air innocent disant qu'elle ne fait que donner son avis. Ceux qui la vivent au jour le jour s'agacent. Elle a l'air sûre. Elle est sûre, c'est sûr. 

Elle a un avis sur tout ?
Pauvre fous !
elle n'a d'avis de rien
et au fond d'envie de rien
mais un avis 
nourrit la vie,
une raison,
un sens,
même fugace,
même volage.
Alors, 
il faut préparer 
le suivant,
ils doivent s'enchaîner,
s'enrouler les uns aux autres
former un entier système pour
ne pas ouvrir
la faille
la faute
la fuite
et tout se dégonfle comme un vieux pneu 
rabougri.
A tout prix éviter
cette
débandade
capilotade
car le souffle alors
manquera.
Un avis sur tout ?
pour être quelqu'un
quelque chose,
pas juste le vieux pneu,
pour ne pas retomber
comme ces brioches
gonflées au
fromage.
Elle doit sentir 
fort
le fromage,
même les plus francs,
écoeurants
ou violents,
pour ne pas
redevenir
une grosse pâte molle
informe
et
insensée.
Elle ne tient qu'à ces 
fils-là.
Elle existe 
en avis
péremptoires souvent,
malhonnêtes d'
assurance.
Ils mentent.
Elle ne fait que mentir.
Mais elle se contrebranle de 
tromper.
Elle sait,
elle ne se trompe pas
elle-même,
pas jusque là
tout de même,
que personne n'aimera
celle qui
avoue 
ne rien savoir,
ne rien comprendre
ne rien être d'autre qu'une pâte
informe
qui ne tient pas
deux pas
puisque tout n'est qu'un 
vaste doute.
Personne n'aimera 
celle-là qu'elle cache au fond.
Elle fait 
peur
pitié
pathétique,
Méduse répugnante.
personne n'a envie de se voir
pétrifier.
Un avis sur tout,
ça donne le change,
l'impression,
mine de
et on peut toujours
aimer une pensée et tous ces mots
qui s'éparpillent,
c'est vivant,
énervant mais vivant
et le pneu et la pâte s'effacent 
timidement derrière le
tout.

Et ceux qui la connaissent haut et fort,
savent que
quand l'avis est trop ferme,
que la rage noircit l'œil,
elle lutte pour ne pas
dégonfler.
Et inerte matière.



 

vendredi 10 août 2018

Eric Dupond-Moretti, réalisé avec Laurence Monsénégo, Le dictionnaire de ma vie -Editions Kero

Doutez, écoutez, interrogez et indignez(-vous) !


      «La bataclanisation des esprits », « l'ère de la transpercence », « l'hyper réglementation », l'ygiénisme » etc. Néologismes pour décrire la société qui émerge et frapper les esprits. Dénoncer. Éveiller. Faire rire. Surtout faire penser. Une lecture ébouriffante.

            Le Dictionnaire de ma vie d'Eric Dupond-Moretti ne raconte certainement pas la vie de l'homme. Quelques éléments biographiques certes. Utiles et efficaces. Pas de narcissisme mal placé. D'aucuns pourront dire qu'écrire ce livre est en soi une parade de grand avocat médiatique qui se montre. Ils auront tous les droits de le dire. Mais alors, soit ils n'auront pas lu ce livre et en parleront sans savoir (qu'y a-t-il de plus malhonnête ?), soit ils l'auront lu sans se départir de leurs a priori. Alors, est-ce la peine de lire ? Un livre vous ouvre à d'autres horizons. S'il n'y a pas de place pour celui qui écrit, autant ne pas salir le livre de cette lecture peut-être bien davantage narcissique. Bien sûr il sait user de la langue et en jouer, et y jouer aussi, il sait construire son discours. Tant mieux. Le texte est intéressant et captivant. C'est un plaisir. Ne boudons pas notre plaisir alors ! Et si le lecteur a peur d'être convaincu, fasciné ou mieux, dérangé et inquiété par ce discours ? Où se situe donc le vrai danger : dedans ou dehors ? Levons les yeux sur le miroir qui nous fait face.
Eric Dupond-Moretti réalise avec Laurence Monsénégo un ouvrage sur la société actuelle. C'est de notre monde qu'il nous parle et auquel il nous invite à chaque page à penser et repenser sans jamais s'arrêter. Il y a une sorte de croisade infinie à mener en ce sens et dans laquelle l'avocat nous entraîne. A travers un portrait critique des instances judiciaires et de la grande Justice en laquelle « seuls ceux qui ne l'ont pas expérimentée ont confiance[...] »(p.22), il s'indigne de l'évolution sociale : le principe de précaution comme référence ultime et incessante, principe à la base d'une société de paranoïaques coincés dans leur carcan de plus en plus étroit, coincés du cul disons-le ! Cette hyper-réglementation, normopathie comme disent certains spécialistes du psychisme, nous menacent tous ou a déjà gangrené une grande part de notre société. En plus d'avoir l'effet inverse de celui qu'elle vise, la normalité folle et répressive qui s'abat sur nous et que nous accueillons les bras ouverts, tels des victimes du syndrome de Stockholm, nous empêche de réfléchir par nous-mêmes. Et comme nous sommes satisfaits de pouvoir nous laisser aller dans cette moelleuse couche d'impensé, le doute, l'irrésolu, l'incertain nous insupportent. Et nous n'acceptons plus l'étrange et l'insoluble. C'est pourtant bien le fondement de notre condition, n'est-ce pas ?
Le livre est réalisé comme une mise en abyme, voulue ou non (il serait étonnant qu'elle soit innocente) de son propos par l'auteur. Il donne en effet à vivre au lecteur ce qu'il expose et raconte dans les différents articles de son Dictionnaire. Cette lecture est une expérience.

        A souligner la très belle, voire poétique, esquisse du rôle social de l'avocat que dépeint l'auteur : un rôle notamment éthique. Celle de contradicteur, d'indigné, d'impertinent, de révolté, qui force l'intelligence et empêche le confort de la bien-pensance. Cet avocat un peu idéal mais auquel on a terriblement envie de croire doute, questionne, se met à la place de celui dont la vérité propre dévie de la pensée normale. Il entend et respecte les subjectivités dans leurs paradoxes et leurs loyautés. Et il a par-dessus tout un devoir d'humilité, face à ce qu'il ne comprend pas, ce qu'il ne sait pas et ce qu'il ne peut pas.

       On en pense ce qu'on veut, les arguments avancés par Eric Dupond-Moretti interpellent nécessairement. Ils agacent. Ils révoltent. Ils enflamment. Ils emportent. L'indigné indigne. L'indigné touche. Il a donc réussi son pari.
Il est brillant. C'est indéniable. Comme Bernard Henri-Lévy, on s'exaspère de son franc-parler brutal, de sa contre-pensée, de ses révoltes (« Urticaire » (p.189). On peut aussi le suivre dans l'énergie de son engagement et entendre un des aspects de la réalité qu'il partage avec nous. « Toutes les situations sont porteuses de sens et d'enseignements. » (p.145)
Peut-être ment-il. Il en a le droit, comme tout un chacun. La responsabilité nous incombe ensuite à nous, lecteurs, humains doués de raison, de nous nourrir comme nous le souhaitons de ses mots. Ou pas.


Eric Dupond-Moretti, réalisé avec Laurence Monsénégo, Le dictionnaire de ma vie -Editions Kero – 9782366582994 - 17