lundi 14 février 2011

Un dos : un chef


      J'ai rencontré un dos, un dos pas comme les autres, un dos qui ne faisait pas que se dévoiler malgré lui, un dos qui parlait et regardait. Il n'en était presque plus dos.
      Salle Pleyel, Orchestre de Paris, jeune chef d'orchestre inconnu. Arrivée détendue, chemise noire, pantalon de toile, le strict minimum. Se dégage de lui une tranquillité rassurante. Il n'a pas même levé sa baguette qu'il tient déjà son orchestre, il l'enveloppe. Le plus fascinant reste à venir : son dos ne s'est pas encore réveillé, c'est encore un corps qui ne me regarde pas que je vois.
Il lève les bras, enlace ses musiciens, quelques secondes, il les protège, il est prêt à les guider. Il donne le départ et là le dos se met à me parler. Je ne regarde que lui. Je suis loin, je ne devrais pas bien le percevoir. Mieux, je le sens. Ce n'est pas un dos qui tourne le dos ; c'est un dos qui n'est pas l'envers, c'est un dos qui est aussi un endroit, qui parle son langage et qui a des interlocuteurs, des vrais dont il tient compte. Ce n'est pas un dos qui brise et rompt. C'est un dos qui ouvre. Il nous parle. Certains ne l'entendent pas, il n'a pas la bonne forme pour se faire écouter mais il parle aux liseurs de dos. Il est profondément généreux. Il nous parle à nous, les exclus ? Les élus ? Je n'en sais rien mais c'est à nous qu'il parle et nous nous reconnaissons, enfin quelqu'un qui nous parle en public, quelqu'un qui connaît le langage de dos et qui en fait son métier. Il a voué sa vie à parler, à regarder devant et derrière, à donner autant à ceux qu'il voit avec ses yeux qu'à ceux qu'il ne voit qu'avec son dos. Il a choisi d'être cette fenêtre, ce double miroir qui fait se rencontrer les univers et qui rend le monde magique un moment. Ce corps est comme une frontière, ou plutôt un sas qui ouvre sur les deux mondes, qui les fait s'entendre et se voir, se comprendre et s'émouvoir ensemble. Il pourrait nous oublier, derrière lui. Il pourrait nous ignorer aussi. Il n'a pas fait ce choix. Il est suffisamment fort, suffisamment bon, il a pu opter pour la difficulté et parler deux langues à la fois. Oui, elles s'enrichissent et celle de devant n'en est que meilleure si la langue et le regard de derrière sont vivants. Et alors ? Combien sont ceux qui en font fi ? Je ne peux qu'être fascinée, je tombe éperdument amoureuse, il est parfait. Il y a aussi un ventre, une poitrine, un visage : je ne peux pas les atteindre mais je ne suis pas sûr qu'ils m'en diraient davantage. Je ne les attend pas, je n'ai pas besoin d'eux. Mon dos est là qui s'anime et nous enveloppe de son côté à lui nous aussi.
Ce dos se meut, s'arrête, il prend son envol mais ne nous perd jamais, il redescend souplement ou brusquement, il varie, il s'adapte, il livre tous les indices qu'il détient, il se montre aussi riche que possible. Le don par excellence. Il nous donne tout ce qui peut habiter ses épaules, ses vertèbres, sa colonne vibrante. Il leur donne aussi à eux, devant lui, il leur donne mais avec sa poitrine et son ventre, plus facile, appris peut-être. Le dos, ça ne s'apprend pas : c'est une question de force et de don. Il les possède. Il est un être rare.
Ce que je me demande, une fois redescendue, comment peut-il rester lui, si tranquille, si serein ? Il n'a pas peur, absolument pas peur, il est avec nous tous et il remplit la mission qu'on lui a confiée mais qu'il s'est fixée aussi lui-même. Il ne se croit pas le roi du monde, il ne jouit pas de sa puissance, il se laisse regarder, il prête son corps et son être pour que nous puissions ressentir et aimer cette musique avec laquelle il s'allie. Ils sont là tous les deux, ne pouvant exister l'un sans l'autre. Il le sait lui, il le sait pertinemment et il reste à sa place entre lumière et ombre, porte communicante. On pourrait craindre qu'il se laisse entamer, qu'il soit troué d'ombre et de lumière, métamorphosé en monstre, informe et incompréhensible. Mais non, il est assez fort et assez bon. Et il l'aime trop son amante, sa musique, il est avec elle et elle le fait s'emplir et s'illuminer de toutes parts. Et tout le monde a sa place.

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