mardi 17 avril 2012

Cicatrices

   Par hasard, j'aperçois son bras droit. Je reste interdite : de l'épaule jusqu'au poignet, le membre est strié comme l'écorce d'un vieil arbre qui a vu un siècle s'écouler et qui affiche le nombre des années passées dans les crevasses de son écorce. Les blessures dessinent comme le plan d'une ville inconnue, les rues s'entrecroisant en tout sens et formant parfois même des arabesques élégantes. Ce n'est pas une écorce, ce n'est pas un plan, c'est une peau humaine qui se dévoile à moi. Et c'est celle d'une jeune femme qui n'a qu'à peine commencé sa vie. C'est du moins ce que je croyais. Elle sourit ; beaucoup ; souvent. Elle regarde droit dans les yeux, son regard est puissant et donne vie à ce qu'il touche. J'ai toujours eu cette impression en l'observant que les choses et les gens étaient plus intéressants une fois qu'elle les avait regardés, malgré son jeune âge. J'en avais conclu à une force intérieure que certaines personnes possèdent, on ne sait trop par quel miracle de la vie. Elle faisait pour moi partie de ce groupuscule de gens un peu extraordinaires ou que j'aime à penser hors du commun, ceux qui dégagent ce quelque chose d'indescriptible et incompréhensible. Je me laisse hypnotiser par leur pouvoir un moment, comme je me laisserais glisser dans le plaisir de la sensualité. Mais la limite de cet état survient toujours et mon cerveau reprend les rênes, outré de tant de laisser-aller. Et alors, je veux comprendre, je commence ma quête, je fouille les yeux de cet être spécial et je ne m'arrêterai que lorsque j'en aurais saisi l'essence. Avec elle, je n'en étais pas là. Je m'enivrais de sa présence suave qui me rassurait par sa densité et sa tranquillité.
    Je reste figée, je suis fascinée par cette immense douleur qui me frappe de plein fouet, que je ne prévoyais pas, qui était là et que j'ai magnifiquement ignorée ; il y a aussi la beauté de ces marques. Je ne me maîtrise pas, je n'essaye pas de jouer la comédie du socialement correct ; je fixe intensément son bras. Elle me voit, bien sûr. Devant ma réaction si vive, je la soupçonne de me laisser quelques secondes de plus face à cette intimité qu'elle a laissé paraître. Puis, elle rabaisse sa manche. Je mets quelques secondes avant de lever les yeux sur elle. Son regard n'est plus le même. Le bleu si serein de ses yeux s'est électrisé. Une tension est montée en elle et elle m'en fait part avec un sourire qui n'est pas malheureux ni plaintif. Elle me sourit avec un certain soulagement mêlé à une crainte qu'elle ne peut visiblement pas réprimée. Je ne l'ai jamais vue ainsi. Ma surprise l'amuse derrière ce passé qui surgit et la reprend à sa nouvelle existence. Un frisson la traverse. Je m'étonne de frissonner à mon tour comme en réponse à son corps qui parle. Mon intellect se remet en marche et une foultitude d'images s'associent pour faire naître en moi tous les scenarii possibles. Mes pires cauchemars me reviennent en tête et je pense à la potentielle réalité de ces terreurs nocturnes. J'en tressaille à nouveau.
   L'instantané d'une histoire m'a été livré. Je suis désormais dépositaire de cette mémoire. Je garde ce nouveau trésor dans le précieux coffre-fort de mon âme. Le quotidien reprend ses droits et nous partons chacune de notre côté vaquer à nos occupations.

   Après ce jour, notre relation ne fut plus jamais la même. J'ignore pourquoi elle m'avait laissée voir par une inconsciente imprudence. Peut-être n'était-ce pas involontaire, peut-être m'avait-elle fait cette inestimable confiance de m'offrir la clef de son univers. Nous nous rapprochâmes peu à peu et devînment amies puis amantes. Elle restait la personne calme et avenante que j'avais connue, la complicité de l'attachement en plus.

     Je me souviens du jour où elle se dénuda devant moi pour la première fois. Je savais pour son bras mais elle ne m'avait jamais rien expliqué. J'attendais qu'elle soit prête pour écouter l'histoire qu'avaient définitivement inscrite ces trous et ces sillons en elle, sur elle. Ce jour-là, je ne crois vraiment pas que je soupçonnais ce à quoi j'allais devoir résister. Elle s'assit lentement, avec une lenteur particulière et inhabituelle chez elle. Elle s'était écartée de moi et me disait à mi-mots de garder mes distances. Son attitude me dérouta de sa part mais je la mis d'abord sur le compte de la simple pudeur. Précautionneusement, elle souleva son pull puis son t-shirt ; elle dégrafa son soutien-gorge. J'ouvrais la bouche par réflexe et réprimai un mot, un souffle, un cri, je n'en sais rien. Je restai hébétée parcourant son torse, sa poitrine meurtris du regard. Elle continua de se dévêtir en douceur. Je ne bougeais plus. Elle se remit debout et se planta face à moi. J'inspectais maintenant ses longue jambes qui m'avaient tant séduites et qui étaient sauvagement lacérées. Je dus m'asseoir. Sa peau était entrecoupée de cicatrices en tout genre : coupures, brûlures, fractures, et toutes celles que je ne parvenais pas à décrypter. L'humanité de cet être qui se tenait debout devant moi avait été saccagée, mise à terre, écrasée, défoncée, arrachée, mise à feu et à sang. On avait voulu faire d'elle un chien, un déchet. Quelques parcelles de sa peau avaient été épargnées mais elles n'en étaient que plus surprenantes dans ce chaos de chair tant bien que mal réparée. Son visage intact perdait son sens au haut de ce corps déchiré.
Elle ne m'accorda pas de répit et ne céda pas à mon choc. Je lui en sus gré. Elle me fit la violence de ressentir une part de l'horreur qu'elle portait. Elle sut bien avant moi que je tiendrais bon et que j'accepterais de partager cela avec elle. Des larmes de révolte commencèrent à couler sur mes joues. Je les essuyais rageusement, en colère contre moi-même, contre les coupables, contre le monde entier, contre Dieu s'il m'entendait qui avait autorisé cela. Je me raidit de haine. J'aurais hurlé de fureur. Je ravalai mes sentiments, sachant que c'était précisément ce qui ne l'aiderait pas. Elle avait ressenti que je partageais sa douleur et la colère qui s'ensuit. Mais ces marques étaient celles de son histoire, elles lui appartenaient et il n'était pas question pour moi de les lui voler. Il s'agissait de sa douleur et de sa colère. Je m'avançai vers elle et la serrai dans mes bras. Puis je parcourais de mes doigts les sinuosités de sa peau détruite. 
Et elle se mit à rire et pleurer, libérée du secret de sa monstruosité que j'aimais.

   

jeudi 12 avril 2012

Attention ! elle attend.

Elle sort, non pas en courant comme la plupart. Elle ne se presse pas. Elle adopte la démarche craintive qui lui fait courber le dos et rentrer les pieds. Elle sourit à ceux et celles qu'elle connaît. Quelle belle maman elle a ! Elle a peur de la regarder d'un air idiot tellement elle l'admire et les envie elle et sa fille. La femme à les dents d'une blancheur presque brillante, ses cheveux sont soyeux et surtout blonds. Elle aimerait se pelotonner dans ses bras. Mais non ! C'est absurde. Elle a tout de suite honte de toute cette affection qu'elle rêve, de cette femme qui ne lui est liée par rien. Une étrangère, une parfaite étrangère. Elle la garde quand même au fond de ses pensées, au cas où.
Elle se hisse sur la rambarde. cela lui scie les fesses. Mais elle ne veut pas s'asseoir. Elle ne peut pas, son corps ne peut pas. Elle doit rester en suspension, ne pas reposer sur quoi que ce soit.pas avant son arrivée. Elle balance les jambes, doucement. Il y a encore du monde. Elle pourra s'agiter quand elle sera seule et que personne ne la regardera plus. Des femmes et des enfants passent devant elle, lui sourient ou continuent pris dans leur conversation. Elle n'est pas encore seule. D'ailleurs, elle ne le sera pas, non ! Elle observe les enfants, les parents qui restent : les grands discutent, ils prennent l'air sérieux ; les petits se poursuivent sur le bord de la route. Ils vont même sur la route. Il y a des voitures pourtant ici. Elle se dit qu'elle, elle n'aurait pas le droit de faire ça, que c'est dangereux. Elle s'étonne que ces parents ne disent rien. Elle reste vigilante aux véhicules qui débouleraient du virage, au cas où.
Puis, ils se séparent finalement. Ils se dépêchent de rentrer manger. Sinon, ils seront en retard pour le retour tout à l'heure. C'est malin, ils n'ont pas pensé à cela. Parfois, elle ne comprend rien aux parents.

Elle est la dernière. Elle est seule en fin de compte. Une vieille dame lit son journal sur un banc, sur la place. Elle l'observe quelques minutes. Elle a peur d'être vieille.
Et alors, elle se met à attendre ou à sentir combien elle attend. Elle tente de penser à ce qu'elle vient de voir, à sa matinée. Mais il est trop tard. La machine est lancée : son cœur s'emballe, son ventre se contracte indéfiniment,ses jambes qu'elle fixe consciencieusement se balancent de plus en plus vite. Elle ne sent plus ses fesses. Ça y est. Les questions la prennent, la tiennent et commencent leur grande fête autour du feu de joie de son attente. Elles étaient là depuis le début mais déguisées, c'est tout. Va-t-elle attendre 2h ici, jusqu'à ce que les portes rouvrent ? Que vont penser les gens en la voyant là ? Ils la trouveront stupide à attendre comme cela.
Elle se lève, s'avance sur le chemin de la maison et prie très fort que la rencontre survienne. Mais la rue est vide et bizarrement silencieuse. Peut-être que quelqu'un va venir lui poser des questions ? Elle ne veut parler à personne, elle veut disparaître. Elle revient à la barrière et se réinstalle Précisément à la même place. La vieille dame à lève les yeux sur elle et elle sent qu'elle est prête à venir lui demander qui elle attend et pourquoi. Elle baisse la tête d'un coup, sans appel et colle ses pupilles à ses rotules en action. Elle se berce de ce mouvement circulaire, si étrange, si fluide. Elle s'apaise un instant. Elle sent à nouveau la douleur dans ses fesses. Elle descend lestement, sautille sur place et se remet en position.
Au bout d'un long moment entrecoupé de regards jetés en arrière, elle se met debout et repart vers la maison. Comme la première fois, elle rebrousse chemin lorsque sa barrière disparaît.

Elle se rassied.
Elle attend.

Cela pourrait durer l'éternité. Elle ne voit pas le bout de son imaginations. Elle se perd dans le trou noir. Elle sombre. Elle transpire. Elle est sale. Elle a honte.

Elle scrute une fois encore : il arrive. Le trou se referme. Elle s'effondre à l'intérieur d'elle-même, épuisée. Le soulagement coule dans ses veines et elle revit. Ce qu'elle a mal ! Pourquoi être restée comme cela sur cette barrière ?
Et là, surgit la question : 'Il m'avait oubliée ?' elle a à peine le temps de la penser. Elle la jette loin, le plus loin possible, dans le coin des idées-ordures. Il arrive, gêné, prononce la phrase fatale. 'Je suis désolé ma chérie, je t'avais oubliée.' Elle ne peut pas s'effondrer davantage et ce n'est plus ce qui peut arriver, elle le sait désormais. Elle ne peut pas le regarder. Elle sent un sourire narquois se dessiner sur son visage. Ce qu'il est idiot ! Elle a honte pour lui de ne pas même avoir la décence de cacher sa petite omission. Je suis devenue son trou de mémoire, un petit trou de mémoire. Je le méprise de tout mon être. Même moi je sais qu'il ne faut pas dire ces choses-là. Et il est mon parent ? Laissez-moi rire. Officiellement, c'est vrai. Mais pas pour moi. Je sens monter en moi cette force sombre qui le tuerait. Je la laissé l'envahir quelques minutes tout en faisant semblant de m'intéresser à ce que je lui raconte. Puis, je la relègue elle aussi au deuxième plan. Elle est trop puissante pour lui, je ne peux pas la laisser voir. Il s'écroulerait comme un château de cartes. Elle le connaît. Elle ne doit pas laisser la force de colère la contrôler. Elle doit rester de marbre. Elle ne peut tout de même pas le regarder. Elle croit qu'elle ne pourra jamais plus d'ailleurs. La haine se mêle au mépris, elle met toute son énergie à l'amadouer et à l'endiguer. Du moins, à la faire taire. En réalité, elle ne fait que la nourrir encore plus.
Il l'a oubliée. Elle a honte de lui, elle a honte d'être ce qu'elle est elle voudrait se métamorphoser, transformer son univers comme par magie, ou tomber dans le coma et que tout le monde s'inquiète pour elle. Quelque part, au fond d'elle-même, elle sent qu'elle vaut la peine, qu'elle est plutôt gentille mais elle ne doit pas penser cela où elle ne pourra plus faire marche arrière et elle haïra, en face. Elle n'est qu'une enfant. Elle est faible. Elle ne peut rien faire, rien dire qui fasse le poids. Elle est face au mur. Elle déteste être une enfant. Elle se promet qu'elle se vengera quand on la verra comme une vraie personne qui en vaut la peine. Pour l'instant, elle l'aime parce qu'elle n'a pas le choix et elle n'y pense pas. Son cœur ne doit pas mourir maintenant. Elle tomberait définitivement dans le gouffre noir. Elle les aime de tout son cœur pour vivre, par instinct, on verra plus tard.
Heureusement pour lui que pour l'instant elle est trop faible. S'il savait ce qu'elle pourrait cracher, vomir, les horreurs qu'elle a au creux de la bouche, les coups bas qui animent ses poings qu'elle serre de toutes ses forces pour ne pas l'ecraser, le demanteler. Heureusement qu'il ne sait pas combien ce sourire est faux combien ces yeux pourraient lui hurler le massacre rêvé et le dégoût inhumain. Elle garde cela pour plus tard. Et là, il verra. Ils verront tous, les autres, les mêmes. On ne l'oubliera plus. Elle brûlera beaucoup trop haut.