samedi 31 mars 2012

La chute

    Elle les regarde parler et rire ensemble. Elle s'efforce de se sentir l'une d'entre eux. Elle y met toute son énergie, elle lutte contre cette détestable force qui la repousse toujours à l'orée du cercle. Elle ne veut pas se laisser reculer, se tapir dans sa grotte, loin d'eux, insaisissable. Elle veut vraiment les rejoindre et éprouver leur présence, s'ouvrir à eux et être comme eux. Elle veut faire partie de leur monde. Elle se répète inlassablement : "je suis comme eux", "je suis comme eux", "je suis comme eux". En vain. Elle n'est pas comme eux et cette contre-phrase l'assaille et s'insinue entre les mots de la première. Elle lutte, elle refuse de se laisser disparaître, une énième fois. Il ne faut pas, elle respire, elle essaye de s'asseoir en elle. Mais elle s'échappe à elle-même.
Et puis, au bout d'un moment, elle sent et sait bien que ce n'est pas aujourd'hui qu'elle se mêlera à leurs rires et qu'elle s'avancera dans la mêlée. Elle est irrésistiblement attirée en arrière, dans son propre et singulier univers, là où personne ne la connaît. Jamais elle ne les mènera jusqu'à elle dans cet endroit-là. Il n'est pas pour eux. Il n'est pas humain, elle doit le garder secret et ne surtout pas donner même un quelconque indice de son existence. Elle serait à jamais bannie, apatride. Elle l'est déjà en vérité. Se l'avouer signifie abandonner et tomber pour de bon mais parfois, cette vérité se dresse devant elle sans pitié, narquoise et fière d'avoir enfin pris le dessus et elle est contrainte de se soumettre à elle. Comme une méprisable esclave, une bête que l'idée de dignité n'effleure plus et qui n'a plus le choix que d'être faible et lâche. C'est bien ce qui lui arrive là, maintenant, avec eux qui ne se doutent de rien. Elle baisse les armes et se retire. Elle est prise et conquise ; participer à leur vie n'est plus qu'une stupide illusion qui la fait elle-même rire amèrement. Une fois encore, elle est dominée, elle est écrasée. Voilà son monde, voilà ce qu'elle ne peut évidemment pas leur laisser voir ou deviner. La misère humaine, la décadence absurde et révoltante, la plus répugnante des lâchetés. Elle n'a d'humain que l'apparence, que ce que le regard des autres lui prête pour ne pas faire face aux coulisses du spectacle.
Maintenant, elle est définitivement sortie du cercle. Elle sourit faussement, les écoute de loin, en prenant l'air très attentive. Ils n'ont pas entendu sa chute. Elle sait tomber sans bruit. Elle a appris. Le silence vaut toujours mieux. Se taire, ne pas crier, ne rien heurter. S'effondrer le sourire aux lèvres. C'est ridicule à dire et elle a honte de se cacher ainsi. Et pourtant elle sait combien elle les les protège, elle et eux. Elle est la seule à faire ça. Elle n'est pas comme eux.

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