mardi 30 octobre 2018

Tombe le masque de princesse

        Cléo rentre après cette belle soirée.  Pas trop de picole. Pas top de poudre non plus. Non qu’elle n’y touche pas, mais un peu trop même un tout petit peu et tout devient  si chiant !
     Elle marche souple et tranquille dans la rue qui la conduit chez elle. Elle ne se préoccupe d’ailleurs pas de savoir conduire quoi que ce soit. L’asphalte este sous ses pieds.
Les regards ralentissent et se retournent sur elle. Elle aspire les yeux qui l’approchent. Elle est de ceux que chaque jour l’on  redécouvre. L’émotion qu’elle enflamme doit céder, et le plus vite possible. Ou l’être entier prend feu et s’empoussière enfumé. Chacun possède, comme il se doit en ce bas monde, un instinct de survie. La plupart d’entre nous bien heureusement sait s’en saisir sans mode d’emploi en poche comme bouclier impitoyable. C’est face à Cléo une sorte de passage obligé. Elle n’est ni dupe ni idiote. Elle perçoit parfaitement l’effet crématoire qu’elle produit. Elle n’en fabrique une arme que si nécessaire. Plutôt, en général au jour le jour, un masque très facile.
       Comment a-t-elle attrapé ce virus ? Ce comment est si complexe que plusieurs tomes ne suffiraient. Exagère-je ? Tentez donc sur l’une de ces créatures fantastiques. Et le temps vous filera entre tous vos doigts grand experts.
       Elle, Cléo, les autres, quelle différence si ce n’est la brillance et l’intensité du masque. Ni plus ni moins. Elle n’en fait pas toute une histoire. Beaucoup aimeraient qu’elle en fasse une fabuleuse histoire. Mais la leur la vaut bien.
        Souvent, elle sObserve dans le grand miroir de sa salle de bain. Il devait être grand. Pour la contenir entière. Elle doit se comprendre chaque matin et chaque soir. Une nouvelle dis pour se rappeler son entièreté. Elle-même, aussi bizarre que cela paraisse, ressent un courant du genre de foudroyant. Elle ne sait toujours pas lui donner le bon sens et celui que les autres lui donnent à penser, elle s’y oppose fermement. Trop maigre ! Trop simple ! Trop croyant. Elle n’a toujours pas l’adéquation clairem ce cette sensation.
       Elle est donc devenue cette égérie fantasmatique ! Elle ne peut-on entier sont évidente responsabilité. Sans pour autant la définir. On ne fait jamais un quelconque effet aux autres sans en être intense partie prenante.

       Seule le soir, sans regard ni parole à venir, le masque dont tout le monde rêve qu’il tombe, choit en effet. Mais personne ne rêve ce qui se dévoile là. Elle le sait de longtemps fort longtemps. Elle se garde donc une enraierez fois et se munit de son rasoir, plus neuf que neuf. Deux allez trois jours maximum et la poubelle le reçoit. Un nouveau effilé prend la place vacant, qui en réalité n’est jamais vraie vacante.
Elle tient la lame entre délivrance  préventive et colère enragée. L’un contenant l’autre. Ce sont des sœurs non pas ennemies, bien au contraire. Irréductiblement liées et loyales. Avec la beauté qui l’anime elle, Cléo, elle se déshabille et s’apprête à trancher la chair. La redessiner à son image, sa vraie image. Elle s’assoit fesses nues Suri tendre tapis de bain,un peu poilu. Généreux. Il l’accueille. Elle s’y glisse. Elle profite de quelques secondes de cette douceur qui ensuite se perdra dans la rage orgasmique. Elle ouvre les cuisses. Toujours les cuisses d’abord. La gauche plus accessible. Elle enclenche à merveille le processus.
Cléo trace la première travée, au milieu de son membre. La douleur est somme toute négligeable. Elle descend doucement, presque délicatement le long de l’intérieur duveteux de sa jambe. Le sang ne gicle jamais. Il coule en petit ru, tout humble. La deuxième entaille entamé la ribambelle. Parallèle, des volutes déjà, toujours minutieuse. Troisième, quatrième... Des arabesques se forment au gré de la lame. Insensées. Juste rondes et voluptueuses.
Les jours de grande terreur, les traits se font plus secs et parallèles. Le soulagement est alors immédiat. Nécessairement immédiat.
Chaque jour dessine sa peine.

     Le ventre, l’incontournable. Il est point d’orgue de l’aventure. De petits coups, petits morsures un peu partout, pointilliste. Et toujours in moment une immense balafre qui transverse. Essayer de l’extraire du monde, de lui interdire de sortir de sa minuscule cage que peut-être déjà, il ne mérite pas.
Le coup final n’est pas fatal mais il signe le bas de page du rituel. Elle se place en tailleur sur le tapis-peluche. Elle lui sourit, un peu bêtement. C’est important. Elle le caresse.
Le sang ? Elle en fait son affaire. On croit à bien pire que ce n’est. Chacun voit midi à sa porte.
       Elle respire fort, aussi fort que tout l’air, les mains englouties dans le tapis. Plus aussi doux, déjà, que tout à l’heure. Mais le souvenir nourrit.
        Elle se lève d’un bond. Fort et déterminé. Elle s’appartient, se lave et finit la soirée, on ne peut plus classique. Elle peut sourire sans feindre. Personne ne connaît cela, sauf son tapis-peluche et l’énorme air qu’elle a tout pris.

         Demain sera un jour comme précédent et à venir. Elle sera masquée, fascinante et rayonnante. Et tous l’aimeront de rien.




lundi 29 octobre 2018

Samuel Benchetrit, Reviens - Editions Grasset

Un livre du quotidien et de ses frasques tout aussi banales que déroutantes


      Samuel Benchetrit nous propose une lecture de la banalité, de notre banalité à tous. Un homme qui pourrait être lui, ou n'importe quel autre écrivain en panne d'inspiration, divorcé seul, son fils parti découvrir le monde. Un ex-conjoint, un père normaux. On commence par lire ce roman sans forcément y déceler autre chose que ce quotidien relativement déprimant et sans relief. Le narrateur nous endort avec ses jours gris. 
Puis au fil du récit, cet homme plutôt antipathique revêt bosses et crevasses plus complexes qu'il n'y paraît. Peut-être de cette manière suit-on la connaissance de plus en plus approfondie d'un être apparemment insipide. Agaçant aussi, disons-le. 
      Sous cette première couche du gros oignon que constitue ce personnage bien emmitouflé dans sa déprime et ses malheurs ordinaires, une ironie parfois alambiquée se fait jour. Ce regard aigu sur soi-même qui nous rend toujours ou presque, même si nous ne voulons pas nous l'avouer, un personnage plus agréable. Il a aussi cette tendresse d'un père pour son fils. Chose commune et souvent écrite de nos jours mais qui reste touchante. Il y a surtout cette relation absolument paradoxale avec son ex-femme qu'entretient notre héros. Un attachement nécessaire, pour l'un comme pour l'autre, et non seulement autour de leur fils. Egalement pour chacun d'eux en tant qu'individu. Cet attachement brutal, vif, tranchant, sans filtre donc comique pour qui en est le spectateur. Le narrateur n'est pas sans souligner cet aspect humoristique de l'histoire.
       Peu à peu, le récit devient de plus en plus farfelu, semblant prendre un chemin sans issue. Pourtant c'est bien ce chemin-là inattendu qui mène à des nouveautés qui détournent une vie de l'axe qu'elle suivait jusqu'alors. Il se met à parler à un canard et à lire en public l'œuvre de son pire ennemi. Le farfelu, l'incongru, l'innommable : les voilà tous là et la mayonnaise prend fantastiquement bien. L'on rit et se sent ancré.
      Samuel Benchetrit pose le tableau quelconque d'un homme qui deviendra un petit héros du quotidien. Juste à parvenir à donner vie et sens aux choses qu'il n'aimait plus.
        L'on retient de ce texte la capacité à nous surprendre de Benchetrit. Un récit fluide, aisé, tantôt passif, tantôt sautillant et d'un coup, une sortie sur l'existence, les gens, notre monde. D'autant plus saisissante que parfaitement qu'inopinée. La fin du roman en est une illustration parfaite et à rebours tout ce que vous venez de lire s'ouvre sous de nouvelles lumières.
   

Samuel Benchetrit, Reviens - Editions Grasset - 9782246784029

Antoine Wauters, Pense aux pierres sous tes pas – Editions Verdier

Pas à pas, pierre à pierre, survis et peut-être un jour...


Pense aux pierres sous tes pas : une dystopie tranchante où l'enfance se permet la folie, la seule qui sauve. Nos normes, nos règles volent en éclat et Léo et Marcio, les jumeaux, nous tiennent fort la main pour nous conduire dans ces méandres de malheurs ineffables, émerveillements, renouveau. Ne pensons nous aussi qu'aux pages sous nos yeux, petit à petit.

         Pense aux pierres sous tes pas, une pierre après l'autre, un pas après l'autre. Ne regarde pas plus loin ni plus haut. Ne regarde pas l'horizon. Il a disparu. Ou n'a peut-être jamais été.
C'est suivant ces préceptes que Marcio et Léo vivent dans la ferme misérable de leurs parents. Ils travaillent tous les quatre du matin au soir, sans récompense, sans plaisir et surtout sans amour. Madame regrette sa maternité chaque jour davantage et Monsieur hurle et frappe. Madame ne s'en prive pas du reste. Les jumeaux, à défaut d'être aimés des adultes, s'aiment de toutes leurs forces d'enfant. Ils s'aiment plus que de raison. Mais où est passée la raison ? Ils n'ont qu'eux à aimer et se serrent le plus fort possible pour encore avoir envie de vivre. La misère, la pauvreté, l'épuisement, la dictature, le désespoir partout sauf si l'on regarde juste les pierres sous ses pas et que l'on aime son frère ou sa sœur d'amour fou.
        L'on peut se dire que mettre en scène deux enfants, gémellité à l'appui, toujours un peu fascinante, maltraitance (terme tout à fait inadéquat dans cet univers mais c'est celui qui nous aide nous lecteurs d'ici maintenant à entendre la blessure) des enfants, des adultes, vie sans issue, et l'amour que quelques personnages portent et qui traverse le désespoir , l'on peut dire que tout cela annonce un roman bien pathétique voire peace and love mélodramatique. Bref, un roman baveux de bons sentiments à grands renforts de douleurs. Et pourtant, malgré ce risque que prend Antoine Wauters, risque certain, Pense aux pierres sous tes pas ne tombe jamais dans cet écueil. Jamais. L'écriture est sans blablas, sombre, violente, de cette banale violence qui laisse coi. Le thème est potentiellement doucereux. Le façonnage en est proprement rugueux.
Et à chacun, s'il est honnête, d'y reconnaître la violence, le mal banal de l'existence.

       Dans cet univers dystopique d'abord puis en métamorphose par la suite, de nombreuses problématiques sont abordées. On les entend d'emblée. Elles ne sont pas cachées. L'auteur ne perd pas son énergie à masquer ses intentions. Il est transparent. Et cela n'empêche pas le roman de véritablement en être un, qui nous entraîne avec des personnages qui tournent la tête parfois.
La misère qui engendre la misère, l'anormal-normal catégorie fictives et nécessaires à nos têtes pensantes, l'instinct de survie que nous éprouvons souvent peu de nos jours mais qui se terre là, le monde à l'envers qui pourraient nous pendre au nez. Antoine Wauters nous claque son univers et le fait survivre puis muer devant nos yeux incrédules.

         Un accent sur l'écriture de l'enfance mal-aimée. Pas de bêtises revendicatrices. Mais deux enfants qui rivalisent avec Rémi sans famille et Oliver Twist et pourtant ne nous font jamais pleurer. Leurs tours de passe-passe pour sauver des miettes de plaisir et de joie. L'auteur écrit l’ambiguïté folle des relations et du rapport au monde quand « en tant qu'enfant, vous ne mesurez jamais à quel point votre vie est sinistre. » (p.69) Les yeux sur les pierres et le nez dans le guidon. Un mélange de malheur indéniable et de bonheur véritable se construit au fil des pages sans qu'on puisse en démêler l'écheveau. Mais il n'y a rien à démêler. Cette justesse de l'équivoque. Le flou absolu qui ne se défloute pas mais s'observe et se partage.

         Dans cet indéchiffrable, le narrateur surgit de temps à autre, avec les notes de bas de page pour prédilection, et dénorme aussi notre lecture.
Ce roman effondre notre monde.


Antoine Wauters, Pense aux pierres sous tes pas – Editions Verdier – 9782864329879 - 15

samedi 27 octobre 2018

L'Ane qui rêvait de la ville

Monsieur l’Âne
On lui bat et rebat
Les oreilles,
Dieu sait qu’elles offrent
Place,
De ces collines
Verdoyantes
Fluorescentes même
Parfois.
Tous s’en réjouissent.
Il s'en chausse
Ses noires lunettes.
Riez riez...

Un jour de mauvaise
Souche,
Lunettes crochées,
Il rencontre,
Pas les premiers bien sûr,
On vient chercher
Dans ses collines
Rageantes un
Aaaaah bêtifié
De magnificence.
Il y en a même qui !
S’asseoit pour
Contempler.
Il s’en détourne
Écœuré.
Mais ce jour-là,
Deux petits
Peut-être plus grands que lui
Certes certes
Ne faites pas les nigauds à
Ne pas comprendre
Ce petit-là,
Blondinets
Les beaux yeux clairs
Grand ouverts,
Rigolards,

On sait pas trop pourquoi,
Dans les sabots
Quelque chose d’un peu
Flotaillons.
Ils sont drôles
Et il
Rit rit rit rit
De bon coeur !
Ah ce coeur
Derrière ses
Grandes lunettes.
On en connaît d’autres
N’est-ce-pas ?...
Des maîtres et des voix.
Bref, il en fait tomber le
Masque
Et accourt.
Ne s’attaque pas
D’emblée à la femelle
Humaine,
Il sait qu’il y perdra.
Il trotte jusqu’au petit blondinet
Tout à fait à sa taille.
Ils se vont à ravir.
Il le regarde.
Ca y est !
Il a choisi celui-là
Qui
L’emmènera enfin
Loin
Des uniformes
Vallons de nature.
Lui,
Pour sûr,
C’est un âne des cités.
Il rêve
Asphalte et pompimpon.
Lui l’y conduira.
Il se rapproche.
Il se frotte.
C’est ambitieux.
An tout bien tout honneur.
L’autre ouvre des soucoupes
Bleu-vert
Qu’on n’aurait pas soupçonnées.
Les humains sont parfois
Saisissants.
Il se défend un peu.
Ah oui la distance de sécurité.
Monsieur l’Âne s’est
Emballé.
M’enfin quand on trouve son hôte,
Le feu sacré prend aux
Tripes.
Quand même.
Il est le mieux élevé
Possible,
Trotte le plus régulièrement
Possible,
Évidemment aucune ruade,
Pour qui le prenez-vous ?
Son sort est dans les mains
Du gentilhomme
Et de sa belle.
Séduire la belle,
À ne pas négliger quand
Le mâle sera
Ferré.

Nous marchons côte à côte.
Je suis béni des dieux.
Il semble au plus mal.
Je cherche l’harmonie,
Partenaire.
Mène-moi
Au bout de ton monde !
Je suis un Âne des villes,
Pense à La Fontaine,
Il y a de tout pour faire un monde,
Merde alors !

Je tairai la chute
De mon épopée
Embryonnée.
Il gueule un coup
Et je cavale dans l’autre sens
Affolé.
Pas un aventurier
Tout de même.
Et nos chemins se séparent.
Les signes ne trompent
Pas.

Mais qui sait ?
Les grands yeux clairs
Pourraient
Me retrouver.
L’Âne à lunettes fumées.

Alexis Brocas, Un dieu dans la machine – Editions Phébus

Un dieu dans la machine : l'épidémie de l'esprit

Il revient avec panache dans une société qui l'avait mis de côté. Il travaille dans une entreprise dont il doit tout taire. Il aime sa fille à en risquer sa vie encore et encore. Pourquoi ? Pour qui ? Un roman de science-fiction, un roman d'aventure, un roman contemporain. Peut-être ou pas. Alexis Brocas construit un univers où tout se questionne, d'aujourd'hui jusqu'à l'infiniment grand.

      Avec « Un dieu dans la machine », l'on peut s'imaginer tant de choses. Et l'on aura raison d'imaginer ce roman prendre tant de chemins divers. Quel dieu ? Pour qui, où, quand ? Quelle machine ? Que de mots qui résonnent avec ce titre. Et aussi riche que peut être notre élucubration, l'est la narration d'Alexis Brocas.
Pour être tout de même un peu plus précis, voilà un roman proprement d'actualité.
Il s'agit de la machine, la chose qui fonctionne dans sons sens premier et qui se manipule, puis ses pouvoirs qui questionnent la main qui joue, à qui elle appartient. L'homme face à cette machine : face à elle ? avec elle ? contre elle ? L'aimer, la craindre, l'adopter, la défier, autant de questions qu'on ne peut manquer de se poser.
Il s'agit également du rapport que nous entretenons avec le réel. Le nous de tout âge, avec la particularité de l'adolescence qui mêle étroitement réel et fiction ainsi que technologie. Rien de virulent ni de véritablement dénonciateur. Interrogeant avec originalité.
      Il s'agit enfin de la relation d'un père et sa fille Emma, des mouvements de la vie qui les éloignent et les rapprochent successivement. D'un père plutôt absent puis salvateur. D'un homme blasé ou prêt à tout. Des imprévus et des schémas classiques au contraire. D'une vie qui ne se commande pas. Et par là même, de l'inquiétude tenaillante d'un parent pour son enfant. Un peu insensée. Et tout à fait inévitable, aussi rationnel que l'on tente d'être.

       Notre société est moquée. Le jeu de la mort, le spectacle et le secret en permanente concomitance, le spectacle de l'ultime combat, traversent le roman. La gladiature, finalement nommée, est ce qui définit l'ici maintenant. Alors sommes-nous bien toujours ces Romains qui attendent le verdict de leur empereur en nous délectant du spectacle des Jeux ? La réponse est peu équivoque. Le tout n'est pas de juger quiconque, ce que nous sommes, ce qu'ils furent, même si la révolte du narrateur surgit parfois, mais de ne pas non plus préjuger de notre grandeur.
     La folie des grandeurs qui nous poursuit, que nous poursuivons et qui est bel et bien la plus grande des folies. Thème on ne peut plus classique. Évidemment. De fait, toujours aussi actuelle.

     Il semble important d'évoquer plus spécifiquement la forme de ce roman. L'auteur prend le temps d'établir son univers. Un monde dont les limites avec le nôtre, soi-disant réel sont floues. Il s'efforce tout en douceur de bâtir ce monde qui prend temps et espace, s'étale et finit par nous devenir familier. Même si le héros, sa fille, son ex-femme qui nous parlent demeurent étrangement lointains. Le mystère est distillée tout en finesse. Pas de livre à suspens. On ne sursaute pas. On ne s'impatiente pas. On ne veut pas absolument savoir la suite. Mais un plomb saute dans notre tête de lecteur et une béance se rouvre. Et après ? Pourquoi donc ? C'est dans une compréhension lente, a contrario de la vitesse grand V de notre quotidien, et profonde que nous plonge Un dieu dans la machine.
     Quand l'action s'accélère, le temps et l'espace nous échappe d'autant plus. A nous lecteurs d'accepter de voir les choses nous échapper explicitement. Cachet de La Poste à l'appui.
      Alexis Brocas est hors du commun, au sens premier du terme. La narration est plus forte que les personnages. Le style est plus vivant qu'Emma et ses parents. Non qu'ils ne soient bien campés et attachants. Non, ça n'est pas cela. C'est que les vrais personnages ne sont peut-être pas ceux qu'on croit. Les humains qui peuplent son roman sont des outils de sa machine à lui. En est-il le dieu ? Pas davantage que le lecteur puisque sans lecture ici maintenant, ce roman n'existe pas dans toutes ses dimensions.
Et surtout, attardez-vous sur le style de l'écriture. Corrosif. Comique. Pudique. Tout le monde se cache et tout le monde est clair pourtant. Le style très personnel de l'auteur se jongle derrière ses mots pimentés et saugrenus. Faussement masqué et d'autant plus séduisant.
I      Il est ardu de mettre en mots une subtilité sans en faire une lourdeur. Je cesserai donc là. Lisez et vous entendrez ; l'entrechoc des images, les mots qui s'accrochent à la plus précise des prises du mur qui se dresse et les équilibres adroits qui penchent et dépenchent.


Alexis Brocas, Un dieu dans la machine – Editions Phébus – 9782752911698 - 17



dimanche 21 octobre 2018

L'ultime duel

      Elle la voit là dans son lit, pas vraiment inerte et vraiment vulnérable. Elle regarde ce corps qui a été si fier. Il n'est là plus le meilleur. Il n'est mieux que personne. Elle voit avec jouissance le mythe s'effondrer et elle s'avance vers le lit, sourire aux lèvres. 
La mère sourit en retour. Avenante. Avenante… 
Elle a poussé tiré loin d'elle contre elle ses enfants comme elle l'entendait. A son bon vouloir. Juste le sien, grand, son immense et sacro-saint bon vouloir. Egoïste, suprême, cheffe incontournable de.., elle a pris, elle a jeté les yeux comme des… , non comme ses objets périssables, remplaçables. 
Aujourd'hui, elle n'est plus en mesure de, elle doit sourire à ses visiteurs.
Elle sa fille n'est pas venue pour bavarder ni pour doucement bercer la mourante. Elle est venue pur admirer. Le spectacle inédit de sa mère déconfite. Elle s'amarre au pied du lit d'hôpital. Ne s'approche pas, surtout, d'une quelconque tête. Elle a les deux mains bien accrochées. Bien mises. Bien sages. Menteuses. Et elle sourit d'aise. L'autre s'y méprend encore. En fait, la fille se fiche de ce qui lui revient du miroir qu'on lui tend. Elle n'est plus qu'elle. 
Pour la première incroyable fois, elle n'est que ce qui grouille en elle. Elle comprend sans doute mieux que jamais ce tas d'os informe. Ici. Là. Elle est parfaitement immobile. Parfaite. Elève modèle jusqu'au bout. Tout dépend du bout. Elle ne fait rien de mieux que cela. L'élève modèle se forge son déguisement, sans le savoir et malgré lui. Pourtant c'est sans doute ce déguisement-là qui la servira le mieux. Derrière son apparence d'inoffensive crétinerie, elle rit de plaisir face à cette maîtresse cannibale. L'autre n'y voit que du feu : elle ne s'est jamais cachée de rien. Fière, fière et fière. Dame de fer en putréfaction, Mon Dieu, quelle déchéance !
La fille sourit car bientôt, elle n'aura plus de mère. Ce qui se dit tel.  Qui est écrit. Officiel. Elle sera libre. Encore plus libre. La grande folle de sa vie aura cessé de respirer. 
Elle restera imperturbable. De marbre. Souvent, elle n'est qu'un automate et cela la surprend. Alors, elle se laisse animer quelques minutes parce qu'au fond tout ça ne lui est pas égal. Rien ne lui est égal, à la sage et impassible petite écolière crétine. 
Là réside tout le problème. Et mieux vaut le marbre que le feu. 
Mais aujourd'hui, pourquoi continuer d'avancer masquée ? La folle moribonde n'en pipera mot. La force de l'habitude. Sans aucun doute. Mais elle, tout de même, elle cherche quand même quelques mots qui suffiront à tout briser : la grâce, le calme, la folie. Elle ne s'en cache pas et ne s'en est vraiment cacher : elle la brisera. Elle attendait son heure. La voilà qui gongue.
Son sourire s'épanouit sur son doux visage et apparaissent ces canines vampiriques insensées que personne n'a jamais réussi à intégrer au tableau. Aujourd'hui, elles luisent de mille feux. 
Bien sûr, elles sont toujours là. 
Bien sûr, pas davantage aujourd'hui qu'hier. Sauf que les voilà qui ne s'invisibilisent plus. 
Les chiens ne font pas des chats. 
Elles jouent les stars. Le podium s'offre à elles, les laissées-pour-compte. Voilà qu'elles peuvent s'exhiber, pointer et menacer comme elles en ont toujours rêvé. 
Elle sourit de toutes ses dents et la mère se sidère comme une proie qui enfin saisit. Son visage sans failles se fige. La petite fille sage sera la dernière. 
Les mains toujours rigoureuses sur la barre du lit, elle sourit. Et plus elle fend sa face de sa joie inédite, plus l'autre s'étrécit. Pour n'être plus qu'une fente. Stupide. Inutile. Toute sa vie, elle a attendu cette chute cette aspiration, de l'intérieur.
Peu à peu, la vieille se ride encore davantage. Ses joues se creusent jusqu'à l'os. Ses yeux s'enfoncent dans les orbites squelettiques. Elle doit faire vite avant que le cœur ne s'enroule en hérisson, truffe au fond des abymes. Irrespirante.
"Crève que je vive, Folcoche."
Les yeux toujours plus profonds ont un dernier sursaut, un sursaut bouffon qui voudrait répliquer. Mais le cœur-hérisson est en marche. La peau colle au corps qui n'en est plus un. La carcasse surgit de toutes parts.
Elle ne bouge pas d'un pauvre pouce. Elle la voit mourir enfin. 
Tout mouvement cesse. Elle détache ses mains et range ses belles dents sanguinaires. Elle sort de la chambre. Elle croise une infirmière : "un décès chambre 666."Et sans s'arrêter repart plus sereine que jamais.

Dans la rue, elle sourit aux larmes, pleine de deux flamboyantes canines.







vendredi 12 octobre 2018

Christopher Bouix, La théorie de l'iceberg – Editions Gallimard Jeunesse

La théorie de l'iceberg ou l'adolescence vivante

Des personnages attachants, drôles et tendres, ou pas..., nous entraînent dans leurs rencontres, leurs découvertes, leurs amours perdues et retrouvées. L'adolescence c'est aussi ça : se battre coûte que coûte pour trouver un sens et y plonger jusqu'à la plus grande profondeur de l'iceberg que l'on est chacun.

      La théorie de l'iceberg n'a rien d'une théorie. Quoi que... Mais du moins pas d'emblée et il vous faudra lire ce roman jeunesse pour en connaître le fin mot. C'est l'histoire de N-n-n-oé, mal dans sa peau, solitaire, et bègue suite à un traumatisme. Et pour couronner c'est sa passion même, le surf, qui est la cause de ce traumatisme. Trahi par ce qu'il aimait le plus au monde. Privé de son plus grand plaisir.
La vie s'est arrêtée là.
Un heurt, propre et figuré, un choc et les rouages cessent de tourner. Noé se retire du monde. Il regarde le temps passer. Mais finalement, cet arrêt sur image ne serait-il pas une de ces fameuses épreuves qui font grandir ? Les adultes n'arrêtent pas d'en parler comme de choses évidentes, le psy aussi, bien entendu. « Mais oui c'est ça bien sûr ! » Sauf que les vieux auraient peut-être un peu raison...

     Dans ce roman, le récit tourne en triangle avec trois personnages qui tirent les ficelles. Noé notre héros silencieux et apparemment immobile, M. Herrera, vieux bonhomme acariâtre et la pétillante Lorraine. Atypiques, entre fantasques et fantastiques, M. Herrera et la jeune fille s'entrechoquent chacun avec Noé comme deux sphères qui se nourrissent l'une l'autre et repartent ensuite pour leur trajectoire.
Christopher Bouix fait l'éloge de la rencontre. Il s'avère au fond qu'il n'est pas toujours nécessaire de plus de quelques semaines pour rencontrer quelqu'un et se rencontrer soi-même à travers lui. Comme la comète Feuerstein qui traverse le ciel quelques secondes et tient Lorraine en haleine, et peut-être en vie, en tout cas dans l'envie.
Ce livre narre également ce que veut dire rebondir, « se cogner au monde » à nouveau et encore pour se construire, parce que sans ça, on en crève. Noé est un personnage attachant qui, en plein désamour de tout, reprend vie, d'abord parce qu'il se bat sous ses airs impassibles. Il se saisit des occasions, toutes celles qui passent ou presque, avec une vraie énergie vitale que lui-même ignorait. La théorie de l'iceberg parle de ce dont on est capable sans même s'en douter un instant.

     Bien entendu, des adolescents étant les héros, la question de la place, de l'être au monde est de rigueur. Rien de très inattendu. Passage obligé. Mais là encore, pas de théorie, pas de leçons, pas d'insupportables et parfaitement inutiles « Il faut y'a qu'à ». Avec finesse, on s'aperçoit que l'auteur construit sur un ton innocent et faussement naïf un parcours initiatique. Noé part à la quête du sens. Par nécessité alors on ne se dit pas qu'il part trouver le monde. On se dit qu'il traîne sa vie. Et puis, d'un coup il traîne moins, et encore moins. Il grandit. Fait des deuils, des découvertes. Des premières fois. Il est adolescent en somme.

      Avec finesse et tendresse, sans jamais être ridicule, car veille ce regard acéré de l'adolescent qui voit le ridicule et la honte à peu près partout, La théorie de l'iceberg narre le devenir à 15 ans. Sans émotion capiteuse ni flagellation excessive, du doigté et une justesse du point de vue adolescent. Et une adolescence vivante et prête à. La théorie de l'iceberg conte la quête du sens, de son propre sens, et la résout avec tendresse et douceur, ce qui manque souvent cruellement à l'adolescence et surtout aux livres qui parlent d'elle.


Christopher Bouix, La théorie de l'iceberg – Editions Gallimard Jeunesse – 9782075107235

jeudi 11 octobre 2018

Quand chute l'ami cher

Quand sous tes yeux,
Pupilles en grand,
Un cher
Chute,
Pas le gentil
Zouip le pingouin de l’avant,
Réflexe du plongeon à la
Rescousse.
Non non non non !
La chute
Qui sombre
S’ouvre
Ténébreuse,
La chute
Pas plus bas que le sol dites-vous ?
Si !
Fa mi ré do
Requiem majeur.
La chute
Et le cher
Tremble
En tous sens
Spasmique
Asphyxique,
Etre
De moins en moins.
Il se tortille à
Terre,
Ver amputé,
S’effaçant toujours
Plus
Mietteux
Effrité.

Tu t’approches
Et tu ne peux que,
Bon agent de l’amitié
Nationale,
Constater les blessures,
Les coups portés
Répétés
Acharnés
Enfoncés
Comme les yeux jusqu’au
Fond des
Orbites,
La peau déchirée,
La chair à vif,
La viande visible,
Condamnées à la lutte en
Survie.
Tu regardes
Tu écoutes.
Tu voudrais tuer
Le fou qui
Crève à petit feu.
Tu voudrais
L’enterrer vivant
À voir
Le cher
En miettes.
Tu ne fais qu’entendre
Regarder droit,
Par loyauté
Parce que tu te dois

D’être un Humain
Digne de sa majuscule,
Par coeur
Aussi,
Parce qu’on blesse aux entrailles
Tout en
Splendide impunité
Ce cher qui est
Le tien.
Tu le regardes,
Tu t’accroupis,
Tu deviens aussi ver
A terre,
Tu te salis,
Mais toi,
Tu ne t’émiettes
Pas.
Tu restes
Entier et dense,
Plus que jamais,
Pour bercer
L’âme
Qui s’amenuise.

Vous êtes
Toi et ton cher
Dans la chute
Ténébreuse,
Ensemble là au moins.
Le creveur
Passe et repasse,
Il ne fauche pas,
Ne guillotine rien.
Le creveur
Mijote son
Plat,
Du haut de son
Estrade
Polichinelle.
Et tu n’es pas là
Pour le voir
Et planter.

Un jour,
réapparaît
le tout-petit,
aux yeux soucoupe
Et aussi puissante que
La tendresse
Se déclenche
Et essaye,
La haine du creveur
Te gagne.
Ton cher
Jusqu’alors
Sans un pli,
Au carré,
Et
Prudent,
Presque toujours
Masqué,
Jusqu’à en rire
D’ailleurs,
Ne peut que
Laisser
Resurgir
L’enfant
Qui reste.

Tu encaisses la
Violence.
La chute,
Noir profond,
C’est ton monde.
La mécanique t'en est
Intime.
Mais l’enfant qui
Surgit
Est toujours
Un tonnerre.
L’avant n’est plus
L’après.
La rupture
Signe
Saigne
Scelle.
Tu restes toujours
Entier et dense
Plus que jamais,
Pour lui
Qui se tord de
Douleur.
Ce n’est que ton
Devoir.
Il s’impose sans
Questions.
Si peu de choses s’imposent ainsi...
Quand les yeux
Virent
Marmot
Sa voix,
Ses mots,
Tu le reconnais
Sans jamais
Pourtant,
Avant
Rencontré.
Ces yeux-ci
Sans armes,
Nus,
Confiants,
Pourtant rétifs à se
Livrer,
Pourtant putain !
Tu leur souris
Et tu encaisses,
Sans un tressaillement,
Sans un cil batteur.
Ils attendent un
Toujours.
Ils n’ont plus
Rien à eux.
On leur a tout
Volé.

Le creveur finit par
S’éloigner,
Tentaculaire
Mijoteur.
Et
En silence
Chacun sait
Que le tonnerre
A déchiré
L’avant et désormais.
Nul besoin d’aucun
Verbe.
Dire serait presque
Trahir
Le pacte d’humanité.

samedi 6 octobre 2018

Mick Kitson, Manuel de survie à l'usage des jeunes filles – Editions Métailié

Quand survivre en milieu hostile est une renaissance

Mick Kitson écrit droit dans les yeux. La misère, la violence, l'extrême de l'enfance au bord du gouffre. Et, pas de pleurs dans les chaumières. La survie de l'intérieur où les larmes n'ont plus cours depuis longtemps.

         Tout l'enjeu est de survivre. Non survivre à une épreuve que l'on dit nomme aisément. Il s'agit là pour Sal et Peppa, respectivement dix et treize ans de survivre au sens strict. Elles doivent couper du bois, correctement, faire du feu, sans fumée, se cacher, toujours. Un récit pragmatique sur les préoccupations du survivant en pleine nature écossaise, au début de l'hiver lance donc ce Manuel de survie à l'usage des jeunes filles. On se dit que le titre ne nous a pas menti et qu'en effet, l'on se trouve bien au cœur d'un manuel, avec des règles à suivre et une rationalité à ne pas perdre malgré les épreuves :« Survivre se résume en grande partie à prévoir, prendre le temps de réfléchir, prévoir [...] » (p.101). Une aventure qui ne prend jamais l'aspect d'une expédition émerveillée malgré la bonne humeur de Peppa. Il s'agit de survie, ne l'oublions pas. Mais voilà tout de même, un peu indécemment, pour le lecteur l'occasion de découvrir la nature écossaise dans sa rudesse parfois magique et un monde de sensations s'ouvrent à qui le veut bien.
        Peu à peu quelques éléments de la vie d'avant, avec m'man et Robert nous parviennent. Puis de plus en plus. Mais Sal est pudique et est une guerrière. Elle pense à la survie. Quand sa tête désobéissante, pas toujours aussi rationnelle que prévu, ne l'oblige pas à s'inquiéter pour m'man. Mais les souvenirs reviennent tenaces. Ceux de cette vie répugnante de solitude et de misère. Une m'man qui... mais lisez-le donc et vous saurez de quoi il en retourne. Votre cœur lui en sera retourné. Sans aucun doute. Heureusement, elles sont là toutes les deux, Sal et Peppa et se tiennent vives mutuellement. Une magnifique relation sororale se joue ici. Aussi bien dans les souvenirs que dans la survie en pleine forêt, Sal et Peppa s'aiment sans limite et sans jamais se le dire ni ne l'exprimer autrement que par les actes. D'une pudeur poignante, dans cet environnement où l'émotion a peu de place, la grande sœur est un roc qui protège sa cadette contre tout, absolument tout et Peppa croit et dit que Sal sait tout. Elle a dix ans, elle n'a plus l'âge d'y croire. Mais le besoin vital oui. Et elle sait que Sal répondra présente. Elle peut encore rêver à ça. Alors quand elle ne sait pas, Sal ment, pour que Peppa ne cesse de rêver. Et elle porte le monde, en enfant ravagée « immobile comme une pierre », comme elle le dit souvent des autres.
        Il y a toute cette misère mais nous ne sommes pas dans un roman de Dickens. Les belles personnes ne peuvent pas non plus être évitées : Ingrid, ancien médecin, aux allures de sorcière tapie dans les bois, vient construire à ces enfants perdues le cocon, bref mais salvateur, qui leur a manqué. Et adulte et enfants reprennent leur juste place. Une petite parenthèse de paradis ?

       Le récit a le ton de l'enfance, une désinvolture un peu bravache, ponctuée d'angoisses bien sûr, mais aussi le ton de l'habitude de la violence. Après le rire spontané dû à l'effet de décalage, quelque chose d'effrayant surgit. Cette froideur enfantine glace le sang. Et pourtant elle est la clef de la survie.
Les vies s'entremêlent dans le récit. Les récits, du passé, ceux du présent, les vies des unes et des autres, l'Histoire aussi. D'une survie démunie, une richesse se fait jour.


Mick Kitson, Manuel de survie à l'usage des jeunes filles – Editions Métailié – 9791022608008 - 18